La Voix manquante retrace l’apparition fugitive et inoubliable de Marceline Loridan dans Chronique d’un été – une enquête mi-sérieuse mi-facétieuse de Jean Rouch et Edgar Morin (comment, en 1960, se débrouille-t-on avec la vie ?). Dans ce film de « cinéma-vérité », les souvenirs poignants de la déportation de « Marceline » sont stylisés. Magistralement. Brièvement. Par ciné-transe. La Voix manquante raconte les coulisses de ces images. Et fait aussi l’histoire de la fabrique d’un personnage qui n’eut pas les « quinze ans de tout le monde ».
Une histoire par...
Voir tout le résumé du livre ↓
La Voix manquante retrace l’apparition fugitive et inoubliable de Marceline Loridan dans Chronique d’un été – une enquête mi-sérieuse mi-facétieuse de Jean Rouch et Edgar Morin (comment, en 1960, se débrouille-t-on avec la vie ?). Dans ce film de « cinéma-vérité », les souvenirs poignants de la déportation de « Marceline » sont stylisés. Magistralement. Brièvement. Par ciné-transe. La Voix manquante raconte les coulisses de ces images. Et fait aussi l’histoire de la fabrique d’un personnage qui n’eut pas les « quinze ans de tout le monde ».
Une histoire par l’écoute. Un décryptage des signaux lancés à la surface de l’écran et depuis des bandes magnétiques oubliées. Une vingtaine d’heures furent enregistrées. Elles bruissent du quotidien partagé, rêvé, bataillé par l’équipe de cinéma pendant trois saisons. Reste, dans le film « fini », la chronique du seul été. Les formes de cette disparition – réinvention du temps – ont intrigué Frédérique Berthet. Elle a voulu retrouver le direct de la prise, des tâtonnements, des désirs, des coups de gueule, des ajustements. A entendu des voix vivre et grandir sur magnétophone. L’auteur a choisi un des vingts débuts possibles (le film réunit une vingtaine de participants) : celui du sillon sonore tracé par « Marceline », une jeune femme s’avançant mine de rien vers l’avenir.
A tant se rapprocher du film, Frédérique Berthet a fini par traverser les supports. Et les années aussi. Jusqu’à ouvrir le livre au présent de son écriture. Elle a cherché, dans des paysages désormais presque anodins, les traces fantomatiques du trajet de la déportée, d’une petite fille en Petit Poucet. Elle a repéré d’où venaient les cailloux déposés – ces phrases suspendues, cette histoire ramassée en si peu de mots – dans le décor de Chronique d’un été.
Frédérique Berthet a écrit d’entre les lignes, les coupes, depuis le manque. Elle a été attentive aux premières émissions de la voix de « Marceline » pour ravauder, et pour nous tous, ce qui a été déchiré intimement par l’histoire.
C’est le premier livre de Frédérique Berthet aux éditions P.O.L.
Réduire le résumé du livre ↑
La voix de la vie
Frédérique Berthet, lauréate du Prix du livre de cinéma, retrace l’apparition de Marceline Loridan dans le film « Chronique d’un été », de Jean Rouch et d’Edgar Morin.
« Ce film n’a pas été joué par des acteurs mais vécu par des hommes et des femmes qui ont donné des moments de leur existence à une expérience nouvelle de cinémavérité. » Ainsi débute Chronique d’un été, récompensé par le prix de la critique internationale au Festival de Cannes en 1961. Edgar Morin, alors chercheur au CNRS, et Jean Rouch, ethnologue reconverti dans le cinéma, y interrogent des passants, des femmes et des hommes d’âges et de milieux divers, afin de comprendre comment ils vivent, c’est-à-dire comment « ils se débrouillent avec la vie ». Parmi eux, il y a Marceline Loridan, qui porte tatoué sur le bras gauche un numéro soutenu d’un triangle pointant vers le bas, dont la signification tragique éclate dans l’insouciance d’un dîner estival. Marceline a été déportée à 15 ans à Auschwitz-Birkenau et Bergen-Belsen, en même temps que son père, qui, lui, n’est pas revenu. « Une larme essuyée sur la joue de Nadine. Quelque chose vient defendre le groupe dont le film ne se relève pas. »
Après avoir analysé avec une sensibilité telle que le lecteur se figure les scènes d’un film qu’il n’a pas vu, ou se remémore les scènes d’un film qu’il connaît déjà) la manière dont les souvenirs de Marceline Loridan sont traduits et stylisés par la caméra, Frédérique Berthet entraîne son lecteur « sous lapeau du film » en se focalisant sur le drame vécu par la jeune femme, de la demeure familiale où elle est arrêtée par la Gestapo en 1944 à la gare de Bollène, où elle revient métamorphosée par l’horreur des camps, et où son oncle lui intime en guise d’accueil : « Ne leur raconte rien. Ils ne peuvent pas comprendre. »
Privée de voix, comme ces milliers de rescapés dont on ne veut pas entendre le récit, comme ces ouvriers qui, devant la caméra de Rouch et Morin, à l’été 1960, dénoncent l’inhumanité du travail à l’usine. Cette Voix manquante est au coeur de Chronique d’un été, dans ce que le film suggère mais ne montre pas - toutes ces coupes que Frédérique Berthet explore en même temps que les lieux de la déportation de Marceline Loridan - mais aussi dans ce qu’il permet : rendre, à travers le cadre d’une caméra, leur voix à ceux qui en avaient été privés, « une voix qui a la vie devant soi » dans le cas de celle dont les paroles viennent clore le film de leur timbre allègre.
Récompensé par le Prix du livre de cinéma 2018 décerné par le Centre National du Cinéma et de l’Image Animée (CNC), La Voix manquante interroge avec subtilité les liens unissant l’Histoire et ses représentations cinématographiques en remontant le fil du temps, en abolissant la barrière des années.
Par Laetitia Favro, Le Journal du Dimanche, le 3 juin 2018