L’écriture de Beast est née de deux éléments : l’envie de mettre en scène un personnage de chanteur et la vision d’un reportage sur le véhicule présidentiel de Barack Obama, une Cadillac blindée et suréquipée dénommée, pour cette raison, « The Beast ». Ces deux points ont fini par trouver une forme plus nette à travers un récit articulé autour d’un président véhiculé de show en show, ou meeting en meeting, qui use de sa voix, d’images, de déhanchements aussi, pour frapper les cœurs et crânes de ses auditeurs. Le livre ne suit pas une carrière politique mais...
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L’écriture de Beast est née de deux éléments : l’envie de mettre en scène un personnage de chanteur et la vision d’un reportage sur le véhicule présidentiel de Barack Obama, une Cadillac blindée et suréquipée dénommée, pour cette raison, « The Beast ». Ces deux points ont fini par trouver une forme plus nette à travers un récit articulé autour d’un président véhiculé de show en show, ou meeting en meeting, qui use de sa voix, d’images, de déhanchements aussi, pour frapper les cœurs et crânes de ses auditeurs. Le livre ne suit pas une carrière politique mais l’épuisement du corps réduit au spectacle et aux effets qu’ils produisent sur les sondages, les statistiques. Le seul corps qui ne finit pas brisé ou épuisé dans cette fiction est celui de la voiture. Cette dernière devient non pas humaine – Beast souhaiterait éviter l’anthropomorphisme – mais plutôt un automate : elle se conduit seule, suit ses propres programmes, le cuir de ses sièges produit l’impression d’une peau synthétique. Les autres personnages du récit se situent également sur des lignes de fuite non humaines : le président et la première dame apparaissent comme des robots déréglés, les hommes de main du président répondent à des surnoms animaux et portent des masques, les services secrets sont quant à eux du côté de la mutation.
Beast joue à reproduire en littérature les effets spéciaux d’un film d’action en accentuant le rôle du véhicule, les gestes et les situations critiques ou de crise dans lesquelles la psychologie, les affects des personnages n’ont pas le temps de se développer. La déroute de la psychologie et de l’intériorité des personnages poursuit la ligne tracée dans les trois précédents romans d’Elsa Boyer.
Beast reprend aussi les scénarios, récits, ou « narrative » comme disent les Américains, que met en place une présidence pour faire face aux événements et mettre en scène, voire surjouer, son action, ses prises de position. Il s’agit donc de reprendre les techniques du « storytelling » et de les confronter à la fiction.
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Un cortège de figures hybrides affublées de noms d’animaux – coq, rat, cheval et une non moins mystérieuse diva – se partagent les rôles de la fiction d’Elsa Boyer, qui se déplace cette fois sur le terrain politique. La « bête » du titre renvoie autant à la Cadillac présidentielle, « tank d’apparat » où défile un monde filtré, qu’au coq-président qu’elle promène dans le ballet mécanique des meetings. Bête politique dopée à l’adrénaline des résultats, bête de scène et même de foire, tant il se prête à toutes les contorsions du pouvoir pour gagner la faveur de l’opinion, son corps est façonné par l’ambition, ses expressions dessinées pour toucher le public « au cœur, à l’estomac, à la gorge, au cerveau » à travers des discours savamment orchestrés. Une armée de scénaristes-communicants travaille à écrire les mots et les gestes de cette chair à fiction, imagier politique dont il faut coûte que coûte retarder l’effondrement par des subterfuges langagiers et cosmétiques : on maquille la réalité et le président, jusqu’à lui substituer une doublure, une image pour une autre image.
A rebours des contes de faits échafaudés par des professionnels du storytelling, le centre du récit ne cesse de se déplacer au profit d’un écheveau de situations irrésolues. Des basses-cours des trafics aux hautes sphères du pouvoir, la topographie élastique nous entraîne dans les méandres des descriptions hyper et macroscopiques du corps politique pris dans un processus d’épuisement. La littérature se saisit d’effets proprement cinématographiques pour attaquer les scènes sous tous les angles et sonder les multiples dimensions visibles des personnages, mais aussi glisser sous les os, naviguer entre les cellules et ainsi faire saillir des espaces visuels et sonores qui nous semblaient alors inconnus.
Anne Marquez, Artpress n°425, septembre 2015
Règne animal
Entre fable et mythe du Léviathan, le quatrième roman d’Elsa Boyer s’impose par son style : la politique spectacle y est dépeinte comme un tableau baroque.
Un coq, un rat, un cheval se retrouvent en secret dans une pièce. Ils y complotent un coup d’Etat. Personne ne doit savoir qu’ils se connaissaient. Chacun doit tenir son rôle. Le coq deviendra le président : jouant de son corps fier et orgueilleux, il se donne à la foule en délire comme une rock «reprend en main les trafics ». Il deal. Le rat fait le sale boulot dans les égouts. Il détourne l’attention. Et puis il y a la première dame, « la diva que réclamait le président », par laquelle tout partira en vrille. On retrouve dans Beast ce qui séduisait dans les rois livres précédents d’Elsa Boyer. D’abord cette façon de traiter des sujets ambitieux par le biais de la fable, politique donc : un bestiaire qui rappelle autant La Ferme des animaux de George Orwell qu’Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche ? Ensuite ces personnages posés comme des archétypes, qui ne pourront sortir de leur rôle que pour se transformer en monstres. Elsa Boyer décrit admirablement la façon dont les corps se détraquent, machines délirantes en surrégime. Les soubresauts du corps présidentiel font penser aux évêques qui hurlent de Francis Bacon, le récit se transformant alors en tableau baroque, magnifique. Cette bête aussi tient du Léviathan, monstre du chaos primitif de la mythologie phénicienne devenu avec Thomas Hobbes une métaphore de l’Etat.
Enfin, cette écriture, poétique : l’auteur se permet toutes les digressions et observations qu’elle juge utiles. Elle sait travailler ses obsessions au corps à corps, y revenir inlassablement sans perdre pour autant le lecteur en chemin, tant le tout est maîtrisé, avec ce tempo haletant comme un bon thriller politique. Chacun y verra ce qu’il voudra : la diva et son coq rappellent le couple Bruni-Sarkozy, la scène de l’attentat dans la voiture présidentielle évoque l’assassinat de JFK. Là n’est pas l’essentiel. Comme dans toute fable, c’est moins la lune que le doigt qui la pointe qu’il faut regarder.
Y.P pour Les Inrockuptibles, 27 mai 2015.