— Paul Otchakovsky-Laurens

Le Fol marbre

Traduit de l’américain par Elsa Boyer

Dennis Cooper

Passages dérobés, chambres secrètes, esprits et sexualités troublés : on ne sait quoi dans ce livre en gouverne l’épais mystère, le labyrinthe mental. Il y est question, parfois sur le mode de la farce qui n’est pas le moins efficace, de transmission, mais aussi de viol, de torture, de cannibalisme.
Dennis Cooper joue d’une culture française qui l’a fortement imprégné et de l’esthétique gore pour brouiller des pistes qui mènent cependant toutes à un malaise contemporain, au problématique passage à l’âge adulte de jeunes gens profondément désorientés.

 

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La presse

Etalon gore


Le trash et culte Dennis Cooper ajoute un chapitre à son oeuvre hardcore : une nouvelle réflexion sur le pouvoir de subversion de la littérature.


Pendant une innocente partie d’action/vente, le narrateur demande à son petit frère, Alfonse, quelle manière de mourir celui-ci choisirait. Le jeune garçon lui répond sans hésiter qu’il préférerait passer sous un rouleau compresseur. Quelques temps plus tard, après lui avoir caressé les cheveux pendant une séance de torture et de viol pédopornographique, le narrateur décide d’accéder au souhait de son cadet. N’ayant pas de rouleau compresseur sous la main, mais un tonneau lourd comme du plomb, il s’emploie, avec l’aide de deux acolytes, à écraser minutieusement le corps délicat de l’enfant évanoui. « La tête de mon frère n’avait pas de consistance, elle s’écroula en éclatant - les globes oculaires, les dents, la langue et des objets très abstraits jaillissaient hors de ses cavités et narines, ou défonçaient de nouveaux raccourcis là ou ils en avaient besoin. » Pape du gore et du hardcore, Dennis Cooper, l’écrivain le plus subversif des lettres US, revient en France après six ans de silence. Ici, comme dans son Cycle de Georges Miles ou dans son dernier roman traduit Salopes (PO L, 2007), Cooper décline jusqu’à la nausée les motifs obsessionnels qui ne cessent d’inspirer son œuvre amorale et inquiétante : SM, défonce, cannibalisme et inceste.

Car pour l’Américain, poète prolifique, la littérature est le lieu d’expression des fantasmes, des pulsions et des vices. La langue, elle, est le véhicule débridé des émotions .C’est encore plus explicite ici qu’ailleurs : le fol marbre du titre désigne une pratique du langage alambiquée, poisseuse et exaltée, que le narrateur a reçue en héritage de son père. « Cette voix (…) créée avec un bonne part de sous-entendus hautains (…), un peu de l’argot rusé et irréfléchi qui nivelle par le bas les jeunes Américains, une bonne cuillerée de structure de phrase rigide difficile à prononcer (…), quelques reparties dogmatiques et collabo hollandaises, et d’autres ingrédients internationaux.» Cette langue avec laquelle le narrateur-chasseur hypnotise ses proies, mais surtout avec laquelle l’auteur sublime le monstrueux et écrit l’indicible.



Léonard Billot, Les Inrockuptibles, 20 avril 2016.




Dennis Cooper, gore et encore


Le tortueux destin d’un orphelin riche, gay et cannibale


«Le fait est que je venais tout juste de désirer que mon père me baise, puis, sans doute, me tue et me mange, ou, étant donné notre ressemblance, vice versa, ou, en d’autres termes, je voulais en quelque sorte me manger sans me suicider et c’était un choc, incontestablement…»
Le narrateur du Fol Marbre est un jeune homme orphelin terriblement riche, gay et cannibale. Au début du roman, il cherche à acquérir un château soi-disant hanté par le fantôme d’un adolescent de 14 ans mort par accident ou assassiné (et/ou préalablement violé) par son frère et/ou son père. Le château se révèle être une construction biscornue et gigogne ouvrant sur des vestibules, couloirs et chambres secrètes servant de coulisses à une entreprise de surveillance maniaque et sexuelle des divers habitants des lieux, surtout les garçons mineurs. Le roman est lui-même construit comme un espace instable où un semblant de cohérence dans l’organisation du récit bascule soudain par le tourniquet d’une trappe et glisse dans d’improbables cavités pleines de phrases emberlificotées et de fantasmes visqueux. Le narrateur massacre son propre frère, un fan de manga dépressif qui rêvait qu’un rouleau compresseur le réduise à l’état de feuille volante. Puis il semble s’employer à capter pour lui seul l’essentiel de la fortune paternelle, tout en se retranchant dans un loft de la rue de Turenne, configuré selon les mêmes critères d’un espace à vivre entouré de multiples pièces secrètes.

«Il se noue un trajet étrangement tortueux entre ce que j’ai l’intention de dire et ce que je devine de mes pensées.» Ou encore : «Je me suis égaré, et vous aussi. Je ne suis pas aussi spirituel que je le souhaiterais, et vous ne faites assurément pas preuve d’autant de patience que moi envers mes expressions chargées.» La voix qui nous guide tout au long du texte ressemble au soliloque intérieur d’un dément dont l’esprit serait la proie d’une prolifération de mots, d’images, de virevoltes rhétoriques à se taper la tête contre les murs. Le «Fol Marbre» du titre (ou The Marbled Swarm dans la version originale) est le legs stylistique du père à son fils le plus doué : «Mon père utilisait le fol marbre pour… eh bien, j’allais dire devenir riche, et c’est la vérité, mais pour ruiner ma vie serait tout aussi juste.»
Parce qu’il cherchait à rompre avec l’économie glaciale de ses romans précédents (Frisk, Défait, Salopes…), l’Américain Dennis Cooper recourt à l’artifice d’un vocable fictif qui serait comme un style d’emprunt. Parce qu’il vit désormais la plupart du temps à Paris (mais qu’il ne lit ni ne parle le français), il a déclaré dans plusieurs entretiens à la presse anglo-saxonne avoir voulu rendre un hommage oblique aux romans d’Alain Robbe-Grillet, au décorum du Perceval le Gallois d’Eric Rohmer et… à Disneyland qui le fascine au-delà de toute mesure. Le roman agit sans que l’on sache si c’est à dessein ou non, comme un métapiège qui ne parvient pas à fonctionner, tour à tour angoissant, drôle et parfaitement horripilant.


Didier Péron, Libération, 29 avril 2016.




"Frontières de l’humain et technologies de genre monstrueux", un article de Kevin Lambert à propos du Fol marbre, à retrouver sur le site de la revue GLAD!.





Vidéolecture


Dennis Cooper, Le Fol marbre, The Marbled swarm Le Fol Marbre mars 2016 Dennis Cooper