« Puisque vous insistez a dit Mme la Marquise… »
Dans ce nouveau texte de Danielle Mémoire, l’auteur est la Marquise de la célèbre chanson populaire Les 80 chasseurs : « Une Marquise sans héritiers / Invita des chasseurs en masse / Alors vit-on plus d’un chasseur / Accouru sans qu’on lui dise… » La Marquise, selon la tradition, reçoit les chasseurs (la chasse est la sienne ainsi que le pavillon), le soir de l’ouverture. Elle évoque avec eux ses écrits en cours, avec de nombreuses digressions, canulars, explications de mots, citations… Et ce sont bien 80 chasseurs qui se succèdent dans une conversation étourdissante, souvent...
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« Puisque vous insistez a dit Mme la Marquise… »
Dans ce nouveau texte de Danielle Mémoire, l’auteur est la Marquise de la célèbre chanson populaire Les 80 chasseurs : « Une Marquise sans héritiers / Invita des chasseurs en masse / Alors vit-on plus d’un chasseur / Accouru sans qu’on lui dise… » La Marquise, selon la tradition, reçoit les chasseurs (la chasse est la sienne ainsi que le pavillon), le soir de l’ouverture. Elle évoque avec eux ses écrits en cours, avec de nombreuses digressions, canulars, explications de mots, citations… Et ce sont bien 80 chasseurs qui se succèdent dans une conversation étourdissante, souvent absurde, sur la langue, les mots, l’écriture et les auteurs. Ce livre finit par dessiner un drôle d’art poétique et lexical, un voyage loufoque dans l’oeuvre même de l’auteur. On y croise aussi Allan Edgar Poe, Sherlock Holmes, Conan Doyle et son Docteur Watson, Arthur Gordon Pim, Baudelaire, d’autres inconnus ou imaginaires, et jusqu’à la « vieille Eulalie » du Cantique d’Eulalie, le premier texte en notre possession en langue française. On y retrouve des personnages apparus dans les livres précédents de Danielle Mémoire, des histoires précédemment évoquées, avec des variations. Bref, on revisite ainsi le Corpus. Celui de l’oeuvre protéiforme de Danielle Mémoire, et celui de notre rapport infini à la langue.
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Les chasseurs et le Corpus
Danielle Mémoire propose avec le Rendez-vous de la marquise une éblouissante conversation à propos de son oeuvre et de la littérature.
« Au rendez-vous de la marquise, dit la chanson, ils étaient quatre-vingts chasseurs. » Chasseurs de quoi? De « griffonnages », de « barbouillages », d’« écrits ». Bref, « de mes livres », dit la marquise elle-même, qui s’adresse à ses invités. Qui est-elle? Celle qui « ne barbouille que de misérables narrations », autrement dit madame de Sévigné ? Celle qui sortit à cinq heures, selon une phrase de Paul Valéry inventée par André Breton? Qu’importe. Ce qui compte, c’est cette suspicion portée d’emblée sur le récit, le roman et, évidemment, les notions éminemment scabreuses de personnage ou d’auteur. Le Rendez-vous de la marquise est le dernier des ouvrages que Danielle Mémoire consacre à l’exploration du Corpus. Cet ensemble de textes - on parle de deux ou trois mille pages - publiés et non publiés, voire écrits et non écrits, attribuables à un ou plusieurs auteurs ou « usurpateurs », entretient avec les livres de sa bibliographie connue des relations multiples sous des formes diverses. Extraits, notes, réalisations de projets, réarrangements et montages, l’oeuvre manifeste de Danielle Mémoire apparaît comme les « fragments réglés » d’un texte cherchant - si la chose est possible pour un texte - à s’incarner. Avant le Rendez-vous, les Personnages (2000) et les Auteurs (publié en 2017 mais « interminablement en cours » ) constituaient des étapes majeures de ce parcours riche en excursions.
Ces dialogues à fleurets mouchetés
Aujourd’hui, le rôle de « l’auteur » est tenu par la marquise, qui va parler, avec ses quatre-vingts interlocuteurs, de ses livres. Plutôt « de ses livres » comme on parle « de quelque part », comme on s’autorise « de » son expérience. Dialogue libre et désinvolte où, dit-elle, bien que « parler de mes livres n’est pas sans m’inspirer quelque réticence », elle joue avec les mots et les questions, parcourt son Corpus, et, au-delà, celui de la littérature, dont nous croisons livres et auteurs depuis le berceau médiéval de la langue jusqu’à Poe, Doyle, Laclos ou Baudelaire. Ces dialogues à fleurets mouchetés, où, parant et ripostant avec élégance, Danielle Mémoire réfléchit tout haut, élaborant et exposant avec science son art poétique, n’ont pas pour seul agrément leur vivacité. Ils donnent l’envie irrésistible de plonger dans la bibliographie de cette écrivaine qui, sans faire de bruit, sape tout ce que nous croyons savoir de la littérature et nous fait ce cadeau de pouvoir la lire d’un oeil neuf.
Alain Nicolas, L’Humanité, 16 mai 2019