Ce livre à commencé à être écrit sous la protection de deux fantômes féminins. Une poète (Lorine Niedecker) et une photographe (Vivian Meier). C’est à partir de leur travail dans les marges du siècle précédent que le quotidien traversé est interrogé. Longtemps le livre reste sans titre puis au cours d’un rêve nocturne un titre apparemment saugrenu s’impose : L’amour est plus froid que le lac. Parallèlement, l’auteur travaille à la réécriture d’un acte de La mouette de Tchekhov. Elle s’explique l’incongruité du titre livré la nuit par la présence obsessionnelle du lac...
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Ce livre à commencé à être écrit sous la protection de deux fantômes féminins. Une poète (Lorine Niedecker) et une photographe (Vivian Meier). C’est à partir de leur travail dans les marges du siècle précédent que le quotidien traversé est interrogé. Longtemps le livre reste sans titre puis au cours d’un rêve nocturne un titre apparemment saugrenu s’impose : L’amour est plus froid que le lac. Parallèlement, l’auteur travaille à la réécriture d’un acte de La mouette de Tchekhov. Elle s’explique l’incongruité du titre livré la nuit par la présence obsessionnelle du lac russe. Le poème, en partie défait, est posé sur la page comme une caméra. Il tourne. D’autres personnages entrent. Des récits s’entremêlent où fiction et document tentent de rendre compte d’une plateforme hybride d’expériences. Ordinaire manière d‘organiser le pessimisme en ce début de XXIème siècle. L’annonce brutale de la mort de Chantal Ackermann viendra tout autrement éclairer le décor mis en place et fera ressurgir le titre occulté, celui du premier long métrage de R.W. Fassbinder L’amour est plus froid que la mort. La forme d’un film repose aussi sur les scènes qui n’ont pas été tournées et qui doublent les autres. Par un simple déplacement le sujet du lac devient celui de l’amour mort ou plus exactement mis à mort. Semblable au train, un titre peut en cacher un autre. Et avec lui tout un cortège de souvenirs, leur amnésie… Comment a-t-on survécu à un premier amour serait la question posée dans la dernière partie du livre (« Une mauvaise fois pour toutes »). En neuf photogrammes revisités dans le sublime film de Fassbinder (ici Héros rejoignant Les Dames du Lac) une tentative de réponse est apportée. Sur nous tous, le poème en sait bien plus long que nous. Et c’est bien parce qu’il brûle sur un monde dévasté que l’amour est plus froid que le lac. On pourra aussi rapprocher ce livre de la tentative de restitution opérée par Annie Ernaux dans son dernier livre Mémoire de fille.
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Les puissances oniriques de la langue
Poétesse, auteure d’une des oeuvres exploratoires les plus sidérantes de notre temps (Fur, Sker, Madame Himself, Le Garçon Cousu, La sphinge mange cru...), Liliane Giraudon a élu la forme du poème comme jeu avec le vide, la langue, la mémoire, le corps, comme création d’un vivre-écrire. Sous la guise d’un dispositif en trois parties, L’amour est plus froid que le lac délivre une scène d’écriture rompue et relancée par la mort de Chantal Akerman.
Décloisonnant les genres littéraires et artistiques, l’auteure produit une oeuvre de questionnement - lequel ne se referme jamais sur une réponse -, un lieu où interroger l’avènement de l’écriture, son secret. Le fantôme qui plane sur le livre est celui de Fassbinder, à qui il est dédié. Dans ce texte-film autour d’un trou noir filmique, tout est venu d’un titre surgi en rêve ; le titre s’impose dans son entrelacs d’amour, de froid et d’eau : L’amour est plus froid que le lac. Ce n’est que des semaines plus tard que le titre délivrera son énigme, réveillera le titre caché, refoulé, celui du premier long métrage de Fassbinder, L’amour est plus froid que la mort (1969). Le rêve dicte le titre. L’inconscient a substitué le lac à la mort. « La forme d’un film repose aussi sur les scènes qui n’ont pas été filmées et qui doublent celles qui l’ont été ». Ce que Liliane Giraudon énonce des films vaut pour ses livres : la forme d’un livre réside également dans les scènes qui n’ont pas été écrites, qui demeurent dans le dehors. Ses textes sont percutés par des personnages, des auteurs fantômes qui viennent le trouer. Son texte est une arche, une chambre de résonance qui accueille ou convoque Macbeth, Emma Goldman, Marlowe, Cy Twombly, Antigone, Marx, Satie, Robert Filliou, Vivian Maier, Lorine Niedecker et autres spectres dès lors que le langage puise dans l’inconscient collectif, cosmique, que les phrases ricochent sur le massif de la littérature et du cinéma.
Un palimpseste, un jeu des mémoires s’agence. Au fil de dérives associatives qui mènent de l’amour au lac et à la mort, le passé se réveille ; une question jaillit : « comment a-t-on survécu à un premier amour ? ». Avançant à tâtons, adepte d’un lyrisme éclaté, le poème éclaire l’amnésie, sans jamais la lever entièrement. A partir d’images du film de Fassbinder, la mémoire se décante, l’eau stagnante du lac s’anime. Le premier amour revient frapper à la porte du présent. Porteur du titre magique, le rêve est la petite madeleine qui éveille les réminiscences dans une réaction en chaîne où celles du film soulèvent celles du premier amour. Le poème en cours ressaissit des images enesvelies, celles de l’auteure âgée de quinze ans et de son amant âgé de trente ans, mort depuis, celles de leur amour, du foetus avorté, du corps d’enfant amputé de son enfant. Que faire d’un souvenir quand est mort celui qui en est le coeur ? Comment dire/écrire cette expérience liminaire du Jadis, si longtemps tue, si longtemps engloutie, enfouie ? Barré par un lac de sang, un lac de mort, le passé se libère de sa gangue via le film de Fassbinder. Les morts redonnent vie aux vivants [...]
Véronique Bergen, La Quinzaine littéraire, janvier 2017
La disparition soudaine d’une cinéaste aimée rappelle à la mémoire de Liliane Giraudon le premier long métrage de Rainer Werner Fassbinder, l’Amour est plus froid que la mort (1969). Elle découvre alors que le titre de son ouvrage de poésie, qui lui avait été donne en rêve porte comme un palimpseste ta trace de l’oeuvre du réalisateur allemand. Mais c’est le lac ici qui vient se substituer à la mort et donner au livre son titre lyrique et son emblème. A la fois paysage, fond d’écran surface réfléchissante et trouble le lac convoque les fantômes, ceux croises dans les livres, ceux avec qui elle a vécu. A la fin du volume, une liste des « personnages par ordre d’apparition» permet de découvrir les noms de Molloy, personnage inouï de Beckett, ou les photographes Vivian Maier et Alix Cleo Roubaud. Mais, si le lecteur sait qu’ils sont là, c’est à lui de trouver ou exactement dans le livre leur image surgit. Les trois parties de l’ouvrage composent un poème énigmatique fait de visions et de récits entremêlés. Liliane Giraudon travaille à partir de prélèvements visuels par collage, elle réécrit et déplace sa mémoire amoureuse, travaille ses souvenirs et I oubli qui les guette. L’Amour est plus froid que le lac est une expérience visuelle : c’est l’oeil qui importe. L’auteure nous rappelle I importance des blancs («tous les espaces vides entre les mots / signifiant plus que les mots »), rend hommage à la poésie visuelle, travaille le heurt entre le dire et le montrer reproduisant des photogrammes du film de Fassbinder troubles par les proses qui les accompagnent. Elle travaille I écriture comme une manière de percevoir «tout le travail est pour les yeux ». Alors écoutons-la et «avant de lire regardions] chaque page / comme si c’était une flaque »
Hélène Giannecchini, Artpress, mai 2017