«
La destinée de la femme est d’être comme la chienne, comme la louve : elle doit appartenir à tous ceux qui veulent d’elle. »
Sade,
La philosophie dans le boudoir.
Une femme parle. Elle accuse. Elle raconte. Elle prend la voix de plusieurs femmes. Récit fragmenté, éclaté comme les mille images entre lesquelles est tiraillé le corps de la femme. Chaque récit est un instant arraché à l’intime, une voix sauvée du silence, ce silence qui est l’histoire des femmes. Ce texte est une tentative de faire entrer par effraction dans la parole ce qui en a été toujours exclu, dire l’immense violence et les infimes douleurs. Et comment cet intime, le corps, la honte, appartient toujours déjà au monde, par les fantasmes, les discours et toutes les violences qui l’ont façonné et qui le hantent.
Ce livre est un exorcisme. Pour Louise Chennevière, « c’est une exploration de ces terres de l’imaginaire collectif qui modèlent notre singularité, c’est une tentative de comprendre comment on advient femme un jour, et pourquoi, quand on croyait avoir échappé à ce devenir déterminé, à ce destin du féminin, il vous frappe un jour comme ça en pleine gueule. » Chercher à savoir ce que cela veut dire, être faite femme par le monde et déjouer toutes les réponses.
S’agit-il des rêves, des délires d’une même femme ? De femmes différentes ? Il y a les dépossédées, ces femmes aux existences ravies par leur image, un homme, ou la maternité, et les possédées, ces femmes-monstres qui se réapproprient violemment leur corps en prenant en charge l’infamie dont elles ont toujours déjà été frappées. L’histoire des femmes est du côté de cette « légende noire » des hommes infâmes qui est, selon Foucault, la légende de ces « vies qui sont comme si elles n’avaient pas existé ».
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Espagne : Dos Manos | Italie : Giulio Perrone Editore
Qui est Louise Chennevière ?
Vous ne savez plus quoi lire, d’ailleurs vous en avez perdu l’envie. Il y a trop de livres, et à chaque fois que vous vous laissez tenter par un roman, vous êtes déçu : fadaises, platitude du style, imagination zéro. C’est simple : on dirait des téléfilms, en plus lent.
Voici enfin un livre qui tranche : Comme la chienne, de Louise Chennevière, publié aux éditions P.O.L. C’est un premier roman, son auteur a 26 ans, c’est un choc.
Rien de trash : la violence des phrases déjoue tout voyeurisme, et récuse l’idée même de spectacle. Rien de porno, non plus : il y a des étreintes, il y a du sang, une radicalité dans la perception de l’empoignade sexuelle, mais la littérature est un lieu où l’extrême et la délicatesse coïncident : la mise à nu est le contraire de l’exhibition.
On ne sait pas qui est la narratrice, elle est double, triple, elle refuse d’être assignée à une identité, et surtout pas à celle de « femme », dont le livre raconte les affres et le défi, le combat permanent. Être une femme, ça veut dire quoi? D’abord, que vous êtes un corps, c’est-à-dire une proie autour de laquelle les hommes ne cessent de tourner.
Être une femme, c’est savoir que le désir des hommes n’est qu’une petite chose. Louise Chennevière vend la mèche avec une lucidité rare sur l’inconsistance des hommes, mais aussi sur le délire des femmes, des mères, des amantes, des lycéennes, des déesses, des putes, toutes rendues folles d’être la proie immémoriale d’une telle inconsistance. Le monde est organisé autour du sexe, et le sexe n’est qu’une illusion : un mensonge qui n’a même pas accès à lui-même. Ils se désirent, forniquent, se déchirent, recommencent - sans y rien comprendre. Quelqu’un a dit que les hommes sont faibles et les femmes égarées. C’est pire.
Voici donc le livre d’une guerrière qui refuse de souscrire à la couillonnerie de la « guerre des sexes » (organisée par les hommes pour faire croire aux femmes qu’elles peuvent gagner). Féminisme? Bien sûr, mais au-delà de toute idéologie sans adhésion au discours victimaire, justicier ou vengeur. La guerre vécue sexuellement et approfondie dans les phrases, couteau à la main, yeux grands ouverts. Les expériences se multiplient pour écrire « à l’écoute de toutes les voix du monde ».
Louise Chennevière est une écrivaine libre, précise et sans tabou, dont les phrases crues, sinueuses, fluides explorent la douleur et l’excitation, le coeur qui flanche, la cruauté de la baise, le vertige d’aimer, les invisibles et le « trou noir entre les jambes ». Il y a en elle la mémoire sacrificielle des bûchers de sorcières et la révolte des Amazones : « Tu es du revers du monde et c’est ta chance. Ne cherche pas à : passer de l’autre côté. N’abandonne pas les ombres et tes failles. Ne cherche pas à te faire accepter. »
Yannick Haenel, Charlie Hebdo, 3 avril 2019
À corps et à cri
« La destinée de la femme est d’être comme la chienne, comme la louve : elle doit appartenir à tous ceux qui veulent d’elle. » Qui a écrit ça ? Un certain marquis de Sade, dans La Philosophie dans le boudoir. Ce mot de « chienne », Louise Chennevière en a fait la clé des vices et vertus multiples de ce livre puissant où le corps féminin apparaît souvent comme un héros dévasté. Grandeurs et désastres de la condition féminine lorsqu’elle désire ou subit la morsure de la soumission ou de l’humiliation. Tantôt ce sont « les Mille et Une Nuits » d’un désir exalté, tantôt empoisonné. Plusieurs femmes parlent par une même voix. Le sexe est là, toujours embusqué, conséquence de vies bousculées, tordues, de trajectoires biaisées. On a rarement écrit quelque chose d’aussi fort ni d’aussi brutalement sensuel. Sur la prostitution aussi. Les mots claquent, la vérité y est nue. Il y a dans Comme la chienne une quantité de passages assourdissants. Telles ces pages, vers la fin du livre, qui puisent dans l’enfance. Un vrai choc littéraire à l’émotion nue.
Pierre Vavasseur, Le Parisien, 7 avril 2019
Femmes de tout poil
Possédées et dépossédées par Louise Chennevière
Des mères au coeur froid, des putains, des filles qui se font vomir, des meurtrières : Louise Chennevière ouvre le sabbat, mène la ronde endiablée de femmes aux couronnes de fleurs mal fichues, aux pieds sales et aux vêtements sens dessus dessous. Dans une vidéo sur le site de son éditeur, la jeune romancière dit, après quelques hésitations: « Oui, c’est un livre féministe. » Qu’est-ce qu’être une femme, peut-on dire « nous », comment sortir d’un corps prison? Toutes ces questions courent dans cet ouvrage fait de fragments, d’histoires en éclats d’héroïnes possédées et dépossédées, en butte aux « coups de pute du destin ».
Voici un premier roman très travaillé, qu’on ne peut suspecter de simplement vouloir coller à l’air du temps. D’abord le titre, lâché, jeté à l’eau : Comme la chienne. La référence n’est pas les « chiennes de garde » du féminisme, mais le dangereux marquis de Sade, dont une citation extraite de la Philosophie dans le boudoir s’affiche en préambule, « La destinée de la femme est d’être comme la chienne, comme la louve : elle doit appartenir à tous ceux qui veulent d’elle ». On est dans le cru, le nu, les fantasmes sexuels : le roman sonde l’inconscient des femmes sali par des siècles d’oppression. Mais on est bien loin du livre à message. « Je ne peux parler en mon nom, car de nom je n’en ai pas. Dire je serait déjà mentir » : les premiers mots de Comme la chienne placent l’auteure sur le bord de son propre livre. D’autres femmes vont dire « je ». Parfois Louise Chennevière observe, rapporte des choses vues, écrit « elle », ainsi la jeune mendiante du métro qui gifle son « chérubin ». Et puis reste la deuxième personne du singulier, utile pour se retourner sur soi-même, quand on ne sait plus très bien où on en est (« mais toi, qui es-tu? »).
Une impression de non-consistance flotte dans la tête des protagonistes. Elle est accrue par des phrases qui semblent rétropédaler. Il pleut : une femme vieille ou malade est à sa fenêtre. « Les gouttes passent sur sa peau sans s’y arrêter. Les gouttes passent vraiment comme si elle n’était pas là, comme si rien de tout ça au fond n’existait, ni la pluie, ni la peau, ni leur contact troublant, physique. » Beaucoup de violence circule aussi dans ces histoires. Une mère se colle à la porte des toilettes pour écouter sa fille vomir, laquelle ne veut à aucun prix voir son corps s’alourdir comme celui de sa génitrice. Deux internées de l’hôpital psychiatrique, dévorées de jalousie, se disputent un homme infanticide au regard dévié. Une épouse à l’ancienne ose commander une bouteille de vin dans un restaurant, s’ensuivent la stupéfaction du mari et des flots de rumination morbide. Et elles hurlent à l’intérieur d’elles-mêmes, ces femmes, parce que trop de silences, d’empêchements, d’interdits, d’injonctions, au fil des siècles. Les fragments, dont certains sont peut-être la suite de précédents, sont regroupés en neuf parties aux titres énigmatiques (« Et son infamie ne sera effacée », « Mais une folle peut la renverser de ses propres mains... »). Raboutés, ils forment une sorte de formule magique, une danse de mots capable de réveiller les mortes.
Frédérique Fanchette, Libération, 20 avril 2019
Fille de choeur
Pour son premier roman, Comme la chienne, Louise Chennevière emprunte un titre à Sade et ventriloque des voix de femmes potentielles.
L’idée est belle. On ne naît pas femme mais on est traversée par des voix de femmes, familiales, fictives, mythologiques ou judiciaires, qui nous sculptent et nous disloquent. Le premier roman de Louise Chennevière naît d’un parti pris énonciatif. Ni tout à fait je, ni tout à fait nous, mais tour à tour tu, je, elles, la narration explose en une multiplicité de voix, donnant corps à une constellation féminine. « Tu veux te tenir simplement à la croisée des routes, comme la vieille enchanteresse, être celle des chemins, battue par la pluie, soufflée par les vents, frappée par l’orage, sans domicile fixe, à l’écoute de toutes les voix du monde. » expose l’auteure à l’orée du livre. Comme la chienne se présente comme une juxtaposition de voix plus ou moins écorchées, une superposition de scènes parfois magnifiques, de chambre, de plage, de bus, de café, où se frictionnent le présent et le souvenir de ce qui n’a pas, aurait pu, être vécu. Collection alternée de rêveries et de passages à l’acte. On peut entendre dans ce choeur les échos des essaims de guérillères de Monique Wittig, de la « femme rompue » de Simone de Beauvoir, de la passante aux aguets dans la Vie extérieure d’Annie Ernaux, des égarées de Marguerite Duras. On pourrait reprocher méchamment la galerie de freaks, le côté livre à sketchs livrant les vies de l’anorexique, la prostituée, la lesbienne, la victime, la retraitée...
Mais cette narration étoilée donne forme à la rage venue de loin ; en tressant des monologues de femmes, Louise Chennevière naît comme romancière. « Tu te tais. Depuis trop longtemps tu te tais. Dans la cohue des villes, dans le bruissement des siècles, dans ta petite chambre, tu te tiens en silence. Alors que tu voudrais simplement : avoir le courage de dire les choses, telles. Mais tu es lâche, il y a cette distance entre ce que tu aurais voulu dire et ce que tu vis. Engluée dans ton existence, prisonnière de ton corps, toi qui aurais tellement voulu être un héros et, dire les grandeurs du monde. » Se rêver Rimbaud ou Hugo et être traitée comme une chienne qui se dévoue, comme une chienne qu’on abandonne, comme une chienne qui aime ça. On dira elle exagère. Alors : on ouvre n’importe quel journal. On trouve dans une boîte à livres des Conseils à l’usage des jeunes mariées. On feuillette les nouveaux programmes du lycée nouveau : Mesdames de Yourcenar et de Lafayette se tiennent la main, entonnant en silence un chant de bonne conscience.
Prenons langue avec Chennevière. Une langue lyrique, hachée, urgente. En témoignent dans la citation précédente les deux points séparant le verbe (voudrais) de son complément (avoir le courage). Elle souffre d’un tic, un insupportable « qu’ » à la place de « qui » (« elle qu’était née du côté des ratés »). Elle dit les choses d’un souffle, on la lit d’une traite. Les monologues ne sont pas toujours assez sculptés, mais une chose est sûre ; une auteure est en train de donner de la voix et nous saisit.
Chloé Brendlé, Le matricule des anges, mai 2019
Qui ? Comment ? Pourquoi ?
Repérée
Age 26 ans.
Profession Primo-écrivaine plus que prometteuse.
Actualité « La destinée de la femme est d’être comme la chienne, comme la louve : elle doit appartenir à tous ceux qui veulent d’elle. » C’est cette destinée, cette expérience du féminin, celle de la soumission et des injonctions, qu’explore Louise Chennevière dans son premier livre, Comme la chienne. Le titre, brutal, ambigu, est tiré de la citation de Sade qui ouvre ce récit fragmenté où plusieurs voix de femmes se superposent pour ne faire qu’une. Où les souffrances tues, la honte et la douleur s’expriment. Où le « je », le « elle » et le « tu » s’entremêlent pour libérer une parole jusque-là réduite au silence.
Ascendants Née à Paris dans une famille d’artistes, Louise Chennevière a toujours écrit: des carnets noircis depuis l’enfance, un premier roman à 17 ans. Bac en poche, elle suit des études de philo de manière « aléatoire et chaotique ». Stages, petits boulots. Et l’écriture, qui ne la quitte pas : « J’ai toujours eu peur de m’engager dans une voie qui m’en détournerait. C’est absurde d’écrire, ça prend du temps, alors que le monde, lui, nous demande de courir partout. »
Signes particuliers C’est « d’une nécessité intime » et de la découverte d’Annie Ernaux, « cette écriture qui fouille la honte », qu’est né ce livre « féministe sans être militant ». Une oeuvre littéraire saisissante et impressionnante de maîtrise, qui sème le trouble. Et bouleverse : car n’est-on pas, nous aussi, comme la chienne? « Tu te tais. [...] Alors que tu voudrais simplement: avoir le courage de dire les choses, telles. » Les femmes ne se tairont plus.
Céline Benne, Télérama, juillet 2019.