— Paul Otchakovsky-Laurens

Doggerland

Elisabeth Filhol

Faut-il donner la clef d’un roman ? En général la réponse est non, car une des forces du roman, contrairement à d’autres formes de récit, est précisément de laisser le champ libre à une variété d’interprétations. En tant que lectrice, j’aime entrer et circuler dans un texte de fiction sans que le chemin soit entièrement balisé. En tant qu’auteure, la question s’est posée à une étape cruciale de l’écriture de Doggerland, quand après avoir erré, j’ai pu enfin mettre un mot sur le fonctionnement (ou plutôt le dysfonctionnement) de chacun des deux personnages principaux. Quelque chose alors s’est...

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La presse

Doggerland, un territoire englouti au coeur de la tempête



Auteure de la Centrale, Élisabeth Filhol confronte le temps de la géologie à celui des humains. Un roman fascinant, à la croisée des sciences et de la fiction.


C’est d’abord un mot énigmatique, « Doggerland ». Le nom d’un territoire englouti depuis 8000 ans sous la mer du Nord suite à la fonte de la calotte glaciaire, une île prospère où ont vécu des hommes plusieurs millénaires d’affilée. Depuis 1985 et la découverte par un pêcheur néerlandais d’une mâchoire humaine vieille de 9000 ans, confiée au paléontologue Dick Mol, on sait que le Doggerland n’est pas une fiction. Ce qu’il en reste est une dorsale, le «Dogger Bank», un gué «gisant à 30 mètres de fond, à cheval sur le 54eparallèle», raclé par les chalutiers qui remontent régulièrement à la surface des vestiges archéologiques.

Géologue écossaise, Margaret a choisi, dans les années 1980, de consacrer sa vie au Doggerland, délaissant la voie toute tracée qui la destinait à travailler pour les compagnies pétrolières, alors que l’exploitation des hydrocarbures en mer du Nord était à son apogée. Depuis, elle s’emploie à exhumer le «non-dit d’un passé commun à tous les peuples de la mer du Nord», dessinant un visage alternatif du continent européen.


La volonté millénaire de l’homme de domestiquer la nature


Le troisième roman d’Élisabeth Filhol se situe en décembre 2013, alors que la tempête Xaver menace l’Europe du Nord. Tandis que Margaret et son mari s’apprêtent à prendre l’avion pour se rendre à un congrès d’archéologie au Danemark, Ted, le frère de Margaret, a les yeux rivés sur les écrans du Met Office, le centre britannique de météorologie. Une catastrophe naturelle sans précédent s’annonce, un fascinant déchaînement de forces qui dépasse les prévisions humaines et les modélisations numériques. Surgi du passé, un troisième personnage s’apprête lui aussi à se rendre au Danemark : le Français Marc Berthelot, ancien amant et condisciple de Margaret, parti vingt ans plus tôt travailler sur les plateformes pétrolières offshore.

Dans la Centrale (2010), son premier roman, Élisabeth Filhol décrivait le quotidien d’ouvriers intérimaires dans le nucléaire, mêlant les questions sociales et environnementales. Paru en 2014, Bois II mettait en scène la révolte de salariés d’une usine en liquidation qui séquestraient leur patron. Avec Doggerland, l’auteure s’empare une nouvelle fois d’un sujet très contemporain, trop peu traité par la littérature. Croisant la trajectoire de plusieurs personnages, qui ont une histoire commune et convergent vers un même point, elle explore les rapports entre l’homme et la nature et sa volonté millénaire de la domestiquer. Tendu par l’inquiétude et le souffle incontrôlable de l’ouragan qui avance en un long et implacable travelling, le roman interroge l’exploitation massive des ressources et la bascule irréversible qui a fait de l’homme un facteur de transformation du paysage et du climat. Jeunes adultes dans les années 1980, les personnages ont été les témoins de la ruée vers l’or noir, encouragée par l’ultralibéralisme thatchérien, qui a profondément modifié le visage d’Aberdeen, ville du nord-est de l’Écosse dédiée à l’industrie pétrolière.

Confrontant le temps long de la géologie, l’urgence de la tempête et, au milieu, l’échelle d’une vie humaine, Élisabeth Filhol parvient à faire tenir ensemble les enjeux romanesques et des problématiques scientifiques complexes. Mettant en perspective les points de vue a priori antagonistes du météorologue, de la géologue et de l’ingénieur, elle dessine un réseau et un enchevêtrement de causes multiples qui conduisent à une catastrophe inéluctable. Alors qu’un tsunami vient encore de frapper l’Indonésie, l’épilogue qui imagine, en 6150 avant J.-C., les hommes du Doggerland submergés par « la Vague », est saisissant.

À la croisée de la science et de la fiction, Doggerland est traversé par les mythes et les légendes. Avant d’être quadrillé par des cartes, ce territoire que le géologue britannique Clement Reid avait baptisé les « Forêts englouties » a été un réservoir d’histoires et de récits bibliques. Pour autant, comme le rappelle Margaret à son fils, le Doggerland n’est pas un paradis perdu, « mais la nostalgie d’un équilibre trouvé et maintenu sur des dizaines de générations d’hommes, entre un environnement accueillant et sa population ». Un enseignement à méditer pour notre présent.


Sophie Joubert, Humanité, janvier 2019



DOGGERLAND
roman, ÉLISABETH FILHOL


Une fiction singulière qui traverse les continents et les âges, à mi-chemin entre thriller scientifique et saga géologique. Fascinant.


Quel drôle de livre, quel audacieux, étrange et extravagant roman ! Si généreusement éloigné des autofictions narcissiques qu’aiment tant à pratiquer les écrivains de par chez nous. Depuis son premier opus, La Centrale (prix France Culture-Télérama 2010), on savait qu’Elisabeth Filhol, 53 ans, aimait à arpenter les territoires singuliers. N’y a-t-elle pas fait enjeu romanesque des conditions de travail des intérimaires de l’industrie nucléaire? Comme elle le fera, quatre ans plus tard, dans Bois II, d’une occupation d’usine condamnée à la délocalisation. Engagée dans notre temps, les urgences sociales, économiques, politiques, écologiques contemporaines, elle livre aujourd’hui une saisissante fiction... géologique !
Elle l’a baptisée Doggerland, du nom donné à l’étendue de terre qui se situait - voilà plus de huit mille ans -dans la moitié sud de la mer du Nord. On pouvait alors aller à pied de la Grande-Bretagne jusqu’au Danemark. Jusqu’à ce qu’un tsunami, dit «Storegga», provoqué au nord de la Norvège par un glissement de terrain, immerge brutalement, définitivement, forêts, marais, animaux et hommes. Toute une civilisation...
Elisabeth Filhol jongle avec les époques, fait traverser au lecteur mer et continent aux divers âges de notre préhistoire, comme elle raconte - via une réelle tempête de 2013 - les authentiques dangers que court désormais notre planète. Une romancière au présent que fascine l’hier. Même les plus rétifs à la géologie et à la physique se passionneront pour ce huis clos épuré à l’os qui oppose chercheurs géophysiciens et ingénieurs de plateformes pétrolières, tous hantés par les mondes disparus ou en danger de l’être, tous aux prises avec les intérêts financiers des géants du pétrole comme avec les tragiques menaces environnementales.
La romancière parvient à faire thriller scientifique de son histoire de flots et de vents, d’île engloutie et de climats à la dérive. Grâce à sa formidable précision documentaire mêlée aux déchaînements épiques des éléments et à une histoire d’amour infiniment énigmatique. Aux frontières mythiques des cités enfouies, son récit flirte avec un furieux romantisme. Moderne et patrimonial à la fois. Evoquant tout ensemble les laboratoires de recherche et certaines toiles de Caspar David Friedrich comme l’oeuvre d’Emily Brontë. Sous la sécheresse apparente, la glace d’une écriture radicale, le feu, la passion et la mort...



Fabienne Pascaud, Télérama, janvier 2019





Avis de tempête dans les coeurs de la mer du Nord


Dans Doggerland, Elisabeth Filhol convoque tourments de l’amour, risques technologiques et naturels. Soufflant



S’il est courant, et parfois convenu, d’assimiler le travail des romanciers de l’intime à celui d’un « sismographe de l’âme », rarement la métaphore a été poussée aussi loin, et avec une si cohérente élégance, que par Doggerland, d’Elisabeth Filhol. Après La Centrale (P.O.L, 2010) et Bois II (P.O.L, 2014), l’écrivaine, scientifique de formation, poursuit sa réflexion sur le monde du travail et sur les risques liés aux avancées techniques ou technologiques.
Mais elle n’en fait plus le propos explicite du roman, seulement et ce n’est pas une insuffisance le révélateur de choix existentiels, en partie inconscients, accomplis par ses personnages.
L’un et l’autre passionnés par la géologie, Margaret, la Britannique, et Marc, le Français en échange Erasmus, se rencontrent sur le campus de l’université de St Andrews, en Ecosse, dans les années Thatcher, où ils forment un couple chaotique. Puis Marc décide brutalement de partir travailler aux quatre coins du monde, pour des compagnies pétrolières, sans jamais donner de nouvelles à son ancienne compagne. « Quantité de failles chez l’un et l’autre, quantité de micro-séismes, comprend-il vingt ans plus tard, au lieu d’en réguler l’amplitude, dans un effet miroir, de s’autoréguler, chez eux tout s’additionne, s’amplifie, rien ne se soustrait. »

Classiquement, chacun suit sa voie et construit une vie qui lui ressemble. Frénétique pour celui dont la carrière suit les variations du cours du baril de pétrole. Plus prévisible pour Margaret, qui fonde une famille et se consacre à la recherche sur le Dogdoggerland, cette étendue au centre de la mer du Nord qui, encore émergée il y a 8000 ans, reliait par le nord la Grande-Bretagne au reste de l’Europe. « Aujourd’hui, pourrait-on dire, [Margaret] est dans la gratuité et lui dans l’argent sali, noirci des milliards de tonnes d’hydrocarbures partis en fumée, elle dans le désintéressement de l’oeuvre universitaire et l’engagement pour les générations futures à consolider le lien au passé, quand l’avenir qu’il contribue à leur construire n’en tient pas compte. » Lecture schématique qui a sa pertinence, mais dont le roman ne saurait se contenter, sous peine d’amoindrir la portée de sa métaphore géologique.

Elisabeth Filhol organise ainsi les retrouvailles, en 2013, des deux amants que tout semble opposer, sur fond de «bombe météorologique»: la tempête Xaver, qui « grandit et se déploie, telle une puissance mythologique», menace toute la région. Et d’empêcher les anciens amants de se revoir, au Danemark, pour un colloque consacré aux risques sismiques en mer du Nord. Quelle part les activités humaines de forage jouent-elles dans l’augmentation de ces risques? Quel rôle l’homme joue-t-il dans la construction de son propre malheur? Peut-on empêcher les catastrophes, ou faut-il seulement les prévoir et en limiter les dégâts ?

Ce qui vaut à l’échelle de la planète vaut, on le pressent vite dans Doggerland, pour les destinées individuelles. Et le drame, comme la passion, a ses séductions. D’autant qu’« avant d’être une catastrophe, Xaver est un bel objet », et donne à l’écrivaine l’occasion d’offrir, en ouverture du roman, quelques pages fascinantes de précision scientifique et de force d’évocation littéraire. C’est le grand art d’Elisabeth Filhol, dans ce roman, de réussir à accompagner ses personnages dans leurs gouffres intérieurs, tout en préservant la possibilité d’un salut par le grandiose.


Florence Bouchy, Le Monde des Livres, 11 janvier 2019



FASCINATION


Partant d’une terre habitée il y a huit mille ans et à présent engloutie, Elisabeth Filhol, auteure de La Centrale, suit les destins contraires de deux géologues.


Du Doggerland, cette île qui s’étendait en mer du Nord quelques millénaires avant notre ère, il ne reste désormais qu’un banc de sable immergé. De cette terre fertile, autrefois peuplée, ne subsiste aucune trace dans les mythes européens alors que les chalutiers qui sillonnent aujourd’hui ses eaux remontent dans leurs filets outils et armes préhistoriques, restes de mammouths et de lions des cavernes témoignant de la présence enfouie de vies humaines et animales.

Parmi les chercheurs ayant fait du Doggerland leur objet d’étude, Margaret tente de comprendre les facteurs d’immersion de cette île mystérieuse, quand Marc, un ancien condisciple du département de géologie de St Andrews, analyse le potentiel pétrolifère et éolien de la zone. Un colloque pourrait les réunir, vingt ans plus tard, après le départ brutal de Marc pour une existence régie par les cours du baril de brent sur les plateformes pétrolières de la mer du Nord. Une vie d’aventures alors que Margaret avait choisi la stabilité.



Le Doggerland exerce une étonnante force d’attraction

Quand la tempête Xaver atteint les côtes européennes et rend tout déplacement périlleux, Margaret et Marc tentent de rejoindre le Danemark où doit se tenir le colloque, portés par la perspective de se revoir. Point de départ de l’écriture du roman et point de convergence de ses protagonistes, le Doggerland exerce au long du récit une étonnante force d’attraction, à la fois paradis enfoui pour les scientifiques et paradis en devenir pour l’industrie offshore.

À travers les personnages de Margaret et de Marc, qui ont reçu la même formation mais dont la vision du monde diverge radicalement, Élisabeth Filhol illustre la cohabitation souvent forcée entre chercheurs et industriels, et comment les intérêts des uns dépendent du bon vouloir des autres, pour un résultat à chaque fois équivalent : la destruction des traces du passé. Doggerland n’est pas pour autant un roman amer et défaitiste ; il témoigne au contraire de la fascination contagieuse de l’auteure pour la conquête du pétrole en mer du Nord et les paysages qu’elle dessine. À l’instar des prévisions actuelles, frappées par la malédiction de Cassandre (à force de prédire le pire, plus personne n’écoute), Doggerland alerte sur le réchauffement climatique et ses conséquences déjà visibles, au premier rang desquelles l’immersion de terres habitées. « Ça monte et on oublie que ça monte. On apprend à vivre avec. [...] Jusqu’au jour où tout s’accélère. Dépasse les capacités d’absorption et d’oubli. D’une décennie à l’autre, l’eau est partout. »


L.F., Le Journal du dimanche, janvier 2019



Comme un ouragan


Doggerland, d’Élisabeth Filhol, qui a pour centre géographique la mer du Nord, est un roman à plusieurs dimensions: historique, politique, climatique et intime. Un grand livre.



Doggerland s’ouvre sur la naissance d’un ouragan hors norme, un gigantesque tremblement de vent - comme on le dit pour la terre -, du nom de Xaver. « Xaver est une sorte de prodige avant d’être la catastrophe annoncée, une merveille météorologique... »

L’entrée en matière de ce troisième livre d’Élisabeth Filhol est à la hauteur du phénomène. Des pages enlevées, nerveuses, ayant elles-mêmes du souffle, qui posent un univers romanesque de grand calibre. Elles n’annoncent pas seulement une tempête extrême, qui trouve son origine dans la mer d’Islande et se propage selon une droite qui va de l’Écosse jusqu’au Danemark. Elles ont aussi une portée symbolique : la nature ne sera pas la seule à connaître des soubresauts, les êtres humains aussi, en particulier les deux protagonistes du roman, Margaret et Marc.

Ces deux-là ont pour territoire commun la mer du Nord, mais ils n’y exercent pas la même activité. Margaret est enseignante chercheuse en géographie et géosciences à l’université de St Andrews, en Écosse. Ses travaux portent sur une large portion de terre engloutie par les eaux, qui était à l’air libre il y a huit mille ans et où des populations vivaient en harmonie. Elle et ses collègues l’ont appelée le Doggerland, qui pourrait être une île mythique, comme l’Atlantide. Son existence immergée a une explication plus prosaïque : la montée du niveau de la mer à la suite de la fonte des glaciers.

Marc, d’origine française, s’est, lui, investi corps et âme dans l’industrie pétrolière. Pour le prospecteur qu’il est, la mer du Nord est une « poule aux oeufs d’or », avec pour summum dans une carrière : « être celui qui a permis la mise en exploitation d’un nouveau champ d’hydrocarbures ». Margaret et Marc ont pourtant fréquenté les bancs de la même université, où ils étaient tombés amoureux l’un de l’autre. Puis Margaret a fondé une famille, Marc a exercé son métier de par le monde. Plus de deux décennies plus tard, alors qu’ils ne se sont jamais revus, ils participent au même colloque, à Esbjerg, au Danemark, où l’ouragan Xaver a aussi rendez-vous.

Comme ses deux précédents romans, La Centrale [2010) et Bois II (2014), Doggerland croise plusieurs dimensions : physique, temporelle, politique, intime. Et il n’est pas sans écho avec le réchauffement climatique actuel.

La Centrale décrivait le quotidien des travailleurs intérimaires, les plus exposés aux radiations, cumulant les missions d’une centrale atomique à l’autre. Bois IIracontait la séquestration d’un patron par les ouvriers d’une usine vouée à la liquidation et donnait à voir l’ancrage historique de celle-ci là où elle était installée. Ce roman-ci met en scène deux façons opposées d’inscrire sa présence au monde. Dans la verticalité du temps pour Margaret. Dans l’horizontalité des opportunités aléatoires qu’offre l’économie capitaliste pour Marc.

La littérature d’Élisabeth Filhol est avant tout matérialiste. Sa phrase résonne avec le travail de géologue de Margaret : elle donne de l’épaisseur au passé, comme le font la mise au jour de strates minérales ou les relevés topographiques des fonds marins. « À l’abri des cordons dunaires, les lagunes regorgeaient de poisson et de nichées d’oiseaux.Ce qui avait été un écheveau anarchique de fleuves et de rivières en sortie d’âge glaciaire dans un paysage caillouteux irriguait la plaine alluviale, organisé en un réseau hydrographique complexe mais stabilisé, qui autorisait les hommes à camper sur ses rives, selon un calendrier précis et une répartition non moins complexe du territoire entre les groupes. »

À l’université, Margaret est dans la transmission de l’histoire du Doggerland, vibrante et archaïque. L’existence de Marc est beaucoupplus erratique. Comme les intérimaires de La Centrale, il est un nomade, dépendant des variations du marché, volontairement coupé de son passé. Sa vie professionnelle est fondée sur « un coup de poker » : il peut tout perdre du jour au lendemain. De plus, à l’image des oscillations de la courbe du prix du pétrole, Marc est bipolaire, connaissant des périodes de retrait, de sentiment de vacuité de lui-même.

Mais Élisabeth Filhol entre dans toutes les complexités de la vie. La recherche désintéressée relevant du secteur public que mène Margaret doit faire alliance avec le privé pour trouver des financements. Ce que son fils, plus radical, peine à admettre. Dans l’autre sens, préoccupé par l’instabilité croissante du soussol de la mer du Nord ( « à force
d’être sollicité, percé, vidé, [il] se rebiffe...
»), Marc envisage de préconiser auprès des autorités la mise en place d’une surveillance de tout le bassin, ce qui requiert une coopération européenne, d’intérêt général, projet ambitieux...

En outre, dans ce contexte de turbulences et de perturbations, le roman est traversé par des images et des notations récurrentes où il est question d’équilibre ou de recherche de repères. C’est le bureau « impeccablement rangé » d’un ami universitaire de Marc, qui enseigne dans un bâtiment dont l’architecture donne « une impression de cohérence et d’unité » procurant une « paix intérieure ». C’est la ville de St Andrews, où Margaret a trouvé « ce qui lui convenait, un cadre, une structure ». Ou l’appétence de celle-ci pour les cartes routières ou les plans de villes, qui répondent à « son besoin d’un cadre pour organiser les informations ».

Élisabeth Filhol mêle ainsi subtilement matérialisme et psychologie, description sensorielle et introspection. Son écriture reflète également ce dualisme entre équilibre et glissement à travers une syntaxe à la fois fluide et complexe, comme celle de la phrase qui débute page 169 (« À la façon rigoureuse et expéditive des villes champignons bâties à proximité d’une mine ou d’un champ pétrolifère... » ), pour se déployer comme une vague immense sur le fil virtuose du mode conditionnel.

Au début du roman, Margaret et son mari devant se rendre en avion à Esbjerg au moment même où Xaver traverse la mer du Nord, une inquiétude s’instaure chez le lecteur : parviendront-ils à leur destination ? Mais, habilement, Élisabeth Filhol déplace le suspense vers les circonstances de la rencontre entre Margaret et Marc, et les conséquences de celle-ci. C’est pour eux deux une plongée dans leur archéologie intime et un réveil de leurs mouvements intérieurs. Doggerland est un roman magistral.


Christophe Kantcheff, Politis, février 2019



« Ce qu’il y a d’unique dans le moment historique que nous vivons, seuls les artistes peuvent le dire », un article de Christine Marcandier à propos de Doggerland, à retrouver sur la page de Diacritik.

Et aussi

La Centrale d'Elisabeth Filhol, Prix France Culture Télérama.

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