— Paul Otchakovsky-Laurens

Il est mort ?

Marc Cholodenko

Un homme est mort ou plutôt il va mourir, et entérine avant terme son retour à la matière. Voici l’argument, on ne peut plus simple et direct, du nouveau livre de Marc Cholodenko. A partir de là, l’auteur par une prolifération étourdissante de propositions dramatiques, de réminiscences, de raisonnements, d’informations intimes qui mêlent pensée des profondeurs et tours de force syntaxiques, multiplie les occurrences et les occasions d’écriture, de réflexion. Ainsi retarde-t-il l’échéance tout en la rendant encore plus douloureuse, fut-ce au moyen inattendu de l’humour.

 

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La presse

Marc Cholodenko réussit un tour de force : il termine à sa main le diptyque entamé par Camus avec L’étranger puis La Chute. Celui qui va partir entame un retour vers la matière, vers le corps dans un livre emporté par le souffle d’une seule phrase. Elle devient un maillage étrange à ce que charrie le fleuve d’une vie que l’auteur a l’intelligence de ne pas confondre avec l’autofiction. Surgit un « sourd murmure tenace et indifférent », où toute supposée interprétation d’un ordre se transforme en une « imploration » particulière, une plongée étourdissante dans une série de propositions, de réminiscences, de raisonnements, d’informations intimes. La force de l’écriture fait patiner la dernière échéance selon diverses occurrences où l’humour rend plus cruel encore le dur désir de durer quelques temps encore.

« L’ardore » des mots devient la concession ultime avant la terminale, un épanchement aussi sensible que dérisoire là où le son des mots maintient encore le sens d’une transmission au sein d’un enfermement « avant que la simple jouissance referme sa mutité sur elle-même ». Cet « avant » fait le sel d’une langue sortie d’une bouche sans lèvres au moment où l’auteur fait un dernier tour du propriétaire aussi imparable, profond que dérisoire. Reste donc le « suspens du sinistre » cher à Mallarmé en un temps habilement torsadé pour conserver quelques « plis » deleuziens entre « le potentiel du neuf et l’inactuel de l’inutilisé ». Mais à peine entamé chaque segment phrastique bifurque en une perpétuelle mise en abîme dans ce qui tient d’une catastrophe comique. De quoi ravir un autre auteur cher à Paul Otchakovsky-Laurens : Valère Novarina.

Propre convive de son histoire inconnaissable Cholodenko permet au discours donc à la vie de se poursuivre par des derniers accrocs et incidents de parcours où la femme prend des formes aussi sulfureuses que dérisoires - de la poupée gonflable à l’actrice sur écran blanc de jours noirs. Le tout dans un continuel jeu de miroirs avant que la langue se retire et que les images se referment. Restent pour l’heure (la presque dernière) quelques raisons - valables ou non - d’adhérer à l’état du monde voire de sacrifier à une certaine allégresse (mais le « certaine » est important).

S’affranchissant de l’écriture conventionnelle en segments. Cholodenko construit son livre comme un ouvrage de maçonnerie. L’absence de devenir établit sa souveraine adorable évidence. Mais l’inverse est tout aussi vrai. La pensée se construit, se forge de courants profonds et épurés. Ils prouvent que toute formule est impossible et qu’il n’y a pas de règle. Sinon qu’à chercher trop de précision la vérité s’éloigne. Surgissent à sa place des densités déviantes. Elles prennent de la hauteur tout en se chevillant au vide prochain où elles se cristallisent. Chaque élément grouille, agité d’un mouvement « particulaire » qui le relie aux autres. Le « mort ?» n’adhère plus aux apparences du monde. Il décale le motif, provoque un décrochement visuel. En écho demeurent le vertige et la fascination. Est atteinte une forme de perfection, de pureté et d’ouverture des lignes. Tout un travail on s’en doute préside à une telle ascension mais le livre donne l’impression d’être écrit d’un seul jet et d’un magistral coup de pied de l’âne. Celui-ci accorde au lecteur (forcément masochiste ou simplement lucide) une jouissance rare.



Jean-Paul Gavard-Perret, Sitaudis, 05 février 2016



A rebours



Le livre de Cholodenko est-il mouillé des pleurs qui pourraient se verser sur son sombre héros ? Ce serait anticiper son propos comme la mort du personnage. Il n’a pas encore passé l’arme à gauche mais vit déjà en un certain exil. Celle « d’une durée miséricordieuse ménagée à l’intérieur d’un réel » qui s’écoule désormais en un compte à rebours mais non sans humour (ce qui rend par contre coup le livre plus cruel). Cholodenko y excelle au sein d’une seule phrase de 90 pages. Au sein de ce fleuve phrastique se dis­tinguent des épisodes bien mar­qués par empilements tirés loin des cérémoniaux en usage dans l’habituelle fiction.

Les mots s’accumulent dans cette phrase labyrinthique sans jamais étouffer le lecteur. Le texte l’emporte sur la mort annoncée : il n’en est pas la chronique (tout en évitant un espoir superfétatoire). Au temps humain succède le temps « exclusif et inouï du verbe » et de ses représentations. Existe un parfum de vie dans leurs renversements au moment où une certaine indifférence à ce que Cholodenko représente ou engrange permet saillies et béances. S’y polit le fin mot plutôt que le mot fin.
Là où la pensée va s’éteindre restent des traces bouillantes ou ridicules. Elles font se redresser certains membres avant qu’ils ne durcissent sous terre. Pas de renoncement : juste ça et là une pusillanimité. Preuve que le livre devient un texte de référence face à la mort qu’on se donne ou qui nous est donnée. Il est un acte de bonne foi même pour les athées.



Jean-Paul Gavard-Perret, Le littéraire.com, 7 février 2016



Savoir, de ce qui est, ce qui passe à portée plutôt que de creuser à ses pieds à la recherche de ce qu’on invente qui y serait.



Un homme est aperçu gisant dans le caniveau par un autre. Ce dernier se pose la question inscrite sur la couverture : « il est mort? ». Question qui trouve sa réponse « il est mort. » inscrite à même le quatrième de couverture. Entre les deux, des phrases juste séparées par ces bons vieux point-virgule, ponctuées ad minima, des phrases amples, longues, dans le coq-à-l’âne desquelles on devine ce qui peut se loger dans ce court interstice séparant dans une pensée le fait d’être encore un peu de celui de n’être plus.
Avec les convulsions gratuites et des braillements vains le corps s’ébat toute honte bue dans la liberté panique d’être soi accordée par la vacance de la raison avant de se dégager de sous la coque et de cet élément contigu à l’humain pour retrouver l’efficacité de la réflexion et la dignité de l’entendement abandonné à la surface.
Celui dont on se pose la question ici n’est donc pas mort encore. Mais il est au seuil de basculer. Que se passe-t’il en ce moment précis où la raison vacille? Qu’advient-il de la pensée – et de la langue qui en rend compte – juste avant de n’être plus? Que met en jeu, que dévoile cet instant où la conscience verse dans son contraire? Non pas théologique, ni mystique, la question est ici comme prise au pied de la lettre. Et l’allusion – en voile pas si pudique – à l’autre mort, la petite, nous rappelle bien qu’avant d’être marquée de sceaux transcendantaux, elle épouse les réalités les plus palpables. Verser dans la déraison, dans la perte de sa conscience, n’est pas qu’un aléa, une fatalité dont l’advenue serait toujours à empêcher. Une main glissant et glissant encore sur un membre ne tente en effet pas autre chose.
La pensée fait! Et peut se défaire elle-même! Elle peut ainsi, par la seule force complexe et prodigue de l’imagination, faire advenir d’une simple poupée une salope. Et cela, un court mais délicieux instant, et dans le seul objectif de ne plus être. Et ce que peut la pensée, la langue le peut aussi. Par contournement, allusive esquisse, art d’artifice, travestissement, transposition et transmutation, elle décide de ce qu’elle arrache à la seule puissance d’être pour l’actualiser. De la même manière que le poisson quantique est arraché à l’onde et à l’indétermination de son essence par la grâce du pécheur, ou qu’une pensée lubrique transforme – et le transforme vraiment puisque parvenant à s’annihiler un bref moment – du plastique en chair pulpeuse, le génie vrai d’un auteur n’est ni de décrire, ni de dire, mais bien de faire advenir. Et du génie, ce court chef-d’oeuvre en est un parangon!
Bien plus agissante et libre [la langue] est-elle quand elle demeure derrière la barrière des dents au service de l’art parolier qui anime et présente ce qui est sans vie ni présence, faisant fuser et frémir dans l’air telles pennes de flèches, les vocables sinon immortels du moins sempiternels d’être toujours réanimables à volonté.



Librairie Ptyx, 10 mars 2016



Marc Cholodenko: un homme à terre (il est mort ?)


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Pierre Parlant, Diacritik, avril 2016

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Marc Cholodenko, Il est mort ?, Marc Cholodenko lit quelques pages de "Il est mort?" janvier 2016