« Ici, la galère, la vraie, tu fais avec. Les galères de transport, de job et de dot, les galères d’un peu tout et n’importe quoi, tu fais avec. Ton avenir aussi boîteux que la qualité du courant fourni par la compagnie nationale d’électricité, tu fais aussi avec. En Europe, les bonnes âmes nous plaignent : mais comment pouvez-vous accepter de vivre dans des conditions pareilles ? »
En quinze récits et portraits à la première personne, Nicolas Fargues propose une formidable radiographie intime, personnelle, de la culture et de la société camerounaise, jusqu’à la satire féroce du « néocolonialisme deux...
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« Ici, la galère, la vraie, tu fais avec. Les galères de transport, de job et de dot, les galères d’un peu tout et n’importe quoi, tu fais avec. Ton avenir aussi boîteux que la qualité du courant fourni par la compagnie nationale d’électricité, tu fais aussi avec. En Europe, les bonnes âmes nous plaignent : mais comment pouvez-vous accepter de vivre dans des conditions pareilles ? »
En quinze récits et portraits à la première personne, Nicolas Fargues propose une formidable radiographie intime, personnelle, de la culture et de la société camerounaise, jusqu’à la satire féroce du « néocolonialisme deux points zéro », selon son expression.
Attache le cœur signifie au Cameroun quelque chose comme « Serre les dents ». Hommes et femmes, jeunes et vieux, Noirs et Blancs, locaux, expatriés et diasporiques… Leur point commun est un attachement blessé au Cameroun, pays où la pudeur des gens ne donne pas une idée juste de l’enfer dans lequel souvent ils vivent.
Mais pour Nicolas Fargues, ce livre est aussi un rendez-vous avec lui-même, son travail d’écriture et sa langue d’écrivain : « C’est avec des instantanés semblables à ceux-ci que j’ai commencé à écrire pour de bon, il y a 20 ans, explique-t-il. J’ai voulu retrouver ainsi mon élan littéraire originel, où c’est le registre verbal et le rythme vocal d’un personnage qui lui donnaient corps, et non le récit. »
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«Attache le coeur», itinéraires de ploucs émissaires
Nicolas Fargues joue avec les clichés qui lient la France et l’Afrique.
C’est une belle expression, attache le coeur. On a envie d’ajouter : pour qu’il ne s’envole pas ; pour qu’on ne l’arrache pas. Et c’est bien de ça qu’il s’agit dans les quinze portraits d’Africains vivant au Cameroun ou en France, de Français vivant au Cameroun, bref, d’humains barbotant entre deux eaux, que donne à vivre Nicolas Fargues : le coeur n’est jamais tout à fait à sa place. Souvent même, il est arraché. Mais en mode mineur : l’auteur n’est ni prophète ni pamphlétaire. Son pessimisme est une chanson méchante, mais douce. Il joue avec les clichés qu’il déploie, sans doute parce que les liens qui unissent l’Afrique à la France sont faits de ces clichés. Sa critique est sensuelle ; le malentendu permanent qu’elle révèle, plein d’effets comiques. Il tient sans forcer le fléau entre d’un côté le poids de la cécité, du mépris et de la bien-pensance des Blancs, de l’autre celui de la tradition, de l’envie et de la corruption des Noirs.
Honoré demande-t-il à sa vieille maîtresse blanche, qui travaille pour une ONG, de relire son dossier de candidature, ni fait ni à faire, à une résidence d’artiste ? Elle le lui refait entièrement : «Moi, je lui ai dit que ça ne me vexait pas du tout. Et puisque les vieilles coopérantes blanches instruites et éduquées aiment s’assurer que les jeunes nègres à locks et à packs de six qu’elles mettent dans leur lit savent aussi se montrer polis et gentils quand il le faut, j’ai ajouté : Tu es sûre que ça ne te dérange pas ? Avec exactement le même ton et la même douceur qu’ils mettent là-bas dans leur voix lorsqu’ils font leurs politesses à n’en plus finir. Elle m’a répondu Pas du tout en me pinçant les fesses, je me suis rallongé à côté d’elle et je lui ai de nouveau fait retrouver ses dix-sept ans.» On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans, surtout quand on en a cinquante.
Argan.
Chacune ou chacun n’a ici qu’un prénom et quelques pages pour s’exprimer. Sont-ils réels, à moitié réels, tout à fait fictifs ? Les douaniers de la critique et les amis de l’auteur, qui a vécu quelque temps là-bas, en discuteront peut-être, comme les médecins au chevet d’Argan. Pour le lecteur, c’est sans importance : il suffit de quelques lignes à Landry, Gilberte, Eric, Claude, Julien, Jean-Fils, Marie-Marthe, Sylvie pour exister. Chacun raconte, à partir d’une anecdote ou d’un événement intime, souvent familial, une partie de son histoire, pour conclure par un désenchantement plus ou moins rude : sur sa propre vie, sur les faux miroirs que chaque monde tend à l’autre et dans lesquels nul ne se reconnaît, sinon sous la forme d’une caricature, d’une dupe ou d’une grimace. Outre Honoré, il y a le Camerounais qui a fait carrière à l’étranger et qui risque de tout perdre d’un coup, famille, emploi et avenir, parce que son père est mort et qu’il risque d’être nommé nouveau chef du village ; les jeunes femmes qui reviennent pour les vacances avec mille cadeaux et repartiront avec un gri-gri dissimulé dans la valise, destiné à les rendre malades ou à les tuer ; le Blanc sympa qui voulait se mêler au peuple africain et qui se retrouve dépouillé et à poil au milieu d’un stade de foot rempli de Camerounais hilares, etc. Ce qui les fait tous exister en si peu de pages, c’est leur langage.
Entre-deux.
Pour autant qu’on puisse en juger sans connaître le Cameroun, ce n’est pas l’un de ces langages parlés réalistes qui, à l’écrit, sonnent presque toujours faux : c’est la langue écrite de l’auteur légèrement modifiée par des rythmes, des expressions entendues là-bas, qui lui donnent son charme et sa fréquence. Une langue de l’entre-deux qui correspond à ce monde de l’entre-deux. Eprouver les vices et les excès de pouvoir de l’Afrique et de l’Occident paraît être la mission de ces émissaires plus ou moins frustrés. Le seul qui semble finalement bien dans sa peau et dont le coeur est attaché sans trop d’efforts au lieu où il vit, le Cameroun, c’est René, le vieux petit Blanc qui boit sa bière au soir et se tape des jeunes Africaines avec une générosité lucide et sans scrupule : «Je le sais bien, que je suis répugnant. Je le connais par coeur, votre discours, ça fait vingt-cinq ans qu’on me le rabâche. Je le sais, que je suis vieux, gros et moche, que je ne prends pas soin de moi, que je me laisse aller et que je bois trop. Que je ne prends même pas la peine d’essuyer les traces des doigts sur les verres de mes lunettes ou de cirer mes mocassins, de temps en temps. Je sais. Qu’est-ce que tu crois ?». Sa modeste et égoïste jouissance lui permet d’unir les apparences et la réalité.
Philippe Lançon, Libération, octobre 2018
Tranches de vies camerounaises
Nicolas FARGUES, L’auteur de J’étais derrière toi, signe un recueil de nouvelles dont les personnages, blancs et noirs, sont tous pétris de contradictions.
Dans son dernier roman, Je ne suis pas une héroïne, Nicolas Fargues mettait en scène une jeune Française d’origine camerounaise, « une Noire si parfaite, si peu noire, si blanche aux y eux des Blancs». Les personnages que l’on rencontre au gré des quinze nouvelles d’Attache le coeur prolongent celui de Géralde et ses tourments face au poids des identités. Ils sont français ou camerounais, blancs ou noirs, vivent ici ou là-bas, se confient à travers des monologues. On croise l’une de ces « Blanches à nègres », attirées par la chair fraîche, et René - « vieux, gros et moche » - qui a fui une France névrosée et qui préfère la compagnie des «petites » venant « chasser le Blanc». Marie-Marthe, femme de ménage qui élève seule ses cinq enfants en banlieue parisienne sans se plaindre de rien, demeure sidérée par ces Français pourris gâtés, ces « gens aussi fades, malpolis et malpropres ». Claude, Française blanche qui vit au Cameroun depuis quarante ans, peine toujours à faire comprendre à ses compatriotes son choix de vie: « J’avais vingt-cinq coépouses et j’étais très amoureuse de mon mari. » Si l’auteur d’Au pays du p’tit a souvent croqué avec autant de talent que de cruauté les moeurs et les mentalités françaises, ses Instantanés camerounais (sous-titre du recueil), tout en perpétuant l’exercice, n’épargnent personne. Au néocolonialisme, au sentiment de supériorité « incrusté dans l’ADN du Blanc, au même titre que sa couperose ou l’arête proéminente de son nez » répondent d’autres préjugés, des archaïsmes et des traditions irrationnelles. Nul manichéisme chez Nicolas Fargues dont les tranches de vie sont d’une force et d’un naturel rares. Déchirés entre attraction et répulsion, confrontés au désir numérique et aux irréductibles différences, les êtres qu’il peint nous touchent par leurs contradictions, leurs paradoxes.
« On n’est vraiment bien nulle part »
A l’instar de Julien, jeune expatrié qui, dépouillé et agressé dans un stade, se met déjà à devenir tout ce qu’il n’avait jamais voulu être. Ou de Bruno, affligé par la pauvreté culturelle, gastronomique, architecturale d’un pays corrompu, désorganisé, sans mémoire et qui pourtant, de retour à La Rochelle, ressent une inexplicable nostalgie pour Douala. Ou encore de Sylvie, jeune femme noire découvrant que le fait qu’elle sorte avec des Blancs posait un problème aux hommes noirs englués dans leur « pathologique obsession qu’ils ont de toujours finir par se définir par rapport aux Blancs ». Dans ce choc des cultures et des origines, l’incompréhension semble être la chose la mieux partagée. Ce constat est fait sans colère, mais plutôt avec la sagesse amusée de celui qui aime démasquer les mensonges et les hypocrisies. « On n’est vraiment bien nulle part », lâche à un moment un personnage. Cela aurait pu être le titre de ce livre tour à tour drôle, grave, désenchanté, qui va droit au coeur.
Christian Authier, Le Figaro littéraire, octobre 2018