— Paul Otchakovsky-Laurens

Squelettes et autres fantaisies

Main courante 5

Jean Louis Schefer

Ce cinquième tome des mains courantes de Jean Louis Schefer est, sous la forme d’un journal de bord, la chronique d’un chantier en cours. L’articulation de telles notes se présente régulièrement comme la construction d’une arche de Noé. L’auteur s’en explique ainsi : s’agit d’un journal, autrement dit d’un chemin d’hypothèses nécessaire à la mise au point d’un sujet (les danses macabres XVe en Europe), d’un renouvellement de sa définition – elle est théologique et politique – et du domaine de son extension pertinente : ce travail n’avait jamais été entrepris. Les conditions...

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La presse

Journal d’un érudit pince-sans-rire


Durant un été, un intellectuel qui a déjà derrière lui une importante œuvre d’essayiste atypique décide d’écrire sur les danses de morts en Europe, peu avant leur mutation qui va intégrer les femmes à ce charivari infernal. Il les connaît déjà bien, en a vu, çà et là, des traces sur les murs des églises slovènes et croates, et dans des manuscrits ou œuvres rares. C’est à un travail considérable qu’il se dispose et cela ne lui fait pas peur. Il a déjà écrit sur la profanation de l’hostie. Ses maîtres ? Michel de Certeau, on s’en douterait un peu. Mais aussi, par attachement à sa jeunesse, par admiration pour son Michelet (plus que pour Fragments d’un discours amoureux, auxquels il trouve des « fautes de goût »), Roland Barthes qu’il a rencontré quand il n’avait pas vingt ans, et Barthes quelques années de plus. Il y a aussi, dans son panthéon, Giambattista Vico.
Mais il a beaucoup, beaucoup lu. Il s’octroie une pause, qui est ce journal d’un été. Aussi, même si affleurent des analyses assez corsées sur la théologie et l’histoire, le ton de cette « main courante » (tel est le titre qu’il donne, depuis plusieurs volumes déjà, à ce divertissement de haute volée) est parfois guilleret. En dépit d’une très grande érudition, aucune cuistrerie. C’est une grâce qu’il a et que tout le monde n’a pas. Jean Louis Schefer (sans trait d’union et sans accent aigu, cela fait partie de ses coquetteries et de son droit le plus strict) est l’auteur de grands classiques de la théorie des images : L’homme ordinaire du cinéma, Scénographie d’un tableau, pour n’en citer que deux. Il a beaucoup écrit, à sa manière, sur la peinture (Greco, Paolo Uccello, Goya, Corrège, Gilles Aillaud), mais bien d’autres. Sa situation non académique, il y tient. Il n’est pas pour autant marginal. Il est ailleurs et le revendique.
Apparenté à Valéry (au sens familial du terme, pas seulement intellectuel), il écrit son livre avec dans un coin de son champ de vision Monsieur Teste. Ce n’est pas seulement une question d’affinité ou de référence, c’est une base pour une réflexion sur l’identité. Et de l’identité, il est beaucoup question dans ce journal. Un « moi » diffracté selon l’humeur, selon l’ironie, selon l’obsession du moment, selon les insomnies. Mais aussi concentré. Le résultat est une présence de l’auteur dans son livre, qui est chose rare en littérature. Une présence qui est assez différente de celle des diaristes professionnels qui se mettent en scène. C’est un narrateur au centre d’un laboratoire d’idées, qui s’autorise des légèretés, des calembours, des provocations (quelques pages qui à première lecture pourraient paraître assez misogynes, avant de se retourner), mais aussi des développements qui mériteraient une explication de texte et quelques annotations. Une bonne épreuve de philosophie. Cependant que d’autres passages, très autobiographiques, vont, à la Montaigne ou à la Descartes, comme bon leur semble, avec des allusions personnelles et des remarques sur leur temps. Il y a enfin des piques sur la modernité.
De cette aventure de la modernité, l’auteur a pourtant fait partie. Ami de Barthes, publié aussi par Philippe Sollers, il n’ironise certainement pas sur la modernité par principe, mais il s’amuse d’être considéré lui-même comme un dinosaure dans l’horizon actuel de la littérature. Pourtant publié par P.O.L. qui n’est pas un éditeur connu pour ses tendances réactionnaires ou conservatrices, il sait que ses centres d’intérêt ne l’éloignent pas du mouvement de la création littéraire, mais il a avec l’histoire immédiate un certain recul sarcastique. L’avant-garde ? D’accord, mais à condition qu’elle ne soit ni ignorance, ni dogme. « Il fallait dans ces années d’avant-garde inventer une autre économie, c’est-à-dire tout d’abord être contemporains de nos sensibilités nouvelles ». Il cite sans les citer les Mythologies de Barthes, et l’on pourrait isoler des pages de ce journal pour en reconstruire à sa façon. Sur l’amour et l’amitié, sur le désir, sur la critique journalistique, sur la télévision (il cite une jolie anecdote de Nathalie Sarraute), sur la vie de couple, sur la lecture, sur la fiction, sur le savoir, sur la mystique, sur la solitude et bien entendu sur la mort, qui est le sujet central de l’essai à venir.
Klossowski, Blanchot, Bataille sont là. Pas toujours amicaux. Il parle d’eux sans vénération, sans adulation, mais avec un goût pour la polémique. Stendhal est un autre des modèles. Comment ne le serait-il pas ? Leçons d’érudition, d’intelligence, de lyrisme et de légèreté. Toutes les qualités qu’on attend d’un maître, humble à ses heures, intransigeant quand il le faut. Et bien sûr maître d’égotisme. Jean Louis Schefer parle de sa vie privée, avec certaines réserves, certains silences qu’il s’autorise, mais aussi des confidences. « C’est le silence de l’amitié et le respect de l’amour qui nous a sans doute sauvés, par intermittence, de la fureur des ménades domestiques », résume-t-il pour donner une idée de ses choix de vie. Non pas la solitude, mais pas tout à fait le couple. Il y a aussi des enfants, dont il est question par endroits. Deux intellectuels qui ont suivi les traces de ce père inclassable.
Kierkegaard, cela va de soi, est également un excellent guide, avec son Journal du séducteur et son stade esthétique, pour cette promenade érudite et eschatologique. Dans cet exercice de funambulisme, entre avant-garde et haute érudition, entre analyse théorique et confidences intimes, entre ironie de moraliste et désenchantement de misanthrope hédoniste tout de même, Jean Louis Schefer détruit sa correspondance. Se justifiant de cet autodafé de ses archives amicales et amoureuses (« je ne tiens pas à survivre par de tels manquements à la plus élémentaire des corrections »), il conclut : « Pour mon usage propre, la mémoire suffit à la souffrance des disparitions ».
Quant à l’anthropologie religieuse qui est au centre du livre, si elle réserve des pages d’une grande densité, il faudra les relire une fois l’essai en préparation achevé. Ces notes, qui convient les conciles et leurs cardinaux divers et les nombreuses décisions prises à ces occasions, décisions qui ont modifié le paysage moral et esthétique de chacun, sa conception de l’âme et du corps, son attente ou ses terreurs, alternent avec des visites sympathiques : Benjamin Constant, mais aussi Hergé. Tintin, excellent compagnon des nuits insomniaques avant qu’on ne repasse aux « squelettes du XVe siècle dansant à travers l’Europe, claironnant à tous les vents la fin d’une époque du monde, reportant l’écho des voix anciennes annonçant la mort du grand Pan, pour faire en misque de carnaval annonce d’un dieu ».


René de Ceccatty, Les Lettres Françaises, le 10 juin 2016


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