— Paul Otchakovsky-Laurens

je te fais un dessin

Marc Cholodenko

Ut pictura poesis, cette expression latine signifie littéralement « comme la peinture, la poésie », c’est-à-dire « la poésie ressemble à la peinture ». Elle est tirée d’un vers de l’Art poétique d’Horace. Elle est devenue, surtout depuis la Renaissance, un thème incontournable de la critique littéraire et artistique sur la correspondance des arts. Pour Marc Cholodenko on peut aussi voir cette assertion comme un défi, qu’on peut tenter de prendre au mot. D’un sujet donné, on a rassemblé la dissémination d’un tour de crayon (feuilleter un carnet de dessins), on a rempli la surface par petites touches...

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La presse

Papiers coupés-collés



Georges Perros et Marc Cholodenko, voilà deux écrivains et poètes singuliers. Alors que les « oeuvres » du premier et un nouveau livre du second viennent de paraître, comment les « papiers collés » de l’un et les « paperoles» de l’autre s’affichent-ils désormais, dans le contexte contemporain d’un monde de fragments multipliés sur la « toile » immatérielle et presque sans limites de nos écrans ?



Mille six cents pages d’un gros volume qui ressemble à une somme, une Bible sur papier simple : voici les Oeuvres de Georges Perros rassemblées dans la collection « Quarto », cette Pléiade souple qui sied assez bien, peut-on penser, à un écrivain si singulier, mort il y a tout juste quarante ans, le 24 janvier 1978, à 55 ans. Cette réunion des textes dans le sarcophage chronologique d’une édition (presque) complète (y manque la correspondance) ne va pourtant pas de soi, pour un poète qui sembla toujours publier contre son gré des livres faits surtout de notes, collections de fragments rapetassés, rapports de lecture ou courtes pièces en vers qui finissent tout de même, parfois, par composer le roman d’une vie. Ce sont les fameux Papiers collés (trois tomes, dont le dernier posthume, en 1960, 1973 et 1978), les Poèmes bleus (1962) ou le roman-poème Une vie ordinaire (1967) qu’achèvent, à quelques maigres octosyllabes près, ces mots bientôt contredits par la postérité :

« on m’oubliera vite et ce que
j’écris par un beau soir d’automne
près de mon chien qui mord ses puces
pour qu’elles perdent dans son sang
la sotte envie d’en faire autant »

Imperturbablement ironique, Perros est un homme de revues, du refus : rétif au format du livre (cinq ouvrages seulement parus de son vivant), mais donnant des textes partout (La NRF, Le Nouveau Commerce, Critique, L’Arc, Les Cahiers du Chemin, Test, Le Journal des Poètes, Combat, Exit, Matulu, Bretagnes, etc.), il essaima depuis son exil breton d’innombrables paperoles que Thierry Gillyboeuf rassemble ainsi en une belle et abondante édition. L’ordre choisi - celui, simple, des ans - a valeur d’évidence, qui donne un sens au parcours de l’écrivain, sans l’enfermer dans le définitif toujours suspect d’un coffret posthume - de ceux qu’on se polit soi-même, comme un miroir, un cercueil. À cet égard, Perros est un peu l’anti-Saint-John Perse. « L’idée des hommes, écrit-il dans Papiers collés III, de se rendre célèbres, de s’élever des statues, de se médailler, est sans doute une des plus burlesques qui leur soient venues. À partir de quel moment ce déraillement ? »

Moraliste et farceur désabusé, Perros se traque en regardant ailleurs, il est Ponge et Pascal en même temps, ou parfois Char qui aurait le vin triste, Lichtenberg fidèlement trivial, presque pré-houellebecquien.

Cohérent dans son projet, ce « Quarto » donne donc à lire le journal d’une oeuvre ouverte, en somme : mobile, parfois labile, habile à déjouer les attentes sans refuser toujours les coquetteries du calembour, ou même les formules un peu faciles du pêcheur de perles - breton, certes, mais d’adoption : le Parisien Georges Poulot se fit Perros pour s’installer dans le Finistère, y circuler sur sa mythique motocyclette, y vivre simplement avec sa femme Tania et des enfants très aimés... « Je n’ai pas quitté Paris, déclare-t-il dans un entretien de 1973. Aucune raison. Je lui ai simplement préféré la Bretagne, dans une sorte de pari, sans jeu de mots. » Et dans Papiers collés II : « La province. On n’imagine pas à quel point le fait de recevoir les nouvelles trop tard annule la gravité des événements. À quel point on se rend compte de notre impuissance, quant à leur maléfisme. Mais l’homme est une province, incomparablement plus lointaine que tout exil. »

On lit bien, dans la suite de tous ces textes, connus ou inédits, et leurs marges de commentaires précieux, d’illustrations nombreuses, le destin et dessin d’un homme qui s’essaya au théâtre, fut l’ami de Gérard Philipe, l’occasionnel traducteur de Tchekhov, le correspondant de compagnons nombreux et parfois illustres : une vie, pas si ordinaire, mais que regarde sans ciller, avec ses mots faussement simples, le poète aux prises avec cette seule énigme, grandiose et minuscule, de l’homme venu au monde.

« Je ne me sens homme qu’au contact des choses
Avec les hommes c’est le contraire
Vous savez bien c’est difficile
Ou trop facile
Je ne me sens à l’aise avec eux
Que de profil, quand à deux
On regarde la même chose,
Cette chose qui n’existe pas » (Poèmes bleus)

Moraliste et farceur désabusé, Perros se traque en regardant ailleurs, il est Ponge et Pascal en même temps, ou parfois Char qui aurait le vin triste, Lichtenberg fidèlement trivial, presque pré-houellebecquien : « Les gens qui ont des complexes nous en donnent », « Je me suis fait une déraison », « J’ai une excellente mémoire. Je ne retiens presque rien », « Qui écrit pour se sauver est foutu d’avance », « Il ne se passe rien et quand il se passe quelque chose, c’est la mort », « Ma vie est un suicide heureux », « Rester vivant, et être tenté par quelque chose que la mort a dans sa poche revolver »... On pourrait multiplier ainsi les citations, les formules, les paradoxes, dans une tapisserie infinie, une sorte de réseau ivre qui, au-delà de la chronologie, tisse dans l’ouvrage une toile le dévorant, en bousculant l’espace même : voilà donc le désordre d’exister, dans le cadre d’un livre qui craque aux jointures, aux coutures.

Du coup, on ne peut s’empêcher d’imaginer ce qu’aurait donné ce métier (à tisser) de vivre, dans le contexte contemporain d’un monde de fragments multipliés sur la « toile » immatérielle et presque sans limites de nos écrans... Perros à l’ordinateur ? L’image peut sembler cocasse, comme celle de papiers « copiés-collés », mais la nature de son oeuvre - et le fait qu’elle mette en question l’idée même d’une oeuvre, dans son possible accomplissement livres que ne la rend pas absurde. Davantage : c’est notre propre rapport de lecteur qui a changé, et d’une certaine façon induit de nouveaux réflexes, y compris lorsque l’on découvre un tel « Quarto »... On va voir en effet « en ligne », on complète telle image, on veut entendre une voix, retrouver un visage, la référence d’un autre texte en arborescence, et ainsi de suite. On pourrait même imaginer lire les Oeuvres dans un format électronique, et se complaire à une circulation où la notion de page perdrait de sa validité, mais où les textes demeureraient, constellés, et leurs échos de l’un à l’autre dans ce qui reste une oeuvre.

Mais que trouve-t-on exactement, quand on tape « Georges Perros » sur un moteur de recherche ? Des archives sonores, des bouts de bonnes émissions en vidéo, un répertoire un peu dérisoire des « meilleures citations », quelques conférences enregistrées, et l’émotion d’une voix magnifique, dans des dialogues en noir et blanc, ou la lecture d’un poème d’Armand Robin... On observe aussi le nombre de « vues » des documents proposés, et on se rend compte que nous sommes assez peu, en définitive, à écouter par exemple Perros au piano, dans l’introduction d’un documentaire filmé à Douarnenez en 1971 : à peine plus de 5 000 sur Youtube, autant dire rien, au regard du moindre tweet de la plus petite star... Est-ce vraiment cela, désormais, la mesure d’audience d’une oeuvre, ou en tout cas le compteur-témoin de la notoriété de son auteur ? Perros a longtemps été considéré comme un écrivain « pour happy few », et on se dit, en dépit de la publication en majesté de ses Oeuvres, que c’est peut-être encore le cas. À moins que cette question n’ait plus aujourd’hui la même signification, quand se brouillent souvent les liens de la connaissance et de la simple information...


Quelque chose est prêt, toujours, à exploser (de rire), en particulier quand l’écrivain s’approche de la mort, cet objet qui mérite, de texte en texte, et de Perros à Cholodenko, qu’on en fasse un dessin...

La question de la notoriété, on ne peut en tout cas s’empêcher de se la poser pour un autre écrivain, bien vivant, et poète assurément, dont vient de paraître je te fais un dessin, un livre extraordinaire qui poursuit le travail d’une oeuvre elle aussi fort singulière, trop peu lue, aventureuse et fière dans ses défis renouvelés, de texte en texte, depuis plus de quarante ans : Marc Cholodenko. Perros, Cholodenko : deux isolés pour initiés ? Le lien pourra paraître artificiel, car Cholodenko, qui fit sensation à 26 ans en obtenant le Prix Médicis pour un roman « post-proustien » (Les États du désert, 1976), après un drôle de conte érotique à succès (Le Roi des fées, 1974), s’est progressivement orienté vers une forme d’expérimentation textuelle proche de l’abstraction, en créant des espaces étranges et fascinants, où permutent sans cesse la pensée et l’objet, sur le ruban double-face et dansant des mots... On est loin, à priori, du travail de « notations » des Papiers collés. Il y a pourtant quelque chose, dans l’espèce de rigoureux vertige syntaxique de Cholodenko, qui rappelle volontiers Mallarmé (un Mallarmé malicieux, disons), et pourquoi pas ce qu’en écrivait, admiratif, Perros, lui aussi expert - à sa façon - dans l’art de se regarder en écrivant « faire un dessin » : « oeuvre qui bouge, qui fonctionne sans cesse. Masse évolue. Terrain miné. Lieux d’explosion se déplacent au gré d’un mouvement, mystère de cette parole qu’on voudrait d’Écriture, et qui y parvient dans ses soubassements mêmes. Totale réflexion, non de pensée, ambiguë. Férocement français. Cartésien. »

« Férocement français », tel est bien encore, à sa manière, je te fais un dessin, dans le travail époustouflant de sa langue, qui se réfléchit elle-même en se frottant à des objets divers : des choses, des gestes, des êtres ou des moments, comme « Le billet de banque », « Le cheval », « Au sortir du cinéma », « Une tache indélébile », « Les seins », « La sieste », « Une bonne blague », « Les clés perdues », etc. Les titres suffisent à faire rêver, qui sont comme un défi à la représentation : au génie de celui qui (d)écrit ce qu’il voit ou dévoie, en le décrochant comme un détail d’un tableau déjà peint. Bien sûr, il arrive qu’on pense, autant qu’à Mallarmé, au Parti pris des choses de Francis Ponge, dont Cholodenko s’amuse du reste à éluder « L’huître », trop célèbre et peut-être trop noble, pour lui préférer « La moule » : « Accommodante et farce, une fois forcée sa cuirasse elle la présente comme le moule où son petit corps aurait été préparé. »

Organisé en trois parties - « je te fais un dessin », « Mes tableaux d’une exposition », « Mes gribouillis d’enfant  » - le livre s’ouvre sur un texte qui juxtapose des phrases (dont les trois premiers mots sont en gras) n’ayant pas de rapport apparent entre elles : comme une tapisserie de paperoles collées, si l’on veut, ou les fragments joints d’un texte aux mille facettes, qui parle à la fois de lui-même et du monde, c’est-à-dire de l’espace entre eux, où nous nous glissons, nous perdons, nous retrouvons. C’est l’endroit qu’on dira de la poésie, à son plus haut degré d’étonnement - de merveille. Il y a comme un étourdissement dans la lecture, du coup, à la recherche des repères - le sens diffracté dans le non-lieu du livre - dans la joie pleine de surprises d’un parcours où il arrive aussi, assez souvent, que l’on rie.

On trouve en effet chez Cholodenko, comme chez Perros, une sorte de distance assez explosive : c’est l’ironie de son discret mais constant sourire, et même, dissimulé sous le dispositif volontiers savant, presque intimidant, de ses textes, un humour formidable, d’autant plus précieux qu’il se donne, intermittent, dans les plis d’une prose éminemment tenue. Quelque chose est prêt, toujours, à exploser (de rire), en particulier quand l’écrivain s’approche de la mort, cet objet qui mérite, de texte en texte, et de Perros à Cholodenko, qu’on en fasse un dessin... Ainsi du mégot : « Pour peu qu’il soit en nombre, avec cette apparence de tronçons déjetés de colonnes précipitées sur un tas de cendres ou de cartouches vides jetées sur les restes d’un foyer de fortune, le bout de cigarette évoque d’abord sa consommation, dans son acception triple d’usage, de terme et d’accomplissement, au détriment de l’ardeur, suivant celle de la combustion qu’elle induit, des efforts qui ont pu l’accompagner, au nombre des échecs desquels celui d’y mettre fin, s’il est le plus courant et à terme potentiellement mortel, est le moins douloureux. »

On y pense, à ce texte, en se promenant encore un peu « en ligne », pour aller voir dans les archives de l’INA non plus Perros en son Finistère d’adoption, mais Cholodenko sur le plateau d’Apostrophes, dans une archive télévisée de 1976. Tout le monde ou presque fume en direct, à cette époque... Et dans le public, comme c’était la tradition, assis derrière l’auteur, on aperçoit son éditeur : un homme jeune, lui aussi, et d’une extrême beauté qu’on dirait un peu slave, le regard d’une intensité plissée, impressionnant et merveilleux. On reconnaît « P.O.L » : Paul Otchakovsky-Laurens, qui vient de disparaître, si brutalement, et on a simplement envie de pleurer. En relisant Perros, en lisant Chodolenko, on ne peut l’oublier, lui, ni oublier ce qu’il a fait, avec une obstination discrète et une classe folle, pour la poésie.



Par Fabrice Gabriel, AOC Media, 29/01/2018



Je te fais un dessin, Marc Cholodenko


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Librairie Ptyx, novembre 2017



Je te fais un dessin de Marc Cholodenko par Pierre Vinclair


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Pierre Vinclair, Sitaudis, novembre 2017



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