— Paul Otchakovsky-Laurens

Il est des hommes qui se perdront toujours

Prix littéraire des lycéens des Pays de la Loire 2021-2022

Rebecca Lighieri

Il est des hommes est un roman noir, au sens où il ambitionne de dire quelque chose du monde social, de sa dureté, de sa folie, de sa barbarie. Un roman qui se confronte aux forces du mal, qui raconte l’enfance dévastée, l’injustice, le sida, la drogue, la violence dans une cité de Marseille entre les années 80 et 2000.
Le narrateur, Karel, est un garçon des quartiers Nord. Il grandit dans la cité Antonin Artaud, cité fictive adossée au massif de l’Etoile et flanquée d’un bidonville, « le passage 50 », habité par des gitans sédentarisés. Karel vit avec sa sœur Hendricka et son petit frère Mohand, infirme. Ils essaient de...

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Traductions

Allemagne : Secession

La presse

Du Dickens dans le pastis
Des « âmes incurables » et une fratrie enragée de vivre.


On est à Marseille, quartiers Nord, des années 80 à l’an 2000, à proximité d’une décharge et d’un camp de gitans, dans une cité baptisée Artaud comme Antonin. Celui-là, il en est question deux fois. La première, c’est en 1994, quand la mère du narrateur, Loubna, apprend que le chanteur Cheb Hasni a été assassiné à Oran à 26 ans : « Elle enfouit son visage dans ses mains, mais les larmes coulent le long de ses poignets, jusqu’à la saignée des bras, pile là où elle se charcute régulièrement à la recherche d’une veine encore intacte. Comme elle est gauchère, c’est surtout son bras droit qui est esquinté, et je contemple tristement le losange de peau scarifié par les piqûres et les abcès. Elle ferait mieux de pleurer sur elle-même, et d’ailleurs c’est peut-être ce qu’elle fait : pleurer sur la vie qu’elle a choisie de foutre en l’air, avec les nôtres par la même occasion. » Elle écoute des airs du chanteur, son fils adolescent connaît assez l’arabe pour comprendre une phrase, « Ne me dis pas que c’est le destin », et il pense : « Non, rien de tout ça n’était écrit et elle aurait pu soustraire ses enfants à la folie de leur père. Elle est restée parce qu’elle est aussi folle que lui. Vous n’empêchez pas qu’il y ait des âmes destinées au poison. Depuis que j’ai lu cette phrase d’Artaud, j’accepte que les gens autour de moi aillent à leur perte. Simplement, il n’est pas question qu’ils m’y entraînent.»


Frange de cils. La deuxième fois, six ans plus tard, son père vient d’être tué à coups de parpaing dans la décharge. Le narrateur rend visite à sa mère en morceaux qui vient de se défenestrer : « A voir Loubna sur son lit d’hôpital, je repense à Antonin Artaud. Je suis sans doute le seul de la cité Artaud, non seulement à le connaître mais à l’avoir lu, avec le sentiment qu’il parlait ma langue et partageait ma connaissance du pire : Il y a des âmes incurables et perdues pour le reste de la société. Supprimez-leur un moyen de folie, elles en inventeront dix mille autres. » Quand ce qui pourrait servir d’exergue arrive deux fois dans le cours d’un long roman presque feuilleton, moitié vinaigre moitié eau de rose, un roman lu sans résistance, avec un plaisir sucré salé, c’est mieux que lorsque l’exergue est à sa place habituelle. L’auteur n’a pas mis la pancarte à l’entrée, mais elle a donné certains de ses goûts au héros qu’il est temps d’identifier : Karel Clayes.


Il est né à la fin des années 70 d’un père belge nommé Karl, violent, atroce, petit trafiquant de came, et d’une mère kabyle, tous deux toxicomanes. Il est frère de Hendricka, future et implacable starlette de cinéma : « Avec Hendricka, nous nous ressemblons beaucoup : même cou fragile sous une chevelure sombre et lustrée, même finesse de traits, même yeux clairs sous leur invraisemblable frange de cils noirs - ces cils qui me valent de me faire traiter de fille par les gars du quartier. » Et il est frère de Mohand, le cadet, né contrairement aux deux autres dans un nid de Carabosses : « Dans ses bons jours, mon père l’appelle Mowgli. Mais des bons jours, il en a peu, ce qui fait que Mohand est généralement l’idiot, le dingo, letriso, le gogol, le singe ou ton fils" - cela s’adressant évidemment à ma mère. » Mohand a mal survécu à une naissance prématurée. Il est tout petit, à moitié sourd, il louche, a le coeur mal formé, un bec-de-lièvre, une « imperforation de l’anus » qui fait dire au père : « Il a même pas de trou du cul, ton fils ! » et plus tard, quand il en a un et fait dans sa culotte, ce père l’insulte. Mohand est battu, avili, méprisé comme les deux autres, mais beaucoup plus qu’eux. Résultat : il se blinde encore plus vite, en les suivant dans le camp de gitans où ils vont apprendre à vivre, respirer, bricoler, baiser, et tout ce qu’on veut, au coeur d’une foule de personnages à l’exubérance formidablement décrite. Mohand deviendra chamane, gay, un petit prince distancié du ghetto.


Karel a un peu vieilli quand il nous conte ce mélodrame d’apprentissage marseillais, ce cocktail où il y a beaucoup de Dickens dans le pastis, qui débute et finit par la mort du père. Apparemment, il a 23 ans ; mais les narrateurs n’ont plus d’âge. Ils sont morts à l’existence pour renaître dans leur récit. Les narrateurs sont des écrivains. Karel est peut-être encore infirmier. Il vit peut-être encore dans le vieil appartement bourgeois de la grand-mère morte du producteur de cinéma amoureux de sa soeur. Il continue peut-être de croire que cette grand-mère fantôme, c’est la sienne. Il s’est peut-être remis avec Shayenne, la gitane qu’il avait plaquée et qui l’avait plaqué. Il veille peut-être sur Gabrielle, la jeune fille bourgeoise et cultivée qu’il a massacrée un soir dans une rue de Marseille, désormais déficiente mentale et handicapée. Il écrit peut-être des scénarios grand public pour sa soeur ou ses producteurs. Ou des romans sous le pseudonyme de Rebecca Lighieri, ce qui indiquerait qu’il a lu ceux de Daphné du Maurier et l’oeuvre de Dante.


Version pop. Le monde de la romancière Rebecca Lighieri ressemble à celui de la romancière Emmanuelle Bayamack-Tam, dont c’est le pseudonyme. Simplement, si les situations et les êtres sont semblables, toujours en marge, toujours plus ou moins parias, presque toujours adolescents et victimes de la monstruosité des adultes, les mots et les trames pour le dire sont un peu plus attendus, un peu plus spectaculaires, un peu moins drôles, un peu moins ambigus que dans les romans de Bayamack-Tam. Les deux romancières mordent au même endroit, mais pas tout à fait selon le même angle. Ce qu’on perd chez Lighieri en surprise et en délicatesse de langue, on le gagne en confort de lecture : l’une est la version pop de l’autre. Leurs personnages vivent tous en enfer, dansant sur les pentes du Mordor au son de musiques populaires. Ici, Céline Dion, Marvin Gaye, Eurythmics, le raï, et, avant et après tous, IAM. Comme la musique de ce groupe, Marseille irrigue le livre, c’est elle la star de ces pages. Son argot entre avec naturel dans la danse. Pas besoin de dictionnaire pour comprendre la signification de foulek, zboub, poukave, bicrave, se mettre une race, etc ; situations et dialogues suffisent ; et quand les trois enfants devenus grands, le père mort, font le point sur leurs vies comme dans les films au sommet d’une colline en friches, Karel regarde au loin Notre-Dame de la Garde, chapeautant une ville prise dans une légère brume dorée : « J’habite Marseille depuis vingt-trois ans, mais je n’y ai jamais mis les pieds. J’ai dû sentir qu’il serait vain d’y faire brûler quelque cierge que ce soit et d’attendre de la Bonne Mère qu’elle me sauve du naufrage. Il n’empêche qu’en cette fin d’après-midi de septembre, j’ai soudain l’impression qu’elle veut me parler, et qu’elle m’adresse des signaux clignotants. »


Philippe Lançon, Libération, 16 mai 2020



Rebecca Lighieri illumine l’enfance fracassée


En choisissant des sujets sombres et réalistes, en racontant des situations violentes, l’autrice dresse des portraits sensibles. Elle fait jaillir la beauté.


Ça commence par un monumental coup de poing. Ou plutôt un coup de pierre qui massacre le crâne d’un homme, dans un terrain vague. « Qui a tué mon père ? », demande le narrateur. Un père alcoolique et drogué, à qui on a méthodiquement démoli le visage. Bienvenue dans l’univers sombre et pourtant lumineux de Rebecca Lighieri. Son roman, paru en mars, juste avant le confinement, est dans la veine de ce qu’elle écrit sous son nom, Emmanuelle Bayamack-Tam, et de ses romans noirs, sous son pseudonyme. Deux identités d’écrivaine, deux facettes, et un même intérêt pour les fêlés, les bizarres, voire les fracassés de l’existence. Et ici, en matière de fracassage, on est servi ! Mais son art (on a envie d’écrire son génie) lui fait éclairer les pires turpitudes d’un soleil d’or, et pas seulement parce que ce roman se déroule à Marseille.


Cru et tendre


Dans la scène inaugurale, Karel, le fils de l’homme tué sur son tas de gravats, est dans la salle d’attente cossue d’un psy. Il s’apprête à lui raconter son enfance. S’il a les moyens de se payer un thérapeute, on comprend qu’il n’a pas sombré. « On est trois », lui dit-il. ll a une soeur, d’une beauté insolente. Et un frère handicapé. Retour en arrière. Dans les quartiers nord, les trois enfants poussent comme des herbes sauvages, en essayant d’échapper aux violences du père et aux manquements de la mère. Ils trouvent refuge auprès de Gitans qui vivent non loin de leur cité. Comment fait Rebecca Lighieri pour raconter autant de noirceur, autant de misère de la vie, tout en offrant autant de grâce à ses personnages ? On est ébloui par la finesse de son observation des milieux sociaux en marge, par la douceur du regard qu’elle pose sur ces enfants. Et secoué par la dureté des situations. C’est cru et tendre, cruel et vrai, secouant et bénéfique. Et diablement bien écrit.


Anne Kiesel, Ouest France, 16 août 2020



La beauté des âmes damnées


Le destin d’un enfant malmené des quartiers Nord de Marseille, aux prises avec la lutte de la volonté et du déterminisme.


Ce livre est un coup de poing. On devait s’y attendre – on pouvait l’espérer, venant de Lighieri, pseudonyme par lequel la romancière Emanuelle Bayamack-Tam signe ses romans noirs. Quiconque se souvient des Garçons de l’été, thriller parfaitement maîtrisé et succès de librairie, ne s’en étonnera pas. Alors que l’auteure y racontait le processus de déflagration de la cellule familiale, il n’est ici point question d’unité domestique à déconstruire, même apparente. Ici s’écrit le destin par avance brisé d’une famille des quartiers nord de Marseille, des années 1990 aux années 2000, dévastée par la folie paternelle.


Un uppercut, donc, que cette tragédie sociale où se mêlent la mort, la passion et la haine. Et la violence. Des coups, et des insultes, le narrateur Karel Claeys en a reçu, jeune homme à l’incroyable beauté, premier enfant de la Kabyle Loubna et du Belge Karl – « ma mère est gentille, mais triste. Quant à mon père, il est aussi sombre que cruel. » Sa sœur cadette en a souffert, aussi. Son petit frère, surtout. « Hendricka et Mohand : elle, avec sa beauté stupéfiante, ses yeux clairs, ses dents du bonheur ; lui, avec son visage étrange, sa lèvre couturée, sa tignasse d’un noir d’encre. » Mohand, enfant martyr né avec plusieurs malformations et soumis à l’amour pathologique de sa mère – « j’ai mis du temps à l’admettre mais il est clair qu’elle le préfère malade, souffrant, amoindri » - et la rage destructrice de son père, à laquelle rien, ni personne, ne s’oppose.


« La seule chose qui dure toujours, c’est l’enfance, quand elle s’est mal passée » : au long de cette interminable nuit que fut jusqu’alors l’existence des trois jeunes adultes, la peur s’estompe et demeure la haine, inextinguible lien de sang qui soude la fratrie. Cinq lettres, JVTMP – « je veux tuer mon père » -, pacte d’enfant inscrit au dos d’un poster de leur chambre d’enfant, le « secret de [leur] dix ans », leur tiennent lieu de terrible connivence.


La mort violente, tant souhaitée, de ce père minable vivant de « petits deals foireux » ouvre pourtant le roman : « Qui a tué mon père ? », interroge d’emblée Karel. Et l’auteure de mener le lecteur sur une fausse piste pour éclairer, au fil des pages, le véritable enjeu, psychanalytique à bien des égards : qui ne l’a pas tué ? Karel est de ceux-là, qui n’a jamais levé la main sur son tortionnaire et en nourrit dès lors une haine de lui-même, et la culpabilité mortifère des enfants maltraités. Il est aussi celui de la fratrie qui restera aux prises avec le sombre héritage des pulsions destructrices paternelles. « Karel » est-il « Karl » et, dans cette lutte de la volonté et du déterminisme, tuer l’atavisme filial se résume-t-il à en changer le nom ?


C’est cru, c’est cruel et, loin de tout pathos, l’écriture charnelle de Rebecca Lighieri exhale le langage des corps. Leur beauté, leurs stigmates, leurs souffrances et leurs manques. On palpite avec eux, reflets des âmes meurtries, au plus près de leurs gestes et des pensées de Karel avec, à nos oreilles, le rap d’IAM, la soul de Marvin Gay et les mots d’amour de « Khaled, de Chab Hasni, de Mike Brant, de Céline Dion, de Johnny – ces chansons que nous écoutions tous à la cité, sans rien y connaître et sans rien y comprendre, l’amour n’ayant jamais été dans nos moyens ».


Fabienne Lemahieu, La Croix, 30 avril 2020



Sexe, drogue et RMI


Rebecca Lighieri n’existe pas ; sous ce nom se cache Emmanuelle Bayamack-Tam, prix du livre Inter 2019 avec Arcadie. Rebecca Lighieri n’existe pas ; mais elle sait, comme peu d’écrivains en activité, faire vivre, jouir et souffrir des personnages sous nos yeux. Rebecca Lighieri n’existe pas ; mais trois ans après Les Garçons de l’été, remarquable thriller familial, elle récidive en donnant la parole à un garçon qui a grandi dans une cité pourrie de Marseille, des années 1980 aux années 2000, avec un père toxico et brutal qui rêvait de le voir devenir Michael Jackson ou Céline Dion. Jusqu’où peut-on haïr son géniteur ? Quelles traces laissent une enfance martyrisée dans une vie sociale, sentimentale et sexuelle ? « Vous n’empêcherez pas qu’il y ait des âmes destinées au poison », dit Antonin Artaud, cité ici entre une partie de baise et un refrain d’IAM. Rebecca Lighieri n’existe pas, mais elle écrit comme Abdellatif Kechiche filme : sensuel, âpre, bourré d’énergie jusque dans la noirceur, avec une conscience aigüe du tragique qui, lui, palpite dans des quartiers trop souvent ignorés par le roman français. Rebecca Lighieri, c’est Zola qui aurait écouté NTM et ma foi, c’est une claque.


Grégoire Leménager, L’Obs, 16-22 avril 2020



Rebecca Lighieri dans la dureté du monde



Un destin dans les quartiers nord de Marseille, années 1990. « Il est des hommes qui se perdront toujours », noir.

Il serait abusif de prétendre révéler là un secret : Rebecca Lighieri est un alias sous lequel écrit parfois Emmanuelle Bayamack-Tam. Elle s’en cache si peu que sa bibliographie, en début d’ouvrage, liste les livres publiés sous les deux noms. Pour résumer, Rebecca Lighieri s’est octroyée comme territoire une littérature au style censément moins recherché que le travail d’Emmanuelle Bayamack-Tam, explorant une veine plus narrative, du côté du polar : pour son premier roman, en 2013, Husbands, les si blanches éditions P.O.L s’étaient même offert une couverture noire barrée d’un titre en lettres rouge sang. Mais ses lecteurs le savent : quelle que soit la signature sous laquelle elle publie, Emmanuelle Bayamack-Tam prône en toutes matières le mélange des genres, l’hybridation, croit que les frontières sont faites pour être franchies.


Il n’est donc guère étonnant que le troisième roman pour adultes de Rebecca Lighieri (elle a également écrit, à destination des adolescents, Eden – L’École des loisirs, 2019) ressemble à ce point à un livre d’Emmanuelle Bayamack-Tam. C’est-à-dire à pas grand-chose d’autre, tant l’écrivaine appréhende avec une résolue singularité les corps (dans leur diversité), le désir (et les chemins de traverse qu’il peut emprunter) ou encore la famille (et tous ces enfants aux irresponsables parents)…


Un livre sur la solitude


Plus précisément, Il est des hommes qui se perdront toujours fait penser à Arcadie, le dernier roman, intrépide et réjouissant, d’Emmanuelle Bayamack-Tam (P.O.L, 2018, prix du livre Inter 2019), en ce sens qu’il serait son négatif. Une sorte de contre-Arcadie. Celui-ci était un texte solaire, s’interrogeant sur la notion de communauté à travers le parcours d’une héroïne, Farah, grandie dans un étrange phalanstère, au physqiue « disgracié », à l’identité de genre incertain, et à la jouissance sexuelle faisant feu de tout bois.


Empruntant lui aussi au roman d’apprentissage, Il est des hommes qui se perdront toujours est un livre sur la solitude, sombre et comme recouvert d’une chape de chaleur poisseuse. Son narrateur est Karel, un garçon à la beauté foudroyante, habitant la fictive cité Antonin Artaud, dans les quartiers nord de Marseille, grandi comme il a pu entre deux parents toxicomanes, au côté de sa sœur Hendricka, aussi somptueuse que lui, et de Mohand, leur benjamin infirme, rejeté par leur père. Arcadie se passait à l’abri de tout, en pleine nature, et Farah découvrait au lycée les références musicales dans lesquelles baignaient ses congénères. Il est des hommes… a les deux pieds dans la dureté du monde, en ces années 1990 qui servent de décor à l’adolescence de Karel – la drogue, le sida, le chômage, rien de tout cela n’a échappé à ce garçon intelligent et sensible.
Et les étapes de son existence sont rythmées par des chansons de l’époque, qu’elles soient signées du groupe de rap marseillais IAM, de la chanteuse canadienne Céline Dion, ou qu’elles appartiennent à la comédie musicale Notre-Dame de Paris. Leurs paroles se tressent aux mots de Karel, nourrissent la formidable vitalité qui sourd derrière la laideur et la tristesse de sa jeunesse, derrière la peur de rester englué dans celles-ci et de se laisser happer par le déterminisme, vaincre par « les âmes destinées au poison » (Artaud). Après avoir admirablement imaginé un paradis terrestre dans Arcadie, l’auteure déploie une éblouissante noirceur pour dépeindre une forme d’enfer.


Raphaëlle Leyris, Le Monde, 24 avril 2020



Dans les quartiers nord de Marseille, le jeune Karel tente de réchapper du chaos familial. Un récit noir et cru, empreint d’une belle empathie.



Quand elle ne compose pas, sous son nom propre, d’excentriques et sensationnels romans, Une fille du feu, Si tout n’a pas péri avec mon innocence ou Arcadie, bombes narratives sophistiquées généralement portées par les voix d’énergiques narratrices, âmes rebelles captivés de corps hors norme, Emmanuelle Bayamack-Tam écrit et publie, sous le pseudonyme intrigant de Rebecca Lighieri (un peu de Daphné Du Maurier, un peu de Dante Alighieri…), des romans noirs. Des fictions efficaces et glaçantes (Husbands, Les Garçons de l’été), dont l’écriture ne procède pas, explique-t-elle, de la même « exigence intime », pas si étrangères pourtant à son autre veine, partageant notamment avec elle un même inventaire de thèmes et de motifs : la famille, l’enfance, les corps crûment décrits, fermement habités, souvent malmenés.


Aux premières pages d’Il est des hommes qui se perdront toujours gît le corps disloqué d’un homme : « Qui a tué mon père ? Personne et beaucoup de gens. Ou plus exactement, beaucoup de gens auraient voulu tenir la pierre qui lui fracassé le crâne, réduisant son occiput en bouillie puis s’acharnant méthodiquement sur son visage, massacrant ce qui lui restait de beauté, ce qui n’avait pas été excavé par l’héro, jauni par la clope, bouffi par l’alcool », décrit Karel, sans manifester trop d’émotion devant ce spectacle sanglant. Karel dont, passé ce préambule, le récit à la première personne va remonter désormais le cours du temps, afin de dérouler l’enchaînement des faits qui ont mené à l’inexorable assassinat. Quoique le caractère inéluctable de cette mort violente puisse se discuter, doive même se discuter, puisque les questions du destin, de la détermination, de l’assignation sont au cœur même du roman – dans qu’il s’emploie à y apporter une réponse univoque.


Le décor dans lequel Rebecca Lighieri installe sa tragédie est une cité des quartiers nord de Marseille, baptisée Antonin-Artaud. C’est là que grandissent, dans les années 1990, Karel, Hendricka et Mohand, frères et sœur unis dans une même terreur : celle que fait régner sur la famille leur tyran domestique de père, dont les violences physiques et psychologiques s’exercent aussi contre Loubna, la mère des enfants. Mohand, le benjamin de la fratrie, enfant maladif muré dans un silence qui est sa seule armure, étant plus encore que ne le sont ses aînés le souffre-douleur de cet infâme géniteur.


À deux pas de la cité, mais dans un tout autre monde, un camp de Gitans sédentarisés, les gamins maltraités prennent bientôt l’habitude de trouver un peu de calme, de tendresse et de réconfort. Puis, les trois enfants grandissant et s’employant, chacun à sa façon, à tenter désespérément d’échapper à cette enfance délétère pour s’inventer une vie, le décor du roman s’ouvrira lui aussi, pour s’étendre vers d’autres quartiers de la ville, scène mouvante et vivante de l’âpre drame familial et social qui se déploie sur une vingtaine d’années.


La force d’attraction du roman tient tant aux effets saisissants du réalisme le plus rêche et cru (dans la description du quotidien de la cité, dans celle aussi des dégâts et sévices qu’infligent aux corps tant la pauvreté que les addictions et les violences) qu’à l’empathie singulière dont use la romancière pour accéder aux psychés traumatisées de ses personnages. Faisant de l’odyssée intime de ces enfants martyrs le cœur déchirant, parfois désespérant, de cette vigoureuse œuvre au noir.


Nathalie Crom, Télérama, 18-24 avril 2020


La fièvre dans le sud


Entre tragédie et pop culture, Rebecca Lighieri écrit le destin d’un ado damné des quartiers nord de Marseille. Un roman noir brûlant, social et sensuel.


C’est une histoire de peaux. Il y a d’abord celles, couleur caramel, des ados sauvages des cités nord de Marseille, gitans, arabes, enfants d’ailleurs pourtant jamais sortis de leur quartier. Les peaux de leurs parents, marquées par les coups, le pastis ou l’héroïne, comme un aperçu de l’avenir qui guette. Et puis, il y a les peaux blondes, épilées, parfumées, des filles en « i » des beaux quartiers, Emilie, Aurélie, Magali, auxquelles Karel, le héros de cette histoire, ira se frotter une fois devenu grand, pour conjurer tout ce dont il a été privé. Ce qu’on a dans la peau comme désir, comme frustration, comme hérédité : au carrefour du sensuel et du social, Rebecca Lighieri signe le portrait brûlant d’un enfant damné de Marseille, gorgé d’une violence dont il ne sait que faire.


On la connaît aussi sous le nom d’Emannuelle Bayamack-Tam, dont le dernier roman, Arcadie, a remporté moult prix, mais c’est sous son pseudonyme noir qu’elle signe cette tragédie contemporaine. Rebecca Lighieri, comme Dante Alighieri, le poète des enfers. Ici, la scène s’ouvre sur un cadavre, abandonné dans une décharge, le crâne ouvert. C’est Karl, le père de Karel. Son fils n’a pas l’air de beaucoup le regretter, lui qui a grandi sous la menace permanente des coups, avec sa sœur Hendricka, autre beauté à couper le souffle, et leur petit frère Mohand, handicapé et souffre-douleur. Trois enfants du même père, chacun exposant et explorant une manière différente de réagir à la violence – devenir plus fort, plus malin ou bien s’y perdre, comme Karel. Mais il y a aussi la violence de la mère, plus pernicieuse, qui soigne son fils handicapé avec un affreux sourire de martyre. Toujours du côté des enfants, ces mutants fragiles, contre les adultes figés dans leurs défaites, Rebecca Lighieri écoute parler les corps, oscillant de la tragédie antique à la pychologie la plus fine, de la critique sociale au thriller, avec le style de haute tenue qu’on lui connaît. Elle rend aussi hommage à sa ville, Marseille, dans ce grand roman populaire à la fantaisie noire. »


Marguerite Baux, Elle, 6 mars 2020



Terrain de je


Rebecca Lighieri imagine un roman d’initiation aux allures de polar dans un bidonville des quartiers nord de Marseille. Et en fait un espace idéal pour s’inventer hors des assignations.
C’est page 264. Karel, le narrateur d’ « Il est des hommes qui se perdront toujours », assiste à un mariage chez des gens du voyage, ses voisins et amis depuis l’enfance. La salle entière se met à chanter Belle, le tube de Notre-Dame de Paris, en version flamenco. Karel analyse l’engouement de l’assemblée pour la célèbre comédie musicale : « La seule présence d’Esmeralda leur a suffi, et depuis un an, ça vocifère du Richard Cocciante d’une caravane à l’autre. » Observant ce moment d’émotion collective, les larmes lui montent aux yeux et il se met à chanter avec tous les autres. Rebecca Lighieri est probablement la seule romancière française à pouvoir imaginer une scène aussi insolite et à suggèrer, en si peu de mots, tant de choses sur la société française comme sur la construction d’un personnage littéraire.


La seule aussi à recopier in extenso le refrain d’une chanson populaire dans ce qui a tout d’une tragédie grecque transformée en roman noir.


Rebecca Lighieri est l’avatar de la talentueuse Emmanuelle Bayamack-Tam, prix du livre Inter 2019 pour Arcadie. Après Husbands (2013) et Les Garçons de l’été (2017), ce roman est le troisième qu’elle signe ainsi. Chaque fois, l’usage du pseudo lui permet de se couleur dans une autre personnalité d’autrice. A côté des prouesses littéraires et subversives de Bayamack-Tam, Lighieri compose de textes compacts centrés sur un meurtre. Mais il est intéressant de constater qu’entre les deux la frontière est poreuse et traversée par certaines thématiques, en particulier l’indétermination, celle des origines ou de la sexualité. Nombreux sont les personnages qui n’ont pas envie de choisir entre être blancs ou noirs, filles ou garçons. Ce refus des assignations fait des romans de Baymack-Tam/Lighieri une perpétuelle ode à la liberté.


Ne pas se laisser enfermer dans une identité et un destin est ce qui caractérise Karel. Au début du livre, ce jeune adulte apprend que son père détesté vient d’être assassiné à coups de pierres. Alors il se souvient. Karel a grandi dans une cité des quartiers nord de Marseille (ville natale de la romancière), avec sa sœur et son petit frère handicapé, et sous la brutalité de ce père toxico. Un jour, il va décider de choisir ce qu’il est : « Il est temps d’en finir avec les héritages ; les successions, les patrimoines. Temps d’en finir aussi avec la biologie qui ferait de moi le fils de mon père. » A deux pas de la cité de Karel, des gens du voyage ont élu domicile dans un terrain vague. Il y passe son temps avec sa petite amoureuse, Shayenne, et ses copains. On s’en doute, chez Lighieri, le terrain vague n’est pas seulement un décor, mais aussi un symbole, en tant qu’espace indéterminé par excellence, et un lieu d’expérimentation.


Il y a plusieurs lectures possibles de ce texte. On peut s’y plonger comme dans un polar. On peut y voir un récit initiatique. On peut s’amuser à chercher les références bibliques et mythologiques, car tout n’y est que vengeance, violence et malédiction. On peut surtout saluer sa force politique. A l’heure où des pans entiers de la population sont accusés de sombrer dans le communautarisme, Lighieri met en scène des êtres à la fois kabyles, belges, gitans et manouches, qui se préoccupent d’ailleurs assez peu de leurs origines hybrides. Il ne s’agit pas seulement d’un hommage à l’insouciant melting-pot marseillais. La romancière, l’air de rien, sort ses personnages des clichés. Et il est politique aussi d’imaginer des gens émus par une comédie musicale qui met une gitane à l’honneur, quand eux vivent au fond d’un terrain vague.


En tout cas, il faut une maîtrise impeccable pour construire un tel roman sans verser dans la caricature. Car Lighieri a su restituer la substance du français parlé dans le Marseille populaire sans être ridicule ; sa subtilité lui permet de mener son personnage dans les scènes les plus horribles et de raconter les différentes étapes de son apprentissage de la sexualité, sans jamais être outrancière.


Depuis le début, Lighieri sait créer des personnages inoubliables. Karel, son frère Mohand et sa sœur Hendricka sont des héros magnifiques et intenses. Même les personnages secondaires habitent longtemps la mémoire du lecteur, comme Jacinto, le gitan qui « ne s’est jamais remis de la sédentarisation et rêve encore de repartir avec sa caravane ».


Sylvie Tanette, Les Inrockuptibles, 11 mars 2020



Le nouveau livre de Rebecca Lighieri est un roman noir d’une grande intensité, au décor planté dans les quartiers nord de Marseille. Le narrateur, Karel Clayes, est beau au point que l’on se retourne sur lui dans la rue. Beauté qu’il partage avec sa sœur, Hendricka. Leur mère est d’origine kabyle, leur père vient d’un village belge où l’on parle allemand. Papa méprise la terre entière, enchaîne les pastis et les bières dans les bistrots, se drogue dur et vocifère tant qu’il le peut sur le frère cadet de Karel, Mohand, né avec de lourds handicaps. Les Clayes habitent la cité Artaud, baptisée du nom d’un écrivain que Karel a lu. Ce dernier se débrouille du mieux qu’il peut avec une enfance chaotique. À 7 ans, il en connaît déjà « un rayon sur le cœur des hommes » ainsi que sur la « couleur des sentiments ». Il lui faut tenir, s’évader, grandir dans le mépris et la haine d’un père cogneur. Karel traîne avec les gitans, participe avec Hendricka aux castings où leur géniteur les expédie en leur rêvant un destin digne de ceux de Michael Jackson et Céline Dion. Il découvre les plaisirs de la chair, les pulsions qui sommeillent en lui… Avec Il est des hommes qui se perdront toujours, Rebecca Lighieri signe une tragédie avec ses élans, ses éclats de violence et de beauté, sans oublier sa bande-son d’époque – celle des années 1990, d’Elsa et de Philippe Lavil.


Alexandre Fillon, Lire, mars 2020



Agenda

Samedi 4 mai
Emmanuelle Bayamack-Tam à la librairie Le Jardin des lettres

Le Jardin des lettres
22 Avenue de Bordeaux
33510 Andernos-les-Bains
 
05 56 26 99 48
info@lejardindeslettres.fr
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Rebecca Lighieri, Il est des hommes qui se perdront toujours, Il est des hommes qui se perdront toujours Rebecca Lighieri

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Rebecca Lighieri, Il est des hommes qui se perdront toujours , Le Masque et la Plume France Inter