— Paul Otchakovsky-Laurens

La robe blanche

Prix Wepler-Fondation La Poste 2018

Nathalie Léger

Il y a quelques années, Nathalie Léger découvre une histoire qui l’intrigue et la bouleverse : une jeune artiste qui avait décidé de se rendre en autostop de Milan à Jérusalem en robe de mariée, pour porter un message de paix dans les pays en conflit ou en guerre, est violée et assassinée par un homme qui l’avait prise en voiture au sud d’Istanbul. Artiste ou martyre ? Candeur ou sacrifice ? Elle voulait faire régner l’harmonie par sa seule présence en robe de mariée. Mais ce n’est ni la grâce ou la bêtise de cette intention qui captive la narratrice, c’est d’avoir voulu par son voyage réparer quelque chose de...

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Traductions

Espagne : Sexto Piso | Italie : La Nuova Frontiera | Royaume-Uni : Les Fugitives | Slovénie : Modrijan | USA : Dorothy, A Publishing Project

La presse

Le mémorial de mots de Nathalie Léger pour Pippa Bacca


Avec « La Robe blanche », Nathalie Léger se saisit du destin de l’artiste italienne tuée sur la route de Milan à Jérusalem en 2008. Mémorial pour les femmes violentées.


Il y a toujours une image à l’origine d’un texte de Nathalie Léger. Celle, glacée, sans cesse démultipliée, de la comtesse de Castiglione dans L’Exposition (P.O.L, 2008) ; celle d’une silhouette se détachant de l’obscurité au cours du film Wanda, de Barbara Loden, dans Supplément à la vie de Barbara Loden (P.O.L, 2012). C’est à nouveau le cas avec La Robe blanche, qui annonce dès l’ouverture du récit : « Tout tient peut-être à cette grande tapisserie accrochée dans la salle à manger et surplombant nos repas, L’Assassinat de la dame. » Réalisée d’après l’un des panneaux peints par Botticelli pour la commande d’un cadeau nuptial, elle représente une femme poursuivie le long d’un rivage par « un cavalier en armes accompagné de chiens hurlants ». Au fond, la fuite ; devant, le meurtre.
Des noces, une femme sacrifiée, deux éléments que l’auteure aura justement retrouvés dans le fait divers qui est au centre de son quatrième livre : le 8 mars 2008, une artiste italienne de 33 ans surnommée Pippa Bacca partait de Milan vêtue d’une robe de mariée pour rejoindre Jérusalem en auto-stop, en passant par les Balkans, la Bulgarie, la Turquie, la Syrie, la Jordanie et le Liban - espérant que la traîne de sa robe efface les horreurs de la guerre. À son retour, la robe, salie par le voyage, devait faire l’objet d’une exposition. Mais le 31 mars, Pippa est violée et tuée à quelques kilomètres d’Istanbul.


Endosser le chagrin et la douleur d’autrui


Ce qui a intéressé Nathalie Léger est moins l’intention de l’artiste, « la grandeur de son projet ou sa candeur, sa grâce ou sa bêtise », que le fait qu’elle ait cherché, par son voyage, à réparer quelque chose de démesuré et qu’elle n’y soit pas parvenue. Car tel est le coeur du texte : la possibilité ou pas d’endosser, comme on passe une robe, le chagrin et la douleur d’autrui pour tenter d’y remédier. Peut-il seulement exister une réparation ? Pour ces populations meurtries par la guerre, à travers l’entreprise de Pippa ? Pour Pippa elle-même, à travers celle de Nathalie Léger ?
C’est là l’un des enjeux du récit, le rapprochement des travaux de l’artiste et de la romancière, que sous-tend une question essentielle : l’art est-il capable de rendre justice ? « À peine ajuster, voilà, ça oui, ça l’écriture peut le faire », répond l’auteure. Rendre à sa juste dimension ou place, donc, à défaut de rendre justice. Car « même quand les artistes sont maladroits, les performances disent obstinément quelque chose de vrai ». De maladresse, il est faussement question dans La Robe blanche. Dès le départ, Nathalie Léger feint d’être empêchée dans son projet d’écriture par sa propre mère, cette autre figure meurtrie, au sens figuré cette fois. Une mère à qui tout a toujours été refusé, à commencer par le droit de se défendre lors d’un procès qui l’opposait à son époux, et qui demande sans cesse à sa fille, prise « dans la traîne de cette tristesse », de la venger.


Dialogue avec la figure maternelle


Derrière le parcours tragique de Pippa Bacca se dessine ainsi l’histoire d’une mère dévorante et de son pouvoir destructeur - mais également créateur (en réalité, comme dans les précédents livres de l’écrivaine, le dialogue avec la figure maternelle, en même temps qu’il semble empêcher l’oeuvre, la justifie, voire participe au processus d’écriture). En mettant en parallèle plusieurs figures de femmes violentées, humiliées (Pippa par son assassin, la mère par son époux, Nathalie Léger par sa mère - « la violence est une, petite ou grande »), l’auteure reprend une formule que l’on retrouve dans l’ensemble de son oeuvre : raconter d’autres vies que la sienne et, à travers elles, dire quelque chose d’elle-même. Car si l’art imite l’existence, la vie, chez Nathalie Léger, imite la vie : chacune de nos paroles, de nos pensées, chacun de nos gestes portent en eux la mémoire d’autres gestes, pensées, paroles ayant appartenu à autrui. N’est-ce pas d’ailleurs le propre de la littérature de donner la parole à toutes ces vies que nous portons à notre insu, à ces fictions qui, paradoxalement, nous constituent ? Si la littérature ne parvient pas à leur rendre justice, au moins permet-elle de rendre leurs voix vivantes, de graver, « dans la pauvreté de la chose dite, un petit mémorial de mots ».
Au-delà de la simple exploration d’un fait divers, La Robe blanche est avant tout une subtile variation sur la trace, sur les fantômes qui nous habitent : qu’ils s’appellent Pippa Bacca, qu’ils soient notre propre mère, ou encore une femme éperdue poursuivie par un cavalier en armes, et qui voit venir sa fin.



Avril Ventura, Le Monde des Livres, août 2018




Evoquant l’artiste Pippa Bacca, l’auteure interroge à nouveau la féminité. Et se réconcilie avec sa mère, devenue personnage de ce récit vif et profond.


Elle s’appelait Giuseppina Pasqualino, elle avait 30 ans et des poussières, et se revendiquait artiste, sous le pseudonyme de Pippa Bacca. « Tout au long de l’année 2008, la presse italienne avait relaté le détail de sa performance, comment elle était partie de Milan vêtue d’une robe de mariée, et comment elle avait voulu rejoindre Jérusalem en auto-stop à travers les Balkans, la Bulgarie, la Turquie, la Syrie, la Jordanie, le Liban » - les Balkans, surtout, dans le présent desquels l’éclatement de l’ancienne Yougoslavie, le conflit subséquent et ses atrocités affleuraient encore. L’artiste conceptuelle voulait-elle vraiment, lestée de sa pesante robe nuptiale et de son trousseau foutraque (« un éventail de soie, une aumônière en or, un livre d’heures, un manteau de loutre »), porter « un message d’amour dans les pays récemment touchés par la guerre » ? Etait-elle une âme généreuse et audacieuse, ou une âme simple ? Une sainte - sur son chemin, quand elle croisait une sage-femme, elle lui faisait un lavement de pieds - ou une écervelée ? Une idiote pure et simple ? A moins qu’elle ne fût une martyre - Pippa Bacca est morte assassinée en Turquie, trois semaines après son départ de Milan. Sa robe blanche fut son linceul.
Après la comtesse de Castiglione (dans L’Exposition, 2008) et Barbara Loden, la cinéaste du mythique ­Wanda (Supplément à la vie de Barbara Loden, 2012), la présence de Pippa Bacca au coeur du nouveau, très bel opus, vif et profond, de Nathalie Léger, incite à regarder ces trois livres comme un dispositif, un triptyque méditatif et imprévisible, porteur d’une réflexion subtile et multiple, d’une part sur l’art et le geste esthétique (« une robe blanche suffit-elle à racheter les souffrances du monde ? »), d’autre part sur la féminité non pas sur « la » femme, mais sur des femmes dont les élans vitaux et les aspirations singulières furent pris dans les rets des conventions et des normes sociales. Indissociable de ces figures féminines, la mère de la narratrice s’invite dans les trois ouvrages, de façon plus ou moins subreptice ou affirmée. Dans La Robe blanche, elle s’impose comme un personnage central sur lequel Nathalie Léger se penche longuement, faisant de sa vie - de ses mots, de sa douleur ordinaire de femme délaissée, abandonnée, humiliée - un second fil narratif, non pas cousu mais simplement juxtaposé à celui qui déroule l’enquête sur le geste fantasque et poignant de Pippa Bacca. Un assemblage subtil, aux effets miroitants. « Je n’ai pas toujours aimé ma mère. Elle était du côté des perdants et j’étais écoeurée de son petit mouchoir toujours humide, je n’ai pas été alors capable de l’embrasser, de la consoler  » Envers cette femme rompue, La Robe blanche est un geste d’apaisement, de consolation, de réparation.



Nathalie Crom, Télérama, août 2018




L’aube d’un nouveau monde


Poursuivant sa réflexion sur le féminin et sa transmission, Nathalie Léger retrace l’engagement d’une artiste partie sur les routes en robe de mariée pour changer le monde.


Et si une femme âgée pouvait parler à celle qu’elle fut autrefois, jeune fille revêtant sa robe blanche le jour de son mariage ? Leurs pensées secrètes, séparées par des décennies, se rejoindraient-elles au-dessus du vêtement autrefois immaculé ? Ce n’est pas le sacrement du mariage, ni même l’union elle-même, que l’écrivaine Nathalie Léger a mis au coeur de son quatrième livre, mais plutôt la manière dont l’engagement d’une vie va modeler une femme, l’élever, l’alourdir. Et c’est la symbolique de la robe blanche de la mariée, réelle, oeuvre d’art ou métaphore, qui conduira sa recherche.
Nathalie Léger tisse dans ce récit deux étoffes, auxquelles elle viendra broder d’autres motifs perlés : l’histoire douloureuse et subjective de sa mère, déjà présente dans ses précédents récits, et celle d’une artiste milanaise morte en 2008. Comme précédemment la comtesse de Castiglione et l’actrice américaine Barbara Loden, autres destins nourris de possibles et d’infortunes, cette figure iconique va lui permettre, par des détours narratifs et réflexifs, de projeter le parcours de sa propre mère et le lien complexe qui l’unit à elle.


Des gestes quotidiens de don et d’amour


Pippa Bacca, nom d’artiste de Giuseppina Pasqualino di Marineo, née en 1974, a été assassinée en Turquie en 2008. Elle avait entrepris un long voyage en auto-stop jusqu’à Istanbul, vêtue d’une robe de mariée, désireuse de traverser les pays ayant récemment connu la guerre pour y apporter l’idée de la bonté, de la joie et de la fraternité.
Elle s’était fixé pour règles de ne jamais refuser de monter dans un véhicule, et de rencontrer des femmes à chaque étape afin de partager des moments de leur quotidien. Elle avait pour habitude, par exemple, de leur laver et masser les pieds. Gestes quotidiens de don et d’amour, comme ceux de la narratrice qui essuie les pieds de sa mère après une promenade sur la plage.
Dans le communiqué publié avant son départ, Pippa Bacca avait choisi de citer les vers d’une chanson de Leonard Cohen sur Jeanne d’Arc, adaptée par l’Italien Fabrizio De André : « Je suis fatiguée de la guerre désormais, je voudrais retrouver la vie d’avant, une robe de mariée, ou quelque chose de blanc, pour cacher ma vocation au triomphe et aux larmes. »


Douceur environnante, beauté de l’écriture


Il y a en effet quelque chose de l’ordre du sacré, flirtant avec le profane, dans l’absolu de la quête de Pippa Bacca. Certains ont d’ailleurs osé rapprocher son élan de celui des mystiques. Si elle ne s’aventure pas dans ce type d’exégèse, Nathalie Léger rapproche sa démarche d’autres performances d’artistes ayant mis l’habit de mariée au centre d’un dispositif?: Marina Abramovic, Marie-Ange Guilleminot, Jana Sterbak, ou encore Niki de Saint Phalle, dont la sculpture monumentale en plâtre et dentelle, Eva Maria, greffe à une robe les objets accumulés dans une vie.
C’est le balancement incessant entre ses deux « sujets » (le tourment de sa mère et la tragédie de l’artiste) qui donne à son livre sa dynamique. Il se présente d’emblée comme une conversation intermittente entre la narratrice et sa mère, lors d’un séjour dans une maison familiale, baignée par une douceur environnante portée par la beauté de l’écriture de Nathalie Léger.
La mère a une demande « insensée » : que la fille lui fasse « justice ! », répare dans un livre le mal causé par le père. La fille résiste, consciente du piège, mais cherche une voie, appuyant son intuition sur l’exemple de l’artiste italienne. Ce n’est pas, écrit-elle, « la bonté de Pippa qui m’a attachée à son histoire. Ce n’est pas son intention qui m’intéresse ni la grandeur de son projet ou sa candeur, sa grâce ou sa bêtise, c’est qu’elle ait voulu par son voyage réparer quelque chose de démesuré et qu’elle n’y soit pas arrivée ».


« La marque d’un geste inhumain et le poids d’un corps »


La littérature viendra offrir des nuances, tressant le document, la fiction et l’autobiographie familiale : « Le rôle des monuments, écrit Nathalie Léger, qu’ils soient visibles ou invisibles, le rôle des commémorations, ce n’est pas seulement de raviver le souvenir des morts, pas seulement d’adresser collectivement un salut à la grandeur des actes, ni de transformer, face à la mort, l’impuissance en éloquence, mais c’est aussi, personne n’en parle bien sûr, de réclamer le recouvrement d’une dette, car, derrière les hommages, derrière les saluts et les statues, derrière l’art ou la sociologie, et même derrière la générosité d’un pardon, il reste toujours, soigneusement dissimulé sauf à l’esprit d’une mère, un coin de buisson, la terre foulée, remuée, les objets disséminés, la marque d’un geste inhumain et le poids d’un corps.< > »
Comme si ce symbole immaculé pouvait délivrer tel un oracle une réponse acceptable pour les deux femmes, la narratrice revient à la robe blanche. Sa mère a conservé la sienne, relique d’un mariage malheureux, étrangement vénérée, qui « conserve en creux l’âme errante de la jeune fille qu’elle fut ». Une jeune fille et une femme à qui l’auteur ne rend pas justice, mais, mieux, grâce et dignité. Nathalie Léger l’écrit : « Même quand les artistes sont maladroits, quand leurs pensées sont confuses, quand leurs gestes sont inaboutis, les performances disent obstinément quelque chose de vrai. »



Sabine Audrerie, La Croix, août 2018




Brève histoire d’un suaire


En retraçant le voyage tragique d’une performeuse en robe de mariée, Nathalie Léger délivre un texte d’une finesse terrible sur ses origines et la voix des plus vulnérables.


En 2008, une jeune artiste italienne, Pippa Bacca, entreprend de parcourir le monde en robe de mariée. Son trajet, effectué en stop, va de Venise à Istanbul en passant par Sarajevo. L’enjeu : prouver que l’on peut faire confiance à l’autre, et incarner ainsi un message de paix, d’amour. Au passage, elle lave les pieds des sages-femmes, offre des petites figurines faites au crochet. Avec sa caméra, elle filme tout. Nathalie Léger part du principe que "même quand les artistes sont maladroits, quand leurs pensées sont confuses, leurs gestes inaboutis, les performances disent obstinément quelque chose de vrai". Mais quel est ce "vrai" que dira la performance de Pippa Bacca, même à son insu, et qui va résonner avec la propre vie de l’auteure, s’entremêler au récit de ses origines ? Peu à peu, le geste de Nathalie Léger se dévoile : il s’agit de mettre en parallèle le parcours de la jeune artiste, son message d’amour naïf qui sera brutalement contredit à la fin, avec la vie de sa mère chez qui elle passe quelques jours, cette mère qui se dit victime, se plaint sans cesse d’avoir été humiliée. Cette mère qui, contrairement à ces artistes (Marina Abramovic ou d’autres performeuses), n’aura pas eu la chance d’avoir l’art ou la littérature pour faire entendre sa vérité, la vérité. "C’est cette solitude pleine d’effroi et de cris retenus, Justice ! Justice !, c’est cette solitude souffreteuse comme une peau tuméfiée à force d’outrages qui me fait écrire."
Écrire pour prêter sa voix à celles qui n’en ont pas, pour incarner celles que la vie, ou plutôt tout un système, va effacer, réincarner celles qui sont mortes. Avec son magnifique L’Exposition (2008), Léger ressuscitait la comtesse de Castiglione, une Cindy Sherman avant l’heure, se retirant de la vie à mesure qu’elle demandait aux photographes de fixer son apparence sur pellicule. Avec Supplément à la vie de Barbara Loden (2012), Léger évoquait la vie de la réalisatrice du film culte Wanda qui suivait la dissolution d’une femme dans le vide, le rien. Ici, la robe de mariée de l’artiste italienne nous mènera à celle de la mère.
Léger montre, par touches impressionnistes et correspondances narratives, comment cette robe, d’abord symbole d’amour, de communion et de partage, pensée et validée par une société patriarcale, est peut-être davantage symbole d’effacement, de mise à mort de la femme, tel un suaire. La robe de mariée de l’artiste est déchiquetée par l’homme qui va violer la jeune femme, la tuer et l’enterrer en Turquie. Celle de la mère, elle, gît au fond d’une boîte, relique d’une autre mise à mort : celle d’une épouse par une société sexiste (en 1974) qui, pour excuser le mari adultère, va s’en faire la complice en accusant la femme de tous les maux, quitte à mentir. Si la performance de Pippa Bacca a fini par dire le vrai, c’est entre les mains d’un autre, achevée par celui qui l’achève. La Robe blanche est un texte d’une noirceur terrible sur la nature humaine et ses pulsions destructrices, qui s’éveillent dès qu’un corps est vulnérable.



Nelly Kaprièlan, Les Inrockuptibles, août 2018



Nathalie Léger raconte le destin d’une innocence saccagée



Nathalie Léger restitue, dans « La Robe blanche », la trajectoire d’une artiste milanaise, Pippa Bacca, qui voulait traverser les pays en guerre pour apporter la paix.


Un fait divers. Elle voulait apporter la vie, elle a trouvé la mort. L’artiste italienne Pippa Bacca, pseudonyme de Giuseppina Pasqualino di Marineo, entreprend de traverser les pays en guerre en robe de mariée pour incarner un message de paix. Elle part de Milan le 8 mars 2008 dans l’espoir de rejoindre Jérusalem. Elle souhaite traverser les Balkans, la Bulgarie, la Turquie, la Syrie, la Jordanie, le Liban. La presse italienne suit de près sa performance. L’artiste conceptuelle fait de l’auto-stop durant tout le voyage et lave les pieds des sages-femmes rencontrées. Elle croit en la bonté, la confiance, la générosité. Il y a deux robes de mariée. L’une, immaculée, reste à Milan. L’autre, empoussiérée, voyage. L’idée est de les exposer à la fin, côte à côte, comme deux symboles dissemblables. La robe brillante de blancheur ; la robe éteinte par la noirceur. La matière préservée de l’horreur du monde ; la matière imprégnée de l’horreur du monde. Tout s’arrête le 31 mars 2008. Pippa Bacca meurt violée et assassinée, en Turquie, à l’âge de 33 ans. On retrouvera son corps nue, jeté dans un fossé, à quelques kilomètres d’Istanbul. Pourquoi l’art échoue-t-il à réparer le monde?
Dans La Robe blanche, on marche à la recherche de la bonté à jamais perdue.
Les trois premiers romans de ¬Nathalie Léger forment un triptyque sur la mélancolie, la force créatrice, la famille. L’auteure part de la photo, du cinéma, de la performance pour donner à voir un destin féminin. Elles sont impulsives, subversives, incomprises. La comtesse de Castiglione (L’Exposition), la réalisatrice américaine Barbara Loden (Supplément à la vie de ¬Barbara Loden), l’artiste milanaise Pippa Bacca (La Robe blanche). Elles se hissent au-dessus de leur vie, à leur manière, par un geste jeté à la face du monde. Le réalisateur Elia Kazan avait confié à sa femme, -Barbara Loden, que le plus important dans la vie est de ne pas rester silencieux. La maîtresse de Napoléon III fait entendre sa beauté ; l’ancienne pin-up fait entendre son silence et son agressivité ; la performeuse italienne fait entendre sa foi en l’homme. Elles ne se laissent pas définir par la société, mais imposent à la société une représentation d’elles-mêmes. Elles ne sont pas rejetées mais jugées. La romancière Nathalie Léger construit des dispositifs acérés, pourvoyeurs de tensions, pour instaurer un dialogue entre des femmes, des pays, des époques. Elle montre de manière prégnante la "propagation des émotions" d’une existence à l’autre. Des jeux de reflets posent des enjeux de vie. La rencontre entre le dedans et le dehors, le singulier et le collectif, le soi et l’autre.


Malheur banal


La fille à la mère : "Un malheur banal, on est d’accord?" La mère est d’accord. Elle a été trompée, abandonnée, humiliée par son mari. Dans la petite salle d’audience du tribunal de grande instance de Grasse, pour le divorce, tous ont donné raison au mari. Les proches ont témoigné contre elle. Une épouse capricieuse, une mère négligente. Nous étions en 1974. Elle a perdu, elle a tout perdu. Un malheur banal. Elle n’a pas été frappée, elle n’a pas été tuée. Elle a été abandonnée. La fille à la mère : "On a le droit de ne plus aimer." La mère est d’accord. Mais aujourd’hui, la mère demande à sa fille écrivaine de réparer l’injustice et de rétablir la vérité sur sa vie. La fille rechigne à la tâche. Elle désire écrire non pas le livre d’une femme qui veut porter le fer (sa mère), mais le livre d’une femme qui veut apporter la paix (Pippa Bacca). Elle veut quitter la petite histoire connue par coeur (sa famille) pour la grande histoire demeurée incompréhensible (la folie d’une artiste). Et si les deux destins se croisaient. La violence faite aux femmes, la quête de justice, la lutte contre l’oubli. Il faut peut-être alors se lancer à tâtons. Il est bon de tenter de réussir, avant de réussir à échouer. La Robe blanche raconte ainsi de multiples engagements. Les deux femmes, la mère bafouée et l’artiste assassinée, ont cherché la "joie originelle". Dans La Robe blanche, on marche à la recherche de la bonté à jamais perdue.
Les héroïnes de Nathalie Léger ont le courage de survivre, mais pas toujours le goût de vivre.
Des reflets, des éclats, des prismes, des biais, des échos. La narratrice nettoie le sable des pieds de la mère au bout de la plage comme l’artiste lave les pieds des sages-femmes croisées en chemin. Le symbole de la robe de mariée court, tout du long, sous différentes formes. On passe souvent du tragique à ¬l’ironique. Nathalie Léger rappelle avec ¬humour la théorie du conflit central : "Quelqu’un veut quelque chose et un autre ne veut pas qu’il l’obtienne." La mère demande sans cesse à la fille de réparer, par les mots, la souffrance subie à cause du mari. La réalité et la fiction entrent alors en guerre. Dit et contredit. La narratrice refuse de venger sa mère, mais l’écrivaine sauve sa mère. Les différentes strates du texte sont là, sous nos yeux, donnant à voir la bonté fragile de l’épouse lâchée. Sa vie est une succession d’abandons par tous. La fille avoue : "Je n’ai pas toujours aimé ma mère." Mais le texte est bien là, sous nos yeux, limpide et compact. Le mari reproche surtout à son épouse son incapacité à être heureuse. Le divorce a été un point de non-retour dans la vie de la mère. "Tout lui a été interdit : les mots, les coups, la justice. Ne restaient que les larmes." Elle n’en a même pas fait une arme.


Innocence saccagée


D’une histoire à l’autre. Image, mariage, drame. Pippa Bacca est montée dans une voiture noire. L’homme l’a violée, étranglée, tuée. Il a filmé trois jours après, avec la caméra de l’artiste assassinée, le mariage de sa nièce. Le corps a été retrouvé le 11 avril 2008. Le destin de Pippa Bacca est bouleversant car il est celui d’une innocence saccagée. Elle voulait enseigner la confiance, on apprend la défiance. La Robe blanche est constituée de petites ébauches inoubliables. La narratrice se rend à Milan pour rencontrer la mère de l’artiste morte, mais y renonce par un scrupule infini. Elle arrive, elle repart. La mère de Pippa Bacca avait répondu à ceux l’accusant d’avoir laissé partir sa fille, en robe de mariée, sur les routes dangereuses : "Toutes les mères sont anxieuses, elles sont toujours anxieuses, mais on ne doit pas transmettre son anxiété à ses enfants. Ça ne suffit pas de donner la vie, il faut aussi leur donner le courage de vivre, de vivre intensément, de vivre et pas seulement de survivre."
La cinéaste Claire Simon a inventé un exercice pour ses élèves. L’histoire racontée doit tenir en une minute. Comment raconter une vie en une minute? Comment raconter trois vies en une centaine de pages? Nathalie Léger a choisi un dispositif tendu, une intrigue réduite, un rythme musical. Ses récits racontent tous la mélancolie. L’auteure déploie la mélancolie comme l’entendait Jean ¬Starobinski, une mise à distance de la conscience face à la douleur de vivre, dans des destins de femmes paroxystiques. Ses héroïnes ont le courage de survivre, mais pas toujours le goût de vivre. Les rais de lumière proviennent ici de conversations couturées, hachurées et suturées entre les vivants et les morts. On parle, on se parle. Dans La Robe blanche, la mère, la narratrice et l’artiste se disputent, s’épaulent, se comprennent, se séparent. Car si l’on ne peut pas dire la justice, peut-être peut-on dire le juste ; car si l’on ne peut pas offrir la réparation, peut-être peut-on offrir la consolation. On n’en est même pas sûr. Nathalie Léger dresse un petit autel de papier et, de chacun de ses livres, s’élève un chant divin et défunt.


Marie-Laure Delorme, Le Journal du dimanche, septembre 2018











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