Pour expliquer le titre de ce nouveau livre, Christian Prigent cite l’écrivain russe Velimir Khelbnikov (1885 – 1922) : « Nous avons besoin de point d’appui, c’est-à-dire de journaux intimes ». Mais le titre peut s’entendre aussi négativement : Pas d’appui ! Pour tenir, résister, il faut à la fois chercher en soi, s’éprouver, et lire, regarder, penser.
Point d’appui est autant un journal qu’un livre de combat. On passe par des rêves notés le matin même, des pensées du jour, des anecdotes souvent drôles, des critiques de films, de livres, d’auteurs (Houellebecq), des polémiques, des questions...
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Pour expliquer le titre de ce nouveau livre, Christian Prigent cite l’écrivain russe Velimir Khelbnikov (1885 – 1922) : « Nous avons besoin de point d’appui, c’est-à-dire de journaux intimes ». Mais le titre peut s’entendre aussi négativement : Pas d’appui ! Pour tenir, résister, il faut à la fois chercher en soi, s’éprouver, et lire, regarder, penser.
Point d’appui est autant un journal qu’un livre de combat. On passe par des rêves notés le matin même, des pensées du jour, des anecdotes souvent drôles, des critiques de films, de livres, d’auteurs (Houellebecq), des polémiques, des questions d’actualité ou d’histoire, des souvenirs littéraires, des visions mais aussi des poèmes, des interludes (« haïku pour rire, mirlitonades fastoches »).
On y croise de nombreuses théories, de nombreux sentiments. On y parle des défunts, des amis. À la lecture, nous découvrons l’atelier intime de l’écrivain, où se forge sa pensée et sa langue. Il nous ouvre l’espace de ce que lui-même appelle son « désoeuvrement dépressif », et que vient combler l’écriture diariste. Tout est disparate mais comme l’écrit Christian Prigent « l’alternance fait rythme, une architecture émerge ».
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Notes pour rester droit
Point d’appui, 2012-2018 est le journal d’un poète préoccupé par les implications politiques de l’écriture. Christian Prigent y parle de littérature, de cinéma, de questions de société, d’amour...
Christian Prigent résiste encore et toujours. Même s’il est conscient que notre époque n’est pas à l’invention formelle ni à la théorie, il ne lâche rien. Au tournant des années 1968 et 1970, il a fait partie des avant-gardes autour d’une revue poétique dont il est l’un des fondateurs, TXT, qui liait dans un même mouvement audaces esthétiques et révolution.
Une fois cette période recouverte par un grand assignement confinant à l’esprit de restauration, Prigent, non sans un regard rétrospectif amusé, n’a pas dévié. Depuis cette époque, il a étoffé sa palette, écrivant des textes en vers, des récits en prose à résonance autobiographique, des essais qui étayent sa démarche d’un point de vue conceptuel.
Il excelle aussi dans l’exercice de la performance. Le tout avec cette conviction : « Faire poésie : tenter de rafraîchir sa vision du monde (et si possible celle des quelques-uns qui liront). Sortir de la langue quelque chose que jamais elle n’a dit. Dans cette opération, la langue est une lice, un ring. L’action écrite ne décolle pas vers la folie que serait une sortie radicale hors du code. Elle le maintient, mais transformé par une vision singulière. Raison pour laquelle la poésie a une importance civique : elle ouvre le monde. Plus on ajoute au monde [...] des possibilités de se la représenter, plus le monde est ouvert, riche, divers, moins aliéné, heureusement soustrait à la domination symbolique et donc à la domination réelle. »
Cette citation, qui montre la constance de l’auteur dans la préoccupation de produire une littérature ayant un effet politique, est extraite du nouveau livre de Christian Prigent, Point d’appui, 2012-2018. Qui est aussi pour lui un nouveau genre, en tout cas jamais encore édité : le journal. Intime ? Il y est beaucoup question d’écriture, de cinéma, d’artistes, de politique. L’amour - ou le sexe - n’en est pas absent, ni, subrepticement, la paternité. À vrai dire, chez Prigent, aucun de ces sujets n’échappe au plus profond de lui-même.
Le travail de la langue est ce qui revient le plus souvent. Rien d’exceptionnel pour un écrivain. Mais il y a chez lui cette volonté continue d’accompagner théoriquement ce qu’il fait poétiquement. Puisqu’il s’agit d’un journal, cela se présente comme des réactions à l’actualité littéraire, ou comme des « auto-éclaircissements » (dont on profite puisque ce journal nous est donné à lire). Avec Prigent, la littérature est un combat. Certes, l’exigence qu’il en a est minoritaire - il la connaît aussi dans toute son épaisseur, à travers les siècles jusqu’à ses origines grecques et latines. Ce qui peut donner, parfois, une humeur « ronchon » ou passagèrement abattue. Mais il ne désarme pas.
On peut ainsi puiser dans Point d’appui comme dans un bréviaire. Saisir, en quelques lignes, pourquoi un « style » qui se confronte au « réel innommable » ne peut qu’être bizarre, mal peigné, loin de la « belle écriture », notion que l’école nous a inculquée. Partager l’idée que Houellebecq est le nom d’une imposture. Suivre une controverse avec Nathalie Quintane ; lire un éloge du surréaliste Benjamin Péret ; entendre des arguments contre la « grotesque » écriture inclusive ; ou découvrir les points communs entre le sport de haut niveau (lié aux condamnations « hypocrites » du dopage) et la poésie. C’est là que réside aussi ce passage, écrit en décembre 2017, synchrone avec notre actualité la plus chaude : « L’histoire de la littérature est pleine de figures admirables et admirées dont on sait bien (le sait-on, en fait ? Le fait-on savoir pour tenter d’en penser les causes et les effets et non pour les réduire à des questions morales ou médicales ?) que le comportement était socialement délictueux. On sait aussi, ou on le devrait, que ce comportement s’inclut, sans échappatoire possible, dans ce qui au fil de leurs oeuvres se cherche et se trouve. »
L’énervement contre l’époque est parfois sensible, mais Christian Prigent préfère le métamorphoser en séquence comique ou en « interlude », avec un humour éloigné de l’élégant trait d’esprit. Il plonge allégrement dans le potache, le jeu-de-mots-laid ou en dessous de la ceinture. Ses haïkus « de foudre » ou « du lapin » sont, de ce point de vue, exemplaires. En guise d’autodérision, l’auteur rapporte des épisodes croustillants, comme l’interview de Pierre Guyotat effectuée pour le magazine Politique hebdo dans les années 1970, qui prit un tour hilarant.
Le cinéma a une importance particulière pour Christian Prigent, dont la vision précoce des films de Buster Keaton a eu sur lui une influence fondatrice. À fréquence régulière, il s’offre une séance de « home cinéma » pour revisiter un classique, dont il rend compte comme un critique hors pair, c’est-à-dire avec un regard singulier (très beau texte sur Tirez sur le pianiste, de Truffaut). Le cinéma est aussi une affaire de souvenirs, comme lorsqu’il parle du Splendid, salle aujourd’hui disparue, qu’il fréquentait enfant. Elle se trouvait à Saint-Brieuc, la ville où l’auteur est né et est reparti vivre.
Les pages consacrées à ce « gros bourg » ne sont pas dénuées de nostalgie. Mais les plus vibrantes de tristesse sont celles qui évoquent la mort brutale, début 2018, de Paul-Otchakovsky-Laurens. Elles s’ouvrent ainsi : « Depuis trente ans j’ai dans mon dos, quand j’écris, un démon amical et sévère : le regard de Paul Otchakovsky est posé sur mes feuillets. Je n’écris rien qui n’en tienne compte et n’espère être à la hauteur de son exigence. » Le portrait que Christian Prigent dresse de son « grand » éditeur est celui d’un grand auteur. Son journal, « forme informe », est passionnant.
Christophe Kantcheff, Politis, janvier 2019