Ça se passe de nos jours. Lémoni et sa sœur Clotilde perdent leur père et mère simultanément. Ils en sont tristes et héritent du couple de commerçants modestes et banalement républicains. Leur héritage se compose de quelques biens ordinaires et d’une chose qui ne l’est pas : une bibliothèque cachée, très orientée, un « enfer ». C’est une bibliothèque très complète (inachevée) de la pensée et de l’activisme éditorial et journalistique d’extrême droite en France depuis Edouard Drumont jusqu’à Vichy. Cette collection, livrée par les parents sans commentaire, est...
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Ça se passe de nos jours. Lémoni et sa sœur Clotilde perdent leur père et mère simultanément. Ils en sont tristes et héritent du couple de commerçants modestes et banalement républicains. Leur héritage se compose de quelques biens ordinaires et d’une chose qui ne l’est pas : une bibliothèque cachée, très orientée, un « enfer ». C’est une bibliothèque très complète (inachevée) de la pensée et de l’activisme éditorial et journalistique d’extrême droite en France depuis Edouard Drumont jusqu’à Vichy. Cette collection, livrée par les parents sans commentaire, est embarrassante. Les héritiers n’ont aucun indice pour l’expliquer.
C’est le sujet du roman : la façon dont les protagonistes, Clotilde et Lémoni, vont se débrouiller de ce fardeau, tout en « entrant dans la vie » à la faveur du deuil.
Clotilde y entre en femme d’affaires volontaire et fonçeuse qui ne craint pas de prendre des coups. Sa carrière entrepreneuriale est racontée de façon burlesque. Lémoni y entre à reculons, manifestement incapable de s’intéresser le moins du monde au travail, à l’argent, à l’entreprise, à l’action, à la France, à l’Europe, à la réussite. Il observe. La lecture de la bibliothèque dont il a hérité parsème le roman tout au long – car il se sent investi par une sorte de devoir de lecture : s’il ne jette pas son héritage à la décharge ou au feu, alors il doit le boire jusqu’à la lie, ce qui ne veut pas dire en épouser les idées, bien au contraire.
Au cours du roman, on saura tout de ses amours successives, de sa sensibilité forte à la culture allemande, de sa passion soudaine pour une pratique théâtrale puriste et radicale, le théêtre, théorisé et pratiqué par l’artiste dramatique Pierre-Germain Dizerbo, lequel est soutenu dans son travail par Nurinber, un conseiller régional membre du Front national.
On rencontrera aussi, en Amérique du Sud, une autre « bibliothèque brune » qui a été constituée par un très vieil homme (plus de 120 ans) et sa fille, lesquels tenteront de fournir à Lémoni quelques hypothèses sur la signification du geste parental).
C’est un roman linéaire et non oulipien, donné dans le livre même, en deux versions, la version longue (le gigot), au sein de laquelle est glissée la version courte (la souris ? la farce ? la gousse d’ail ? dans une proportion de 1 à 12).
La dernière France, est un roman ample, fourmillant, curieux de tout, un hyper roman, comme dirait Calvino, tant il attrape d’histoires et de formes, tant il est inventif et s’auto-génère constamment.
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Jacques Jouet, le gigot et la gousse d’ail
Un frère et une soeur héritent d’une bibliothèque fort embarrassante. L’oulipien en fait une épopée, qu’il pique d’une goûteuse version courte.
Tout commence par un jeu. « Peux-tu me dire... quels sont, dans le sens des aiguilles d’une montre, à compter du sud, les pays limitrophes de.. par exemple, la Bolivie ? » Lémoni, le personnage central de La Dernière France, est de ceux capables de répondre du tac au tac : l’Argentine, le Chili, le Pérou, le Brésil et le Paraguay. Il est même l’inventeur de ce drôle de jeu de société. Un as de la géographie, alors qu’il n’a jamais quitté l’Hexagone, précise Jacques Jouet dès les premières pages de son roman.
Ne pas travailler
Tout continue par un jeu. Au bout de 430 pages, arrivé aux deux tiers de son récit, l’écrivain insère un curieux intermède : une version courte du roman. La même histoire, mais ramassée en 67 petites pages, et présentée comme un livre en tant que tel, avec sa propre couverture et, au dos, un prix lui aussi rétréci : 15 euros au lieu de 25 ! « J’étais arrivé presque au bout de La Dernière France, qui grossissait, qui grossissait, me demandant si ce n’était pas trop », explique l’auteur. Plutôt que de couper, « je décidai alors de composer une version courte » et de publier les deux textes, l’un dans l’autre, « comme la gousse d’ail dans le gigot ».
Tentons un résumé encore plus succinct que la version courte (et pour un prix cette fois-ci bradé, disons les 2,60 euros du Monde). La Dernière France conte l’histoire d’un frère et d’une soeur, Lémoni et Clotilde, dont les parents meurent et qui découvrent dans la maison de famille une bibliothèque d’extrême droite incroyablement complète : Brasillach, Céline, Drumont, Maurras, Rebatet, presque tous les numéros de Je suis partout, de La Gerbe, etc. Qu’en faire ? Comment se dépatouiller d’un tel héritage auquel rien ne les avait préparés ? Plus de 650 pages sont nécessaires à Lémoni pour se délester de ce fardeau, sans réussir à en élucider l’origine.
Car, même dans sa version raccourcie, La Dernière France n’a rien d’un thriller. Plutôt qu’un détective de choc, l’attachant ¬Lémoni est un contemplatif. Comme le Bartleby de Herman Melville, il « préférerait ne pas ». Ne pas hériter. Ne pas travailler. Ne pas peser sur les autres. Rester dans sa chambre à réfléchir. L’embarrassante « bibliothèque brune » reçue de ses parents le pousse néanmoins à quitter sa coquille et à entamer un long voyage à travers la France et le monde, à la recherche d’une amorce d’explication. A défaut de la trouver, il sort profondément transformé de cette odyssée, au cours de laquelle il rencontre un homme qui veut réinventer le théâtre, une fausse Marocaine, une vraie rexiste, un Argentin aveugle rappelant Borges, etc.
Ni garder ni jeter
Mais, évidemment, c’est la gousse d’ail qui donne son goût au gigot. Autrement dit la surprenante version courte piquée au coeur du récit. Le lecteur commence par s’interroger : en pleine épopée, faut-il mettre la narration en pause et s’infliger ce résumé des chapitres tout justes avalés, ou plutôt sauter directement à la suite ? Flottement. Perplexité. Cet objet incongru place le lecteur dans le même doute, la même gêne que Lémoni et sa soeur face à la bibliothèque nauséabonde qui leur tombe dessus, et qu’ils ne souhaitent ni garder ni jeter. Un peu comme la France d’aujourd’hui face à la littérature nationaliste et antisémite des années 1930-1940, ainsi que le montrent les atermoiements autour de la republication des pamphlets de Céline ou de la commémoration du 150e anniversaire de Charles Maurras...
Allez, lisons-la, cette version courte. Rédigée par l’auteur en s’imposant « de ne rigoureusement pas recourir à la version longue », elle ne constitue en aucun cas le résumé attendu. Le sens est là. Mais on y découvre des dialogues originaux, de nouveaux personnages, et même un « livre dans le livre » inconnu de la version longue... Jacques Jouet n’est pas pour rien membre de l’Oulipo, ce repère de joyeux adeptes de la contrainte en littérature, où il a côtoyé Georges ¬Perec, Jacques Roubaud et bien d’autres.
L’existence de cette version abrégée modifie aussi la lecture de la suite du roman. Il ne s’agit plus de découvrir le fin mot de l’histoire : la version courte l’a déjà fourni. L’oeil devient alors attentif à d’autres éléments, en particulier aux inévitables écarts par rapport au texte princeps.
Soudain, les deux jeux n’en font plus qu’un. Tandis que Lémoni explore les pays limitrophes, Jouet invente le jeu des pages et des chapitres limitrophes. Ce singulier roman ouvre ainsi une double réflexion sur la France face à son passé et à son voisin allemand, mais aussi sur la littérature et ses frontières. Et, à la fin, c’est la littérature qui gagne.
Par Denis Cosnard, Le Monde des Livres, 12/4/2018