— Paul Otchakovsky-Laurens

Comme Ulysse

Mention Spéciale prix Wepler-Fondation La Poste 2015

Lise Charles

De 1953 à sa mort en 1978, le peintre Norman Rockwell vit à Stockbridge, une petite ville du Massachusetts. Il y fait notamment de nombreuses couvertures pour le Saturday Evening Post, parfois en prenant des habitants de la ville pour modèles. À en croire l’histoire racontée dans ce roman, vers la fin de sa vie il peint Rebecca, une fillette de Stockbridge.
Une fois adulte, Rebecca épouse un autre peintre, Peter Milton, avec qui elle a deux enfants, Tom et Hannah. Tandis que Rebecca rêve de devenir écrivain mais n’arrive visiblement à rien, Peter devient progressivement un grand artiste. Il propose un jour à une jeune Française, rencontrée dans le Vermont, de venir vivre dans sa...

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La presse

Entretien avec Lise Charles


L’enfance de l’art


Ancienne élève de l’ENS, agrégée de lettres classiques, Lise Charles a 28 ans mais l’air bien plus jeune encore. Tout en enseignant à Paris IV, elle prépare une thèse sur les techniques d’anticipation dans la littérature des XVIIe et XVIIIe siècles - autrement dit sur les procédés de suspense, et sur la question de la confiance que l’on peut - ou non - accorder au narrateur. Une savante malice que l’on retrouve au coeur de son roman Comme Ulysse : l’histoire d’une petite française perdue aux États-Unis, qui devient muse et baby-sitter dans une famille d’artistes. Ou bien l’histoire d’une adolescente qui s’ennuie tellement qu’elle ment tout le temps et qui, à force de mentir, écrit un roman... Faussement foutraque et vraiment virtuose, une inconsolable badinerie sur la fin de l’enfance.

Comme Ulysse doit donner du fil à retordre aux libraires... Pas facile à présenter, et encore plus à résumer !
C’est vrai qu’il n’y a pas de mot-clé... Le premier titre, c’était Modèles américains. La figure du double est très importante pour moi. Il y a trois univers dans le livre : l’univers français, qui est celui du souvenir, l’américain où se passe l’intrigue, et puis l’univers du rêve. Dans chacun, reviennent les mêmes personnages (la mère, l’enfant, la relation frère-soeur, etc.), à chaque fois de manière un peu plus structurée. Au début, c’est erratique, puis ça s’organise de plus en plus en une intrigue et en des personnages classiques, jusqu’au conte... C’est une réflexion sur la création, qui oblige à simplifier, à procéder par types, à figer le réel. Pour moi, c’est l’apprentissage du métier d’écrivain.

Le livre se place sous le signe de Norman Rockwell, un peintre méprisé et irrésistiblement « mignon ».
J’aime bien qu’on ne sache pas quoi en penser. C’est un publicitaire, pas vraiment un artiste et pourtant un artiste quand même. Je ne suis pas une fan mais c’est un peintre de l’enfance, ça me touche beaucoup.... Dans La Cattiva, je faisais référence aux Préraphaélites, qui ont cette même ambiguïté, c’est presque du mauvais goût et pourtant cela touche. Ils ont aussi, comme Rockwell, une dimension narrative et photographique. Mais dans Comme Ulysse, le modèle pictural plus profond, c’est plutôt John Sargent.

La presse a beaucoup cité Nabokov, Edith Warthon et Virginia Woolf comme références. Vous êtes d’accord ?
Oui ! Ils étaient constamment présents. J’ai lu Ada juste avant d’écrire ce livre, ça m’a éblouie même si je n’ai pas tout compris. J’aimais beaucoup les descriptions des corps des enfants, de leurs jeux, d’Ada en train de dessiner. Lolita c’est plus ambigu, j’aime beaucoup le poème de Poe Annabel Lee qui a valeur de scène primitive pour le narrateur. Dans Lolita, Lou ressemblerait plutôt au narrateur, puisqu’elle aussi a des souvenirs primitifs de ses amours sur la plage...
Et Virginia Woolf, évidemment c’est un modèle. Tous les souvenirs de Rebecca, la mère des enfants, sont tirés de la vie de Virginia Woolf, son lieu de naissance, la mort de sa mère... On peut se demander si c’est l’héroïne Lou qui invente le personnage de Rebecca à partir de ses lectures de Woolf, ou si c’est Rebecca qui est folle parce qu’elle s’identifie à Woolf. De même que pour le journal intime de Peter, j’ai recopié le journal de Norman Rockwell... Mais ce n’est pas un livre à clé pour les happy few. Je ne me souviens pas moi-même de toutes ces références, et beaucoup sont insaisissables, mais je pense que ça forme une architecture souterraine, une unité, une continuité qui se sent à la lecture.

Avez-vous fait vous-même les dessins ?
Oui, au début je n’osais pas, je ne me sentais pas légitime. Finalement je suis contente de les avoir mis. D’abord cela rappelle les livres pour enfants et puis je trouve dommage qu’on ne fasse plus de livres illustrés. Traditionnellement, il y avait des gravures dans les livres, j’aime beaucoup ça. C’est un agrément de lecture considérable ! Cela correspond aussi à la psychologie du personnage, comme avec l’anglais : quand elle ne sait plus parler français, elle parle anglais, et quand elle ne sait plus parler ni français ni anglais, elle dessine.

Pour Lou, vous avez inventé un style singulier, qui mêle le français et l’anglais, à la fois oral et maîtrisé...
Je ne cherchais pas à imiter un langage oral, je voulais créer un langage à elle, avec un travail rythmique. Mon idée, c’était un personnage qui a oublié sa langue et dont la langue évolue à mesure qu’elle écrit. Un des derniers dessins représente la tour de Babel. Pour moi, oublier sa langue, c’est quelque chose de terrifiant ! En même temps, quand elle veut, Lou écrit très bien, par exemple quand elle raconte l’histoire du tableau dont est tombé amoureux Edward... On sent bien qu’elle ment.

La question de la crédibilité de Lou se pose presque à chaque page.
C’est fondamental de ne pas savoir si on peut se fier à elle, je trouve ça passionnant comme question. J’ai eu peur qu’elle agace trop. Quand je l’ai relu pour la 20e fois, elle m’insupportait, mais j’espère que pour une première lecture, ça passe ! Il y a partout des indices de ses mensonges, on peut tout remettre en question si on veut. En même temps, l’histoire se tient je crois.

Pendant tout le livre, Lou s’adresse au lecteur en lui disant « tu ». À la dernière page seulement, apparaît un participe passé au féminin qui montre qu’elle s’adresse à une fille - en fait à vous.
Je ne voulais pas que le lecteur masculin se sente exclu et je trouvais ça plus intrigant. Lou est supposée m’avoir donné son livre, et je suis supposée avoir écrit uniquement la quatrième de couverture : c’est un topo éculé, comme dans les romans du XVIIIe siècle, je ne cherche pas du tout à faire quelque chose d’original, au contraire ! Mais c’est un peu comique vu que elle, c’est moi.

C’est un roman très drôle mais aussi terriblement triste avec cette petite fille qui meurt à la fin, sans que l’on sache si elle a vraiment existé.
C’est la fin de l’enfance. C’est un peu Lou qui meurt. Ça aussi, c’est lié à Ada, j’avais été très touchée de la mort de sa petite soeur. C’est aussi comme dans On ne badine pas avec l’amour, dans ces oeuvres dominées par un personnage narcissique, égoïste... à côté d’un personnage secondaire, qui est sacrifié. C’est un schéma d’intrigue classique même si je n’y pensais pas en le faisant...

Est-ce un livre pour adolescents ou bien pour ceux qui ont la nostalgie de l’adolescence ?
Je pense que c’est difficile à lire pour un adolescent, mais j’adorerais ! Le soir du Wepler, j’ai rencontré des lycéens qui avaient l’air intéressés. Il y en a une qui m’a dit : « Madame, j’ai bien aimé, mais j’ai rien compris ! » Je ne suis pas sûre que le thème de la nostalgie les touche. Cela dit, quand j’ai lu Peter Pan enfant, cela me faisait déjà pleurer de penser à mon enfance qui allait partir, alors même que j’étais encore un enfant.


Entretien réalisé par Marguerite Baux



L’exil américain de Lise Charles


Huis clos dans un manoir du Massachusetts. Dans Comme Ulysse, son deuxième roman, l’écrivaine joue du tragique et de la désinvolture.


"Comme Ulysse", la narratrice du roman de Lise Charles entreprend un voyage. A New York, avec sa soeur, qui ne tarde pas à la laisser tomber. On ignore l’âge de l’héroïne, les raisons de son départ, et même son nom. Un apprenti poète rencontré à Central Park l’invente pour elle. "Lou", comme la maîtresse d’Apollinaire. La première chose que le lecteur connaît de Lou, grincheuse et butée, c’est donc son langage : un flot de paroles mal élevées et une ironie sans pitié, loin du lyrisme amoureux de La Cattiva (P.O.L, 2013), premier roman, très remarqué, de l’auteure d’alors 25 ans.
L’ennui et la nostalgie sont palpables dès la première page, mais Lou ne se décide pas à rentrer en France. Sa vie est en contradiction permanente avec son discours peu châtié : elle semble se laisser modeler par les êtres qui l’entourent sans jamais prendre en main sa propre trajectoire. D’abord faire-valoir de sa soeur, elle devient la muse d’un poète puis le modèle d’un peintre. Elle s’installe dans son manoir néovictorien du Massachusetts, engagée comme jeune fille au pair. Commence alors une vie indolente, ponctuée de vagues leçons de français et de siestes dans le jardin. Sous cette apparence de bonheur, un huis clos se referme. La mère, héritière à mi-chemin entre la marâtre de contes de fées et la mère au foyer de série américaine, se rêve en fille spirituelle de Virginia Woolf sans jamais écrire une ligne. Le père, obsédé par sa peinture, répond à coups de haussements d’épaules aux sollicitations du monde extérieur. Lou est amoureuse de lui et envoie des signaux qui restent sans réponse. La petite fille, Hannah, subit en silence la préférence de la mère pour son frère, Tom.


Permanence de l’enfance


Le personnage de Lou gagne en profondeur au contact de ceux qu’elle décrit, comme Hannah, amie des insectes et observatrice des feuilles d’arbre qui incarne la permanence de l’enfance face à des adultes moqueurs et désabusés. Les névroses de toute la maisonnée se réper-cutent sur cette enfant sensible, qui est la seule à pouvoir les formuler, jusqu’à la folie : « Elle ne tenait plus de journal intime. Why ? Je lui ai posé la question. Parce que c’est impossible, elle me disait, il y a trop de choses, je dois tout écrire, il y a plus de choses à écrire que de temps pour vivre. »
Et pourtant, les mots de Lou sont comme en deçà de ce qu’elle observe : « J’ai peur de retranscrire de travers le -discours d’Hannah, que déjà à l’époque j’avais du mal à suivre. Je me demandais si ça valait la peine que je me concentre sur ce qu’elle me disait, ou si elle était vraiment cinglée. » Toute l’inventivité stylistique de Lise Charles se déploie dans cette dissonance entre le tragique de la situation et le récit désinvolte de Lou. Pourtant, le flux ininterrompu de ses pensées révèle peu à peu le don de l’héroïne pour l’observation des êtres. Lou l’admet rarement, mais elle caresse le rêve de devenir écrivain.
Alors que La Cattiva racontait des amours italiennes regorgeant de références à Stendhal, Comme Ulysse explore un autre héritage culturel, où l’érudition de Lise Charles est tout aussi éclatante, celui du monde anglo-saxon. Edith Wharton, Virginia Woolf et Vladimir Nabokov se disputent la paternité de cet exil américain faussement subi, véritablement choisi.
"Comme Ulysse", Lou rentrera chez elle. Mais plus qu’un voyage de retour, le roman de Lise Charles raconte dans le langage virevoltant de son héroïne le rejet du monde des adultes, un syndrome de Peter Pan que Lou finit par embrasser.


Violaine Morin, Le Monde, 27 août 2015



Lou, "comme Ulysse" est lasse


Le récit d’une errance adolescente


Et Lou dit : « J’avais l’impression d’avoir mille ans, j’étais un vieux dieu blasé qui avait déjà tout vu, tout entendu, et la comédie de l’amour ne me plaisait plus, j’en avais pitié. Il y avait un gros nuage gonflé de drague qui flottait juste au-dessus de leurs deux crânes, moi j’avais envie de le percer d’un coup de fourchette ce nuage, bon débarras couchez ensemble sur la table du diner et qu’on n’en parle plus. » Lou, c’est une môme livrée à elle-même dans les rues de New York. Holden Caulfield avec de petits seins. L’adolescence dont personne n’avait rêve et que tout le monde a eue. Une voix solitaire, en transit entre deux âges, un « truc cassé » à I’intérieur. L’esprit grinçant et effronté comme paravent. Une langue nerveuse, mais fluide, dont on adopte sans ciller les soubresauts - flot de pensées qui déborde et suit pourtant son cours. De I’anglais glissé partout in petto, moins pour la frime que pour les étranges démons aux accents intraduisibles. La preuve dans le texte que le magnétophone intime est multipiste, sinon rien.


Lou, c’est cette manière de louvoyer dans la phrase, de se répandre en anecdotes apparemment anodines et de confier son malaise haché menu, I’air faussement détaché, au cas où quelqu’un passerait par là et songerait à recoller. Tout le spectre des sensations et des arrière-pensées plus ou moins inavouables. Le contraire de la pudibonderie et, en même temps, exactement ce qui échapperait aux descriptions crues. L’imaginaire de cet âge, curieux mélange d’une sensibilité encore candide et d’une lucidité deja exacerbée : « Parce qu’il me secouait assez fort, par les épaules, mes seins bougeaient aussi, c’était bizarre, on aurait dit deux petits animaux ronds et tremblotants, je ne les avais jamais vus comme ça, aussi fragiles en un sens. Mais je riais, et je riais, et tout d’un coup j’ai compris que j’avais réussi à le terroriser. » Lou, c’est le récit d’une errance, puis d’une longue halte dans la famille d’un peintre. Beaucoup, beaucoup d’hommes. Une figure paternelle fantomatique, donc I’homme en surnombre et la femme en rivale. Surtout un bobard, gros comme la maison que Lou n’a jamais eue. Ulysse qui ne serait pas parti, aurait tout inventé. Une série de fantasmes, remplis de doubles, aux mécanismes subtils et trompeurs, où les pièces d’un chaos affectif se révèlent. La quête d’une filiation imaginaire. Un tissu de références littéraires. Mais aussi un jeu ironique sur I’érudition et le rapport ambigu de la jeunesse à la figure de I’écrivain (« il y a un poète irlandais qui s’est fait connaître juste pour avoir écrit : a rose is a rose is a rose, ça prouve-t-il pas à quel point les gens sont des tarés ? ») Et Lou, « crois-le ne le crois pas », c’est aussi la nièce d’une romancière de vingt-huit ans qui n’est autre que I’auteur. Une mise en abyme d’un premier dans un second roman. Le même livre toujours renié, toujours réécrit. Le début d’une oeuvre, cette Lou...


Louise de Crisnay, Libération, 10/11 octobre 2015

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Vidéolecture


Lise Charles, Comme Ulysse, Lise Charles lit quelques pages de Comme Ulysse juillet 2015