— Paul Otchakovsky-Laurens

La splendeur dans l’herbe

Patrick Lapeyre

Pour changer de ce culte de la réussite qu’on nous vend partout, Patrick Lapeyre a voulu créer un couple de perdants : un homme et une femme (Homer et Sybil) qui se rencontrent un peu par hasard, après avoir été quittés par leurs conjoints. Ces derniers, qui sont partis vivre ensemble à Chypre, vont devenir l’objet principal de leurs conversations. Car ils ne vont plus cesser de se parler. Jusqu’au moment où va se nouer une étrange relation amoureuse entre eux deux. Relation dont l’accomplissement semble toujours retardé, comme si la conversation avait pris le pas sur tout le reste. Pour traduire le caractère obsessionnel des personnages, Patrick Lapeyre a utilisé une...

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Chine : Sichuan Literature & Art Press | Pays-Bas : Van Gennep | Serbie : Akademska Knjiga

La presse

Un homme et une femme se rencontrent et, sur les ruines de leurs amours passées, naît une idylle décalée et délicate. A l’image de ce roman.



En exergue de son nouveau roman, Patrick Lapeyre a placé quelques vers, en anglais, du poète William Words­worth, que l’on peut traduire ainsi : « Bien que l’éclat autrefois si brillant/soit désormais à jamais hors de ma vue,/bien que rien ne puisse ramener l’heure/de cette splendeur dans l’herbe, de cette gloire dans la fleur ;/n’ayons point d’affliction... » De là vient ce titre énigmatique, La Splendeur dans l’herbe — qui évoquera infailliblement aux cinéphiles le chef-d’oeuvre d’Elia Kazan connu en France comme La Fièvre dans le sang, titre diablement plus rêche, moins mélancolique que ne l’est la version originale, Splendor in the grass. Ce n’est pas là une clé qu’il est nécessaire de détenir pour entrer dans ce roman tout en délicatesse, sans larmes ni haussements de ton, comme tracé à la ligne claire par Patrick Lapeyre. Disons simplement que le désir amoureux, à la fois dissident et contrarié, est au coeur de ces deux oeuvres, tout ensemble motif central et principe actif de la narration.

Le point de vue adopté par Patrick Lapeyre est celui de Homer, quadragénaire à l’allure adolescente et vaguement cocasse, un mètre quatre-vingt-treize de maladresse et d’embarras, dont on fait connaissance alors qu’il se tient au seuil du roman et de chez Sybil. Ces deux-là ne se connaissent pas encore, mais le destin a décidé d’entremêler le cours de leurs deux existences de façon plutôt désobligeante, semble-t-il de prime abord : Emmanuelle, la compagne de Homer, et Giovanni, le mari de Sybil, sont partis vivre leur amour sur une île lointaine de Méditerranée, les abandonnant sur place, Homer à ­Paris, Sybil dans sa maison de Seine-et-Marne. « Quand on est aussi constamment malheureux pendant des années, le plus étonnant après coup, ce n’est pas d’être restés ensemble [...], non, le plus étonnant, c’est d’être sorti vivant d’une telle épreuve », se confie d’emblée le pudique Homer à la bienveillante Sybil. « C’était donc à ce point ! dit-elle, en posant sur lui un regard où l’incrédulité le disputait à la compassion. »

Entre Homer et Sybil — l’un et l’autre personnages profondément décalés, tant ils sont ignorants des réflexes égotistes, pragmatiques ou indélicats de l’individu contemporain —, un lien se noue, dont le désir amoureux est le moteur, dont la conversation et les frôlements restent longtemps les seules modalités, et dont l’évolution est la dynamique majeure du roman. Un mouvement compliqué, qui n’est pas qu’ascendant. Homer et Sybil sont engagés dans des trajectoires intérieures presque inversées, ou fonctionnant selon le principe des vases communicants, lui se délestant peu à peu de son chagrin au contact de l’apaisante jeune femme, dont le détachement vis-à-vis de son ancien compagnon n’est peut-être pas si avéré qu’on (pour mieux dire, Homer) pouvait penser au départ.

Reste qu’ils forment une paire, un duo complice, partageant confidences et silences. Un couple dont l’éclat s’intensifie tandis que s’étiole au loin l’union d’Emma et de Giovanni dont il est issu. Un couple dont les ­indécisions, les scrupules, l’aptitude à l’attente évoquent ceux de l’adolescence, ou de l’amour courtois, et semblent les arguments d’une forme d’insoumission, de douce et secrète rébellion contre l’époque : « C’était l’heure de la splendeur dans l’herbe, où les merles ­venaient prendre leur bain de soleil sur la pelouse. L’heure où l’univers semblait entièrement circonscrit aux limites de ce jardin, à l’intérieur duquel ils ne recevaient jamais personne et formaient tous les deux [...] une sorte de société s­ecrète, parfaitement dissimulés par les arbres et les palissades... »

Entre les épisodes, toujours feutrés, de leur histoire d’amour courtois, ­Patrick Lapeyre intercale d’autres rencontres faites par Homer, et surtout des instants de son enfance et de la vie de sa mère, Ana, véritablement le troisième personnage principal du roman. Ana, décalée elle aussi, ô combien, car fantasque, perméable aux autres jusqu’à en devenir infiniment vulnérable : « Persuadée que l’amitié, l’attention, parfois la compassion, sont les seuls moyens d’augmenter notre petite part d’existence [...] elle a juste envie d’entrer quelques instants dans la vie d’inconnus... Ou, plutôt, se reprend-elle, elle a envie de transporter sa vie à l’intérieur de celle des autres, des inconnus, et de s’y reposer comme après un déménagement. Mais comment pourra-t-elle ­jamais lui expliquer cela ? » Nulle énonciation psychologisante, nulle cheville narrative ne viennent articuler la vie d’Ana, ainsi feuilletée de façon elliptique, aux attitudes de son fils Homer, qui s’autorise trente ans plus tard à se laisser glisser sur les ailes du désir. Ce sont pourtant les errances d’Ana qui, d’indéfinissable façon, donnent au ­roman de Patrick Lapeyre la gravité et la profondeur qui pourraient, sans elles, lui faire défaut. Peut-être parce qu’Ana souffle à Homer, par-delà les années et les échecs, et sans qu’il le sache, les mots manquants du poème de Words­worth : « N’ayons point d’affliction mais cherchons la force dans ce qui reste après. »


Nathalie Crom Télérama n°3441 04/01/2016





La Splendeur dans l’herbe de Patrick Lapeyre : la possibilité d’un couple



LIRE - Un homme et une femme, blessés par leurs histoires précédentes, s’interrogent sur la possibilité d’un nouvel amour. C’est ce que raconte La Splendeur dans l’herbe, de Patrick Lapeyre.



À l’aube de la quarantaine, Homer semble avoir tiré un trait sur sa vie sentimentale, brisée par sa relation chaotique avec Emmanuelle, aussi séduisante qu’instable. Sa rencontre avec Sybil, dont le conjoint s’est enfui à Chypre avec Emmanuelle, et le rituel qui s’établit peu à peu entre eux, nourri de confidences et de retrouvailles complices dans la maison de campagne de la jeune femme, font néanmoins renaître en lui des sensations qu’il pensait évanouies à jamais.

Tous deux marqués par une enfance difficile affectant leur quotidien d’adultes, Homer et Sybil voient dans leurs blessures respectives une consolation et l’assurance de ne pas être jugé par l’autre. Si leur intimité croissante ne laisse bientôt plus place au doute, le geste amoureux est toutefois constamment reporté, freiné dans son élan ou avorté, si bien que la relation s’immobilise, comme hors du temps, jalonnée de moments agréables, mais pas vraiment satisfaisante. D’autant plus que l’"autre couple", à l’origine de leur rencontre et dont quelques échos leur parviennent régulièrement, ne quitte jamais tout à fait leurs conversations, fantômes que l’oubli se refuse d’engloutir…

Aussi obsessionnelle que les personnages mis en scène, la mélopée qui émane de cette histoire d’amour à mille lieues de la verve romantique traditionnelle enveloppe le récit d’une douceur quasi surannée, tant on est loin de la séduction agressive et triomphante affichée un peu partout aujourd’hui. Libérée de l’emprise du temps, la relation se nouant entre ces deux êtres abîmés captive le lecteur par la subtilité de ses détails, qui ne manqueront pas d’évoquer en lui le souvenir d’un parfum, d’une inflexion de voix, de l’"heure de cette splendeur dans l’herbe" où tout est baigné de lumière.



Notes d’espoir et mélancolie



La référence au poème de William Wordsworth ne présume pas de l’issue du roman, à la fois parcouru de notes d’espoir et de mélancolie, mais le place d’emblée sous le signe de la raison et de la retenue. "Nous ne nous affligerons pas"… Incapables de laisser libre cours à leurs sentiments, Homer et Sybil prennent le risque d’un nouvel échec, conscients du danger que leurs fêlures mal cicatrisées leur font courir.

La présence des personnages secondaires renforce par ailleurs l’étau qui se resserre autour d’eux. C’est dans le dialogue, dans le plaisir extatique de la confidence, et dans les silences plus éloquents que les mots, que tout semble se jouer. Parce que Sybil et Homer ne se connaissent que grâce à l’adultère de leur conjoint respectif, parce qu’ils ne peuvent s’empêcher de vivre leur histoire naissante à travers cette trahison, la survie et la présence, même distante, de l’autre couple devient la condition sine qua non de leur tête-à-tête. Roman du réapprentissage, la tension dramatique de La Splendeur dans l’herbe réside dans l’émancipation d’un couple contre la tyrannie du temps, des erreurs, des regrets, et dans la tentative un peu folle d’essayer encore, quitte à se perdre.



Laëtitia Favro, Le Journal du Dimanche, 27 décembre 2015





Le roman a failli avoir pour titre Silenzio. L’une des impressions que l’on garde après la lecture de La Splendeur dans l’herbe a en effet trait à la densité heureuse du silence que Patrick Lapeyre fait exister entre ses protagonistes, Homer et Sybil. Occupés à tomber amoureux après avoir été quittés par leurs compagnons respectifs, ils sont partis vivre ensemble à Chypre. Mais la force de ce silence repose aussi sur celle de leurs conversations. Leurs échanges platoniques sont si doux, si évidents, qu’ils leur font repousser sans cesse le moment de faire l’amour.

On présuppose, dit l’auteur, que le fait de parler est évident. Je pense, moi, qu’il faut s’en étonner, en faire un événement. A travers les dialogues, j’ai voulu montrer à quel point une conversation peut-être merveilleuse, harmonieuse. Les échanges platoniques d’Homer et Sybil sont si doux, si évidents, qu’ils leur font repousser sans cesse le moment de faire l’amour.

Dans ce magnifique roman du désir, d’une infinie délicatesse, Patrick Lapeyre joue autant avec la patience de ses lecteurs qu’avec celle de ses personnages. Non content de décrire la remise au lendemain ou à la semaine suivante du passage à l’acte, il interrompt également sans cesse le récit de cette cour, pour la faire alterner avec l’évocation de l’enfance d’Homer. D’où un effet d’étirement du temps extrêmement réussi, qui fait de La Splendeur dans l’herbe un roman dans lequel on rêverait de rester lové.



Raphaëlle Leyris, Le Monde des livres, 15/01/16




Il peut être bien plus intrigant de prendre le parti des perdants. Ou de ceux considérés comme tels. Il est plus compliqué de choisir un personnage pataud, distrait et ennuyeux pour embarquer dans une histoire d’amour. Il s’appelle Homer Hillman, il est originaire de Suisse alémanique. C’est un géant roux, dégingandé qui se cogne contre les murs, un expert-comptable qui passe sa vie entre trains et hôtels, quand il ne rentre pas seul dans son appartement parisien de la rue Beauregard. Emmanuelle, sa compagne pendant cinq ans, a quitté le domicile conjugal après une dizaine de ruptures fracassantes. Il ne s’en porte pas plus mal. Quand on le découvre dans les premières pages du roman de Patrick Lapeyre, il se rend chez Sybil. Sybil est l’ex-compagne de Giovanni qui est parti avec l’ex d’Homer. Deux perdants se retrouvent face à face par le hasard des circonstances.

Consolation


Le couple de la Splendeur dans l’herbe n’en est d’abord pas un. Tout au plus un rapprochement entre deux cocus. Leurs conjoints les ont trahis pour filer ensemble un autre amour et reconstruisent un nid loin de là, à Nicosie. On le sait car, tout au long du roman, les nouvelles affluent par la sœur de Giovanni, qui espionne pour le compte de Sybil. Ce couple en miroir tient longtemps une place majeure dans leurs discussions. «En général, un amour se substitue à l’autre, en en effaçant progressivement le souvenir, mais dans leur cas tout était différent, vu que leurs rencontres ressuscitaient à chaque fois la présence des deux autres et les condamnaient à passer bon gré mal gré une partie de leur temps avec eux…» Le sort des deux tourtereaux au soleil se cramponne en bruit de fond, mais c’est quand il tourne en fiasco que le leur se cimente.
C’est donc sur l’envers que Patrick Lapeyre a construit son livre. Sur cette face a priori peu glorieuse des laissés-pour-compte, sur les ombres pitoyables d’une flamme passée. Deux échecs amoureux, deux solitudes qui commencent à converser et à communier dans les mêmes silences. Si l’on considère qu’un amour naît entre deux personnes qui se choisissent, qu’en est-il d’un homme et d’une femme amenés à se connaître après la trahison des deux autres ? Dans la vraie vie, on regarderait cette tentative de rapprochement comme une sorte d’amour qui ne pourrait être que de consolation.
Le commerce d’Homer et de Sybil se lit en alternance avec l’histoire d’un autre couple encore, celle des parents d’Homer. Sa mère, Ana, la narratrice, évoque la distance qui s’est creusée avec Arno depuis les émois de la première année. Elle passe des heures à la terrasse des cafés, à aborder des inconnus pour le seul plaisir du récit d’existences qui se déploient devant elle. Seulement le temps d’une conversation, sans jamais aller plus loin. Mais elle en oublie souvent d’aller chercher Homer à l’école. Son mari a fini par la voir comme une irresponsable. «Arno est si violent, si sûr de lui, qu’elle se sent devenir inconsistante.»

Hypnotique


L’échappée dans l’enfance d’Homer se déroule sur une année décisive et certains événements font subtilement écho à son présent. Père austère et intolérant, mère instable et peu sûre d’elle-même éclairent cette faculté d’Homer à ne pas être acteur du présent. A se voir comme un garçon craintif, prudent et insipide. L’antihéros. «En fait, ce qui lui pesait de plus en plus, reprit-il après un silence, c’était de mener une vie qui n’était pas la sienne, une vie étrangère, au bout du compte.»
La relation entre Homer et Sybil tâtonne, prend son temps, s’étire des mois durant. C’est une conversation recommencée à chaque rendez-vous, des gestes retenus, des situations répétitives, comme une musique de clavecin hypnotique. Ils passent de longs moments dans le jardin de sa maison à elle, en Seine-et-Marne, où l’on sent l’odeur de lavande et de pelouse. Certaines scènes pourraient passer pour des tableaux de Renoir : un homme et une femme allongés dans des transats au soleil, somnolant parfois, dans la délicieuse oisiveté de l’instant. Aucun des deux ne tente de casser l’espèce de suspension de la relation, voire s’y complaît. Ils parlent d’une semaine de marche en montagne à deux. C’est la délicieuse possibilité de retenir encore, dans un érotisme de paroles, le moment fatidique où l’on bascule dans la sexualité. «Pour ce qui concernait Homer, qui appréciait moyennement les randonnées pédestres et était en outre sujet au vertige, c’était, tout bien considéré, autant de temps gagné.»
Avant, avec et autour d’eux, les vies conjugales n’ont pas été heureuses. A certains moments, des collègues d’Homer lui racontent des bribes de leur propre histoire. L’un d’eux a tout perdu, sa femme comme sa très jeune maîtresse avec qui la relation demeurait cruellement platonique. «Dans la vie, dit Lang, il y a des élus et des réprouvés… Et moi, je fais partie des réprouvés, camarade.»
Pourtant, chroniqueur de «ces amoureux bizarres», Patrick Lapeyre donne du plaisir à l’attente. Il décrit cette douce extase qui prélude à l’acte, et dans laquelle lui l’écorché vif et elle à la voix douce baignent sans se presser. Le tout illustré par leur façon de marcher l’un à côté de l’autre, par la distance sensible de leurs mains, par leur écoute réciproque. Le titre, la Splendeur dans l’herbe, vient d’un poème de William Wordsworth et évoque l’éclat de la lumière dans l’herbe, moment de silence et de perfection, qui ne dure pas, qui ne dure pas.



Frédérique Roussel, Libération

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Patrick Lapeyre, La splendeur dans l’herbe, Patrick Lapeyre - La Splendeur dans l'herbe - écrire -janvier 2016

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