— Paul Otchakovsky-Laurens

Les Spectateurs

Nathalie Azoulai

Dans le salon d’un petit appartement, un enfant de 13 ans, sa petite sœur et ses parents regardent la télévision. Le général de Gaulle, président de la République, y donne une conférence de presse qui les sidère. Celle du 27 novembre 1967. L’enfant comprend en direct qu’on peut avoir à quitter son pays natal, comme ses parents chassés de chez eux quelques années plus tôt. Bouleversé, il veut savoir comment ça s’est passé et questionne ce premier exil. Il leur demande quand et comment on décide de partir, ce qu’on emporte dans ses valises, ce qu’on laisse derrière soi mais, à toutes ses questions, personne ne répond...

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Traductions

Allemagne : Secession Verlag

La presse

Sous le velours


Cela s’appelle un « velours » : une liaison fautive. Ainsi, lors d’une fameuse conférence de presse, le 27 novembre 1967, de Gaulle parle-t-il des juifs, « qui étaient restés ce qu’ils avaient-z-été de tout temps, c’est-à-dire un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur ». Regardant la télévision avec ses parents et sa petite soeur, un garçon de 12 ans est fasciné par cette faute, tandis que la phrase fait naître l’inquiétude chez les adultes, exilés avant sa naissance d’un pays d’Orient. Autour de ce velours, et d’une famille dont la mère ne rêve qu’aux robes des stars hollywoodiennes, Nathalie Azoulai déploie un récit impressionniste, qui travaille la langue comme un tissu, de même que dans Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L, prix Médicis 2015), la phrase était sculptée à même le marbre de la légende racinienne. Ici, elle cache dans les plis du texte les secrets et les angoisses de ses personnages, ainsi que les motifs récurrents de son oeuvre, telles la figure du frère, la maternité et la capacité des mots à exclure, brillamment explorée dans Les Manifestations (Seuil, 2005).


Raphaëlle Leyris, Le Monde des Livres, 9 mars 2018




Les Spectateurs, une histoire d’exils par Nathalie Azoulai


L’auteure de Titus n’aimait pas Bérénice (prix Médicis 2015), Nathalie Azoulai, raconte dans son nouveau roman "pourquoi les gens partent ou ne partent pas" à travers les yeux d’un enfant dans la France des années 1960.


A-t-il tort? Devant l’écran de télévision, il regarde la conférence de presse du président de la République française. Son héros. Nous sommes le lundi 27 novembre 1967, à 15 heures, six mois après le déclenchement de la guerre des Six-Jours au Proche-Orient. Le général de Gaulle aborde divers sujets comme la livre sterling ou le Marché commun. Et puis, à propos des Juifs, il lance : "Un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur." L’adolescent de 13 ans reste, un instant, dans un état de sidération douloureuse. La peur de l’avenir tombe sur lui comme un manteau de pluie.


Il voulait sauver la France, il songe à se sauver de la France. A-t-il tort de penser qu’on peut être forcé de quitter son pays natal du jour au lendemain? L’aîné de la famille décide alors d’interroger ses parents sur leur premier exil, douze ans auparavant, afin de se préparer à affronter leur second exil. La romancière Nathalie Azoulai raconte les renoncements et les reconquêtes dans une histoire de mémoire à la dérive. On rapièce des rêves à l’aide des morceaux épars d’un passé revisité. Les Spectateurs sont un roman sur la création et la recréation. A quel moment comprend-on qu’on ne reviendra plus jamais en arrière ?


Le père et Israël, la mère et Hollywood



La petite histoire est précise et la grande Histoire est floue. Le garçon sait peu de choses sur l’exil de son père et de sa mère. Ses parents ont été forcés de quitter un pays de l’Orient, du Machrek, durant l’année 1954, pour venir s’installer en banlieue parisienne. Chacun s’est alors construit sa propre patrie imaginaire. Le père et un Israël symbolique, la mère et un Hollywood des années 1940, le fils et une France héroïque. Ils se séparent et se réunissent autour de la petite dernière, paralysée par une hanche luxée. Les parents sont portés par un rêve d’Occident. L’Orient cosmopolite dont ils ont été chassés dans les larmes leur a donné la chance d’avancer un peu plus vers l’ouest. Ils se sont retrouvés obligés de construire une nouvelle vie dans le carnage des rêves ancestraux.


La mère se meut dans le cinéma américain des années 1940. Elle se réfère sans cesse aux grandes stars hollywoodiennes dont elle se fait confectionner les robes par une voisine couturière. Le père participe à la grande manifestation du 31 mai 1967 sur les Champs-Elysées, où les Juifs de France se sentent solidaires du destin d’Israël. L’année 1967 marque l’émergence d’une communauté juive en France. L’adolescent de 13 ans, porté par l’amour de la langue française et les bonnes notes scolaires, a réussi sa mission d’intégration en France. La conférence du 27 novembre 1967 met fin à son admiration pour le grand homme. Aucun d’eux ne sait si la petite dernière réussira un jour à se relever et à marcher. Ils cherchent un avenir.


L’auteure d’Une ardeur insensée a voulu créer un Orient mythologique, débarrassé des contours spécifiques de la géographie. Elle souligne qu’on y bâtissait des rêves d’Occident, à partir du cinéma hollywoodien. La mère cite les titres originaux des films et se fait confectionner les robes de Lana Turner et de Rita Hayworth. Dans Les Spectateurs, tous regardent un écran de cinéma ou de télévision. Ils scrutent le monde pour pouvoir y trouver leur place. "Est-ce qu’on sait pourquoi les gens partent ou ne partent pas?" Nathalie Azoulai retrouve ses thèmes de prédilection, comme la maternité défaillante, la passion féminine, la fraternité rassurante, l’amitié ambiguë. Elle excelle à dépeindre l’ambivalence de toute relation humaine où le désir de domination se refrène toujours à grande peine. Les rapports de classe se rejouent à l’infini entre la mère et la voisine couturière, entre l’adolescent et le fils de la voisine. La romancière montre que le flottement des sentiments est la chair des rapports entre les hommes. Elle évoque le pouvoir, la colère, la jalousie, la perversion comme des vagues allant et venant pour recouvrir même les relations les plus aimantes.


Ils n’ont pas de nom, pas de prénom



On boucle ses valises pour toujours, et alors que prendre? Que laisser? On emporte, avec certitude, ses rêves. Le style recoud les périodes, les lieux, les amours entre eux. L’écriture s’évertue à réparer et à cicatriser dans une recherche d’ordre et de sens. La grande Histoire est voulue comme une "clameur permanente", un fond sonore, capable de réduire les vies en miettes. "De quelle patrie sont-ils vraiment les patriotes?" La romancière saisit les multiples "tremblements d’identités" au cours des différents parcours des membres de la famille. Ils n’ont pas de nom, pas de prénom. Leurs identités vacillent à plusieurs époques et à plusieurs niveaux. Corps paralysé, mémoire trouée, filiation interrogée, certitudes dévastées. "Comment quitter un pays qu’on aime tant mais où on vous hait tant?" L’adolescent désire devenir un hêtre afin de ne plus trembler sur ses bases et souhaite maîtriser plusieurs langues afin de passer les frontières. Etre solide et être libre. Etre ancré et être déraciné.


Nathalie Azoulai est une admiratrice d’Ernst Lubitsch, le réalisateur d’origine allemande du Ciel peut attendre, et de Miriam Hopkins, l’actrice sophistiquée de Sérénade à trois. La romancière rappelle que Hollywood est une patrie créée par les Européens avec des écritures venues d’ailleurs. Les choses arrachées peuvent ainsi être réinventées sous d’autres cieux. La mère se sert de ses robes hollywoodiennes comme d’armures pour affronter la réalité quotidienne. Quand elle se rend à l’hôpital pour sa petite fille, elle fait de chaque moment des scènes d’un film personnel. L’adolescent en mal de père trouve dans la personne d’un médecin une figure de sauveur venant en remplacement de celle décevante du général de Gaulle. A quel moment comprend-on qu’on ne reviendra plus jamais? La mère en fuite de son pays natal emporte dans sa valise la photo de son père sans lui demander la permission, car le faire aurait été avouer qu’elle savait qu’elle ne reverrait plus jamais ses parents. Les Spectateurs se colorent des teintes hivernales d’une sonate mélancolique. Le jeune garçon tisse ses romans d’apprentissage pour découvrir l’irrésolu des vies : on a plusieurs patries.


Marie-Laure Delorme, Le Journal du Dimanche, janvier 2018

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