Le travail de la viande est constitué de sept textes, sept formes très différentes, appelées à explorer ce que peut être aujourd’hui « une littérature de combat ». Dans ce recueil sont« débités comme dans un abattoir des morceaux de textes ». Un conte, La fille aux mains coupées; un collage, Le mouvement des accessoires ; un dramuscule, Oreste pesticide ; un poème, Fonction Meyerhold ; une correspondance, Cadavre Reverdy ; une divagation, L’activité du poème n’est pas incessante ; et un scénario, Un attentat attentif. Le montage de tous ces textes est capital, « monter c’est...
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Le travail de la viande est constitué de sept textes, sept formes très différentes, appelées à explorer ce que peut être aujourd’hui « une littérature de combat ». Dans ce recueil sont« débités comme dans un abattoir des morceaux de textes ». Un conte, La fille aux mains coupées; un collage, Le mouvement des accessoires ; un dramuscule, Oreste pesticide ; un poème, Fonction Meyerhold ; une correspondance, Cadavre Reverdy ; une divagation, L’activité du poème n’est pas incessante ; et un scénario, Un attentat attentif. Le montage de tous ces textes est capital, « monter c’est montrer », car chaque forme qui s’articule au corps du livre se voudrait le prolongement de nos attitudes fondamentales au monde extérieur.
La ville de Marseille y tient lieu de décor, les personnages de Reverdy, Hélène Bessette, ou Paul Otchakovsky-Laurens, y tournent les pages. Fonction-Meyerhold, au coeur du livre, est un long poème adressé à celui qui paya de sa vie le fait d’avoir été au service du texte (Meyerhold, metteur en scène russe, mort le 2 février 1940 en prison, victime des purges staliniennes). Une lettre à Reverdy affronte un sujet souvent passé sous silence : la collaboration avec l’Allemagne nazie de sa protectrice et amie des arts Coco Chanel.
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Liliane Giraudon, la désaxée
À chaque livre, elle cherche à donner une forme différente de celles élaborées dans ses opus précédents. Avec insolence, jubilation et joie de faire exploser le projet.
Liliane Giraudon pourrait être comparée à l’héroïne des Misfits lorsque, rageuse, elle fait face aux plus inconséquentes façades de brutalités viriles que sont les trois hommes qui l’entourent dans le fameux film de John Huston (1961). Elle devient alors aussi l’un de ces chevaux sauvages traqués pour leur viande dont une scène hallucinante rince tout spectateur quelque peu sensible. Les livres de Liliane Giraudon appellent à la même exposition, et parfois, d’une phrase, rincent autant qu’ils vous glacent, mais toujours y parviennent dans une joie enfantine de foutre le bordel. Tact ou pas, frontaux (Les Pénétrables ou La poétesse) ou finement glissés (comme dans Madame Himself ou Le Garçon cousu), ses sujets accaparent le grain âpre d’une époque rongée par le capitalisme sauvage et le racisme ordinaire, attaque sans détour les façons dont toute sorte de fascismes larvaires habitent insidieusement le corps social. Les zones de l’écriture de Giraudon interrogent ces formes de dominations générales, ce que Bernard Noël appela tôt des mots de « castration mentale ». Le processus d’occupation de la domination, lent mais sûr, le travail de la viande, au titre démajusculé, ne cesse de le questionner et de nous y plonger la tête.
Livre-recueil, dans le meilleur sens du terme, puisqu’il rassemble des textes disparates par leur régime d’écriture (le contre, le théâtre et le méta-théâtre, le poème-prose, l’exercice d’admiration (Meyerhold, Reverdy, Bessette) le travail de la viande, au titre aussi « casse-gueule » que Les fleurs du mal (et son génitif) pouvait être le plus mauvais d’un recueil extraordinaire, lance « haut un pavé » (Farocki) pour le déposer selon sa forme là où il se doit.
Ce travail de pavage est donc aussi actes de délimitations : du pouvoir, de la servitude, du poème, de ses affirmations transgenres autant que de son « action restreinte » et impure. « La fille aux mains coupées », le premier texte, utilise la forme du conte remémoré (comme le fit Quignard, depuis les Frères Grimm ou Perrault) et autoréflexif pour méditer sur ce fameux cercle des assassins dont Kafka disait que seule l’écriture permettait d’en sortir par un bond ahurissant et précis. C’est sans doute cela que toute ligne de fuite désaxée permet et pense, quelle que soit sa logique propre. La petite fille aux mains tranchées protège son intégrité dans un cercle qu’elle a tracé autour d’elle et ainsi a-t-elle déjà acté ce bond qui la rendra pure (« bloc de pureté »), irréprochable quant aux calculs perfides d’un Diable venu soudoyer son père : « découper des mains, est-ce possible ? / Les chairs enveloppant le poignet occupent-elles un espace qui peut être tranché au couteau ? », « Où est la fille. / Dans quel espace de quel poème peut-elle aujourd’hui tracer des signes ? », telles sont les questions posées par la narration du conte lui-même. C’est tout un gai savoir qui se déploie ainsi, notamment dans « Fondation Meyerhold », partie du livre au titre programmatique, formalisé sous la forme de l’adresse (tutoyée). Liliane Giraudon y avance les pions d’une poétique clignotante, faite de propositions tantôt énigmatiques, tantôt tacites, parfois elliptiques, ou à l’évidence limpides : « plus ça change / plus c’est la même chose / le soleil n’en finit pas / de se noyer dans son sang / au menu égorgement / et robe écarlate », ou encore « l’intégrale c’est l’enfer // on s’agite / dans l’opaque ».
« L’activité du poème n’est pas incessante » enfoncera d’ailleurs plus tard à coups de marteau réjouissants certains aspects du « milieu » (« une non-littérature ou un considérable, un dominant tas de merde qui empuantit tout le devant jusqu’à l’arrière, jusqu’à la coulisse qui s’appelle la vie littéraire »), en lançant sans partage quelques autres fusées ou projectiles de grandes ampleurs : « Ce qu’il faut, oui, ce qu’il faut c’est parvenir à penser la différence entre « répéter » et « dupliquer ». À la limite. Car c’est bien une affaire de limite ». Et celle d’écritures à désaxer encore, dit-elle.
Emmanuel Laugier, Le Matricule des Anges, avril-mai 2020
Liliane Giraudon, calme et violente
"Organiser le pessimisme"
Au début des années 1980, et jusqu’à une date récente, avec son compagnon de vie l’écrivain Jean-Jacques Viton, elle inventait des revues qui paraissaient deux ou trois fois par an. Ces périodiques qui s’appelaient Banana Split, If ou bien La Gazette des Jockeys camouflés publiaient des auteurs contemporains et des traductions.
Son dernier livre est à la fois aimant et desespéré. Liliane Giraudon écoute les syncopes d’un monde où des aigles, des ours et des oiseaux pourraient disparaître. Elle garde en mémoire l’injonction de Walter Benjamin : "Organiser le pessimisme." Elle refuse de passer sous silence que Pierre Reverdy, poète qu’elle estime pronfondément, n’ait jamais désavoué les agissements pro-nazis de sa maîtresse d’autrefois, Coco Chanel. Elle se souvient de Velimir Khlebnikov, étoile pestiférée ou bien du metteur en scène Meyerhold et de son épouse Zinaïda : en 1939, ce couple fut torturé dans les caves de la Loubianka avant d’être exécuté.
"Écrire m’a sauvée"
Dans la tumulte du siècle ainsi perçu, les braconnages et les ruptures sont inévitables. Liliane Giraudon a toujours recherché "les mélanges adultères". Dans une prosodie à la fois rigoureuse et flexible — vers accidentés, espaces troués de blanc, grammaire en démolition, calligrammes découpés au ciseau — ses montages provoquent des hybridations et des débordements. Auparavant éditée chez Fidel Anthelme X, une section de ce livre s’intitule L’activité du poème n’est pas incessante.
En troisième position dans le sommaire, on découvre un texte-limite, une pièce de théâtre proche de l’injouable. Avec en fond d’écran des immeubles de la Porte d’Aix en voie de démolition, deux policières lesbiennes interrogent férocement un travesti dont les identités sont multiples : ce personnage est à la fois vieille dame déclassée, écrivain sans lecteur et auteur de films pornographiques. Robert Cantarella a tenté chez Montevideo l’expérience d’une lecture publique de ce déchet de drame.
Liliane Giraudon écrira jusqu’à son dernier souffle. Elle se veut farouchement "hors d’autorité" et ne revendique pas une place particulière : "Une fois le poème écrit, le poète est mort."
Elle fait sienne une formule de Reverdy : "Écrire m’a sauvée. A sauvé mon âme. Je ne peux pas imaginer ma vie si je n’avais pas écrit."
Alain Paire, La Marseillaise, décembre 2019
"Exercice de dépossession", un article de Jean-Philippe Cazier à propos du travail de la viande, à retrouver sur le site du magazine Diacritik.
"Ça saigne une certaine culture", un article de Jean-Luc Favre Reymond à propos du travail de la viande, à retrouver sur le site du magazine ActuaLitté.