— Paul Otchakovsky-Laurens

La Chair des vivants

Julie Douard

Ce roman interroge ce qui se joue autour du travail. Au-delà de la tâche et du lieu qui réunissent les gens, au-delà du salaire que tout le monde attend, quel genre de relations se nouent dans cet espace réduit et hiérarchisé où chacun passe ses journées ? Jusqu’où a-t-on besoin d’être reconnu et récompensé ?
La Chair des vivants met en scène différents types de relations et personnages qui ont en commun d’être plus ou moins liés au siège d’une entreprise qui diffuse de la papeterie et du matériel de bureau.
L’histoire se déroule sur quelques mois, décisifs dans la vie de plusieurs...

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La presse

Quelque part en France, aujourd’hui, dans une de ces petites entreprises anonymes - ou administrations? - managées à la diable pour faire modernes et performantes, mais où on ignore bizarrement pourquoi on travaille et pour quels projets... Peu importe, après tout. Les employés trimballent en souriant leur mal-être, leur ennui et leurs ambitions frustrées ; dissimulent leur boulot sans intérêt dans des fêtes idiotes où l’alcool coule à flots. Il y a du burlesque à la Gogol chez ces quadragénaires désemparés, en quête sinon de Revizor père fouettard, au moins de coach qui les aide à mieux vivre dans une société dont ils ne saisissent plus les enjeux mais qui leur fait perdre la boule. Alors ils s’agitent frénétiquement, dansent, font du sport ou se cachent sous leur bureau. Ils s’excitent aussi inutilement qu’ils se désespèrent vainement. Rien, dans La Chair des vivants, ne sert à rien. Ces vivants-là sont bel et bien réduits à leur poids de muscles qu’on manipule, humilie, abîme ou exalte avec sensualité ou sadisme... Professeur de philosophie, Julie Douard a déjà écrit deux récits aigus et acidulés (Après l’enfance, Usage communal du corps féminin) et pas mal de pièces de théâtre. Ainsi son troisième roman résonne-t-il comme un curieux espace scénique où apparaîtraient/ disparaîtraient en courtes séquences (ici, courts chapitres) des créatures-marionnettes rescapées d’on ne sait quel vaudeville des années 2000, avec de faux airs de comédie à la Marcel Aymé, aussi, du siècle passé... La mordante écrivaine dirige cruellement, et très drôlement, ce ballet d’amours fatiguées, d’amitiés décérébrées, de désirs lamentables. Ici, on jouit, meurt ou se suicide pour n’importe quoi. Comme on vit. Comme on rit.



Fabienne Pascaud, Télérama, 12/4/2018




Marathon mayonnaise


Julie Douard embringue dans une activité de groupe une « bande de losers » qui travaillent dans une tour.


Les personnages étant la pâte à modeler de Julie Douard, voyons un peu ces petits bonshommes. Dans la tour de la Chair des vivants, étage 12, vibrionne Henri, le collègue toujours en forme, celui qui salue d’une bourrade dans l’épaule, il fait mal, l’imbécile, et dame qu’on est des winners. Il s’exprime par phrases toutes faites et remplace le développement personnel par le sport, mais pas au point de sauter le déjeuner et de se priver de frites. Michon, au contraire, suit les conseils d’un coach (par abonnement numérique de 160 euros), et c’est malheureux, car celui-ci lui a recommandé de se rendre populaire par l’humour. Rien ni personne n’est moins drôle que Michon quand il fait des blagues pendant les réunions. Michon, au moins, n’est pas méchant. Il n’ira jamais jusqu’à piétiner les autres. Tandis que M. Michel sadise son assistante, Sophie, lui balance des insultes sans la regarder dans les yeux, l’oeil rivé à ses seins. Il lui fait salement payer le désir qu’elle lui inspire, en la reprenant sans cesse pour des fautes qu’elle n’a pas commises. Il va falloir la corriger, cette petite. « Il se pensa it méticu leux, scrupuleux, tandis que ses victimes le prenaient plutôt pour un grand malade, un obsessionnel psychorigide et infect. »


Et Sophie, eh bien Sophie, compense en dévorant « des cacahuètes colorées » qui ne la font même pas grossir. « Si encore elle avait eu les dents pourries, creusées par d’affreux chicots sucrés, mais non, Sophie restait belle et fraîche, fraîche mais angoissée. » N’oublions pas la standardiste. Fabienne, et le masseur d’Henri, un Serbe sans papiers qui lui fait un bien fou. avant de le rendre fou pour de bon, fou d’amour. Nous progressons, nous nous rapprochons de ces gens, de ces clichés qui soudain n’en sont pas, de cette « bande de losers qui seraient débarqués au prochain audit », même si l’étage 12 retentit des assauts d’Henri.


« Sentiment d’irréalité »


Il s’avère que M. Michel se prénomme Jean-Charles, et que Michon arbore le surprenant prénom de Gaëtan. Le plus intéressant d’entre eux, celui qui les regarde comme peut-être Julie Douard regarde autour d’elle quand elle n’écrit pas, s’appelle François. C’est avec lui que le livre commence. Saisi en permanence d’un « sentiment d’irréalité », persuadé de l’inanité de l’existence, il continue à travailler, faute de mieux. « Ne rien faire du tout eût été plus amusant, mais il/allait manger et malheureusement François ne chassait pas, il devait donc payer chacun de ses repas. » François est beau, il a les yeux verts et un air si doux que chacun se confie à lui. Il est certain qu’il ne répète rien : il est si peu intéressé.


« Bar décontracté »


Qui est à l’origine de l’activité de groupe avec laquelle la Chair des vivants se terminera en apothéose ? Le bel indifférent, le champion du non agir, l’athlète du laisser faire : François. Sur une carte envoyée par le bureau à Henri mis hors circuit par son affaire de coeur, il écrit étourdiment : « Partageons ton rêve et courons tous en équipe dans les rues de Paris, aux couleurs de la compagnie. » A cause de François, et de personne d’autre, ceux de l’étage 12 vont participer au marathon. Auparavant, Bernard Desmarais anciennement Lecrochu, assure son rôle de coach, lui-même intelligemment coaché par son épouse - « elle était la bonté même ». Les Desmarais s’emploient à aider Michon puis M. Michel, l’idée de ce roman étant d’amener les protagonistes le plus près possible de l’épanouissement. Dans un « bar décontracté », danse et karaoké, nos losers se dégourdissent. « Même Michon avait trouvé une partenaire, une petite rouquine un peu boulotte mais parfaitement fagotée, surtout si elle comptait passer un casting pour un biopic de Jean Moulin. »


Est-ce à dire que la romancière est méchante ? Moqueuse, plutôt. Joueuse, menant son monde avec un goût pour la farce démenti par une prose ultraélégante. Gaëtan Michon s’éprend de Marjolaine, laquelle est heureuse d’être tombée sur ce « monsieur très bien ». Michon : « Pourquoi lui avait-il fallu attendre plusieurs décennies pour comprendre que la vie pouvait être simple et les choses si faciles à atteindre, du moment qu’on osait se déplacer jusqu’à elles ? » Julie Douard, auteur d’Après l’enfance et d’Usage communal du corps féminin, invente la figure du romancier en coach de vie.


Par Claire Devarrieux, Libération, le 10 juin 2018.



Une petite entreprise comme il y en a tant. S’y croisent, en un ballet absurde, chaotique, drôle et bien contemporain, Michon « face à qui les femmes parl[ent] entre elles aussi librement que devant un eunuque malentendant », Henri, chef marketing, François, « qui (...) se fou[t] de tout dans les grandes largeurs », Sophie, qui s’interroge (« A partir de quel âge [peut]-on dire sans ridicule qu’on [a] raté sa vie ? »), Jean-Charles Michel, responsable des achats, « trop vieux pour trouver un sens à sa vie », et quelques autres du même acabit.


L’immeuble de bureaux dans lequel ils s’entassent est « comme une ruche pleine de gens souffrant physiquement du malheur d’être enfermés à vie dans l’unique but de gravir des échelons alors qu’ils auraient pu aller tellement plus loin en décidant de prendre le large plutôt que de la hauteur ». Parce que, si le travail c’est la santé, c’est aussi et avant tout quantité de souffrances et de frustrations, racontées ici d’une plume mordante et avec une telle cocasserie qu’on en oublierait presque la noirceur du sujet.


Par N.P, Le Canard Enchaîné, le 13 juin 2018.