« Escape game » mélancolique en Normandie
Spécialiste de Henry James, traductrice de Fitzgerald et de Wharton, adepte du royal « Never explain, never complain », Julie Wolkenstein sait bien, en bonne angliciste, qu’il faut toujours s’efforcer de prendre à la légère ce qui touche le plus.
Avec « Et toujours en été », roman normand dont, afin de le réchauffer, le titre emprunte au « Sud » de Nino Ferrer, elle nous propose donc de jouer. Et se lancer, sous sa conduite, dans un « escape game », qui nous permet de pénétrer sa grande maison de Saint-Pair-sur-Mer, canton de Granville (Manche). Une maison édifiée à la fin du XIXe, dont elle a hérité, située sur la plage, face aux îles Anglo-Normandes, et qu’elle offre au lecteur d’explorer, pièce après pièce.
Dans chacune, il feint d’avoir la liberté de cliquer sur tel ou tel objet pour ouvrir une armoire, inspecter une bibliothèque ou étudier un tableau. Ici, lire, c’est voir. Dans cette maison aux allures de Cerisaie, souvent battue par les vents, plus rarement inondée de soleil, dont « l’escape game » achève tous les secrets, il y a surtout des fantômes.
On sent bien que Julie Wolkenstein, peu encline à l’autofiction, a écrit ce livre sous une forme faussement ludique pour, sans céder à l’émotion, sans montrer son chagrin, nous permettre de les frôler, ou d’être frôlés par eux. Il y a le petit frère, mort à deux mois d’une chute expliquée. Le demi-frère, son aîné, chef op’ de Laurent Cantet et de Dominik Moll, disparu il y a deux ans à 58 ans. Et le père académicien français, écrivain, feuilletoniste littéraire au « Monde ».
Treize ans après sa mort, Bertrand Poirot-Delpech continue en effet de hanter cette maison qui tutoyait la mer sur laquelle, à bord de l’« Anyway », il aimait tant naviguer. On clique pour toucher sa veste de quart, ouvrir le transistor qui lui donnait la météo marine, caresser sa bibliothèque de Folio, entendre ses concertos préférés, ceux de Mozart, qui rayaient les cris des mouettes, entrer dans la petite chambre mansardée, au second étage, où il écrivait articles et romans, derrière une porte sur laquelle il avait punaisé une carte : « Avec les vœux de l’auteur absent de Paris ».
Absent de Paris, mais présent à Saint-Pair. Même quand on connaît les lieux, qu’on y a séjourné, qu’on y a vu, radieux, bronzé, blagueur, l’auteur de « l’Été 36 », et qu’on fait semblant de participer à l’« escape game » proposé par sa fille si douée, on est soudain saisi par une grande mélancolie. Tricher avec ses regrets n’est plus jouer.
Jérôme Garcin, L’Obs, janvier 2020
La villa mode d’emploi
À travers un escape game, Julie Wolkenstein nous invite dans sa maison de famille : un roman ludique au charme mélancolique, celui de la vie qui passe.
Imaginez que vous deviez ouvrir une porte à l’aide d’un numéro de ELLE datant de l’été 2017 ! C’est l’une des multiples énigmes proposées par Julie Wolkenstein dans ce livre jeu, au parfum salé de la Manche voisine, dont la présence imprègne toute cette villa de bord de mer, et de larmes versées ; en douce, pour ceux qui n’y viendront plus, son père l’académicien et marin Bertrand Poirot-Delpech, son grand frère à qui elle a dit au revoir sans savoir qu’elle ne le reverrait pas. « Et toujours en été » (Nino Ferrer, 1975) est un roman rafraîchissant comme une baignade dans une eau dans laquelle on ne reste jamais longtemps, joyeux comme un apéro avec vin blanc et crevettes dont les carcasses resterons cachées à jamais dans le tapis aux trop longs poils, mélancolique comme le jour où l’on ouvre les volets en arrivant, avec le sentiment d’à quoi bon songeant aux disparus et « l’appréhension du trop familier et de l’inconnu ». Chacun y trouvera des bottes en caoutchouc à la pointure de son vécu, et en même temps y découvrira les sources d’inspiration, les bonheurs et les blessures de la romancière.
C’est un livre plein à craquer de souvenirs et de fantômes, racontés au travers d’une maison désertée par les humains. Car le principe est celui d’un escape game, ce jeu où vous vous trouvez seul, enfermé dans une pièce dont vous devez examiner le décor, assembler des objets disséminés en cliquant dessus pour ouvrir une porte et accéder à une nouvelle pièce et résoudre ainsi une énigme, ici delle de la vie. Vous voilà donc dans une entrée à faire l’inventaire des outils qui vous permettront d’en sortir pour visiter la demeure. La romancière est malicieuse : à vous de choisir comment ouvrir la porte, avec un parasol, un paillasson, une cloche, un déguisement de babouin ou ce fameux numéro de ELLE ! En vous creusant les méninges, vous pouvez aussi changer d’époque et ainsi rencontrer une jeune Julie, grisée de boîtes de nuit et de calvados mal dissimulé par les adultes, ou angoissée d’avoir oublié sous un lit un exemplaire de son premier manuscrit envoyé en douce à des maisons d’édition. « J’écris ce livre pour me sortir d’une sorte de cage, de prison où m’enfermait la crainte de ne plus aimer écrire, ni cette maison. » Le lecteur quitte, lui, cette villa au décor délavé, le cœur chaviré d’émotions tant Julie Wolkenstein le ravit avec cet esprit, ces esprits des lieux.
Olivia de Lamberterie, Elle, janvier 2020
Les choses voient
Dans un très beau récit, Julie Wolkenstein visite dans l’espace virtuel les secrets et les mystères d’une vieille maison de famille.
La mer, vue de la plage quand le soleil s’y enfonce, en Normandie ou en Amérique, les vieilles maisons pleines de tiroirs et de secrets, les ombres de Balzac ou de Henry James revenant du passé pour investir la narration… Livre après livre, Julie Wolkenstein explore le champ romanesque à travers des images obsédantes, un parcours labyrinthique riche en indices, leurres, puzzles, fausses pistes. Dans Les Vacances, les ombres s’appelaient comtesse de Ségur et Éric Rohmer. Paul, thésard et Sophie, universitaire, partaient sur leurs traces, dans la Normandie marquée par la paupérisation, l’enlaidissement des paysages autour des villes, l’effacement de la culture.
Dans Et toujours en été, l’espace s’élargit dans un escape game, « jeu vidéo d’expression graphique », explique la narratrice qui d’emblée en définit les codes et les enjeux tout en prévenant qu’elle peut modifier les règles de ce qui doit rester ludique. Le cadre de ce jeu d’évasion numérique est sa maison familiale à Saint-Pair-sur-Mer, présente déjà dans plusieurs de ses fictions. Dans le champ infini des univers virtuels, l’accès à toutes ses pièces est la première épreuve. Pour pouvoir en sortir, il faut, après s’être approprié le site, cliquer sur ce qui peut aider, objets, outils, meubles, lieux menant à d’autres lieux. Mais l’inventaire des outils, l’énumération des conseils sont rapidement couverts par la voix de la narratrice qui a évité la sécheresse des comptes rendus, piège des narrations minimalistes.
Les objets, témoins du passé, conduisent moins à la porte de sortie qu’à des histoires, des énigmes, celles de tous ceux qui au fil des étés, sont passés, restés, partis, ou revenus dans la grande maison. L’écran est peu à peu remplacé par un autre espace, celui de la mémoire, creusant des galeries dans un autre temps. La romancière fait pressentir les vrais enjeux qui remplacent le jeu : la restitution par la maison de ce qu’elle a conservé des secrets du passé, le sien et celui des êtres chers, images liées à la lumière de l’été, aux grands déjeuners familiaux, aux airs de danses, aux retours de fête tardifs des précédentes décennies. Plusieurs fenêtres ouvrent sur la mer et le souvenir des voiliers qu’aimait son père, romancier et critique littéraire célèbre, présent un peu partout dans la maison. Ce n’était pas un jeu, les enjeux sont trop graves, les risques, trop importants et ont à voir avec la vie et la mémoire.
Dès le début de la narration, elle avait semé des indices, suggéré que cet escape game ressemblait à la vie où ce que l’on peut gagner est bien différent de ce qui était proposé et n’en vaut peut-être pas la peine. Et la maison, figure métaphorique de cette vie, envoie des signes difficiles à déchiffrer : Qu’a-t-elle retenu du « grand demi-frère » qui semble si présent sur une image mentale précédant de peu sa mort ? Que dire de la vision du père dans le jardin ? Un clic sur l’horloge du salon peut-il faire revenir le temps d’avant ? « L’été ne fait que commencer », dit la romancière à la dernière ligne du texte. Le mouvement de la vie l’arrache sans doute à l’emprise, à la hantise de la maison. Seule l’écriture peut capter des instants, les immobiliser, les rendre semblables, comme le sont, au cinéma, souvenir vécu et souvenir rêvé. Le montage s’efface, faisant entendre la voix de Julie Wolkenstein, détachée, mélancolique, et pour le lecteur attentif, il n’est plus question de quitter la maison, mais de s’y attarder.
Francine de Martinoir, La Croix, Janvier 2020
Le coup de cœur de Dominique Bona
C’est une de ces maisons de famille qu’on n’ouvre qu’aux vacances, pleine d’objets familiers et de souvenirs, de bottes de pluie, de livres écornés ou moisis. Celle-là est à Saint-Pair-sur-Mer, dans la Manche. On y jouait autrefois au Scrabble ou au Monopoly, on y joue maintenant à l’« escape game » en cliquant sur une souris. Ce roman de Julie Wolkenstein est une poursuite haletante, de pièce en pièce, pour retrouver le fil perdu d’une histoire. De la cave à la chambre sous les toits en passant par les moindres recoins, sans oublier les vieilles couvertures ou le baby-foot, la romancière décrit tout ce qu’elle voit. Et c’est ce qu’elle ne voit pas qui ressurgit. Une famille recomposée laisse plus de strates qu’une autre et le labyrinthe est plus embrouillé. Le père, écrivain et marin, un des grands frères, trop tôt disparu, dominent le reste de la fratrie. Les objets prennent vie. Des liens mystérieux apparaissent entre ces témoins d’un passé qui attend son heure pour se réveiller. Il y a beaucoup de charme et de sensibilité dans ce relevé à la Georges Perec, où Casse-Noisette serait venu jeter une pincée de merveilleux. Joli livre insolite et décalé, où j’ai eu l’impression de me promener comme un chat.
Dominique Bona, Version Femina, janvier 2020
Julie Wolkenstein ouvre grandes les portes de ses souvenirs
Dans une belle maison Art nouveau de la Manche, l’histoire familiale se dessine de pièce en pièce. Un beau puzzle, ludique et nostalgique.
Un titre comme des vacances perdues mais jamais oubliées. Un titre comme le refrain mélancolique de la chanson de Nino Ferrer, Le Sud, au mitan des années 1970. De ce temps où, enfant, la narratrice commence à passer ses étés à Saint-Pair-sur-Mer, dans la Manche. La maison familiale est follement attachante. Désormais un peu bazar, un peu de bric et de broc avec ses papiers peints Laura Ashley démodés, mais jadis construite dans un peur style Art nouveau par une amie de l’arrière-grand-mère, qui n’eut jamais d’enfant et qui la déserta… Cette maison, Julie Wolkenstein vous convie à la visiter pièce par pièce sous la forme d’un escape game, histoire de renouer avec les mystères de son adolescence, sans doute. De nous faire voyager dans la France bourgeoise et intellectuelle décomplexée des décennies 1970, 1980, 1990, aussi. Et de retrouver, surtout, ces fantômes qui toujours la hantent : celui de son père disparu, écrivain, académicien et grand marin (Bertrand Poirot-Delpech), celui de son frère aîné et aimé.
Autant que dans ces jeux d’évasion à la mode, où l’on résout des énigmes pour se déplacer successivement d’un lieu à un autre et d’une époque à une autre, il y a un exercice et un plaisir purement littéraire façon Geogres Perec (et ses déambulations poético-urbaines) dans le dernier opus, ludique et nostalgique à la fois, de Julie Wolkenstein. Celle qui s’adresse à vous, tout au long d’un récit qu’on image autobiographique se plaît à revisiter sa propre histoire en ouvrant des portes qui libèrent ses souvenirs et lui permettent de relier des fragments d’existence qui, grâce à l’écriture, trouvent enfin du sens. « J’écris ce livre pour me sortir d’une autre sorte de cage, de prison où m’enfermait la crainte de ne plus aimer écrire, ni cette maison », avoue-t-elle à la page 159.
Ainsi dessine-t-elle cette étonnante autobiographie en redécoupant sous forme de puzzle intime les pièces d’une demeure que le temps, les modes de déco, la mérule aussi — ce champignon porteur du cancer des maisons — ont sans cesse remodelée. Ici, les ustensiles ordinaires, les livres, les disques, les horloges, les fauteuils, les miroirs, les tableaux et même un voilier — l’Anyway — racontent comment les êtres s’inscrivent dans les choses, et comment, à regarder intensément ces dernières, on finit magiquement par les retrouver. Car il y a de la magie dans ce livre bizarre : il invite à contempler avec plus d’attention voire de compassion ce qui nous entoure et les silences parmi lesquels nous vivons. Il fait réapprendre l’amour des objets et des choses.
Fabienne Pascaud, Télérama, janvier 2020
Chez Julie Wolkenstein, Saint-Pair, Normandie
Il n’est pas si fréquent qu’une romancière propose à ses lecteurs de jouer avec elle. Vraiment jouer. Et comme l’on doit à cette romancière L’heure anglaise, Happy end et Les Vacances, mais aussi d’excellentes traductions de Gatsby et de Tendre est la nuit, de Fitzgerald, on accepte d’emblée la proposition. Il s’agit d’un escape game, mais sans écran ni souris. Julie Wolkenstein nous fait donc entrer dans une maison, située à Saint-Pair-sur-Mer (Manche), station balnéaire proche de Granville et du Mont-Saint-Michel. Avec elle, c’est-à-dire sous sa conduite, on visite chaque pièce et on clique, pour en savoir plus, sur tel ou tel élément du décor, un réfrigérateur, une armoire, une malle, une bibliothèque, un tableau, un ensemble à cocktail, une boîte de Scrabble ou de Monopoly. Une fois l’inventaire établi, on ouvre une autre porte et pénètre dans une autre pièce, dont on explore chaque recoin, soupèse chaque objet, inspecte chaque souvenir. C’est un livre, évidemment, et non un jeu vidéo, mais le talent, l’intelligence et l’opiniâtreté de Julie Wolkenstein sont tels qu’on a l’impression, en tournant les pages, de cliquer avec sa propre souris et surtout d’être libre de nos mouvements virtuels, de monter un escaliers à notre guise ou d’aller sur la terrasse quand bon nous semble.
Mais les apparences sont trompeuses. Ce prétendu jeu est la manière, habile, qu’a trouvée Julie Wolkenstein pour ne céder ni à la mélancolie ni au chagrin. Pour feindre de s’amuser, alors qu’elle est encore pleine de larmes – ne la secouez pas. Cette maison, dont elle est ici la guide ludique, où elle habite aujourd’hui, dans un village qu’elle aurait pu rebaptiser Saint-Père-sur-Mère, la romancière l’a héritée de son père, également romancier, disparu en 2006. Julie Wolkenstein est en effet la fille de Bertrand Poirot-Delpech, académicien français, feuilletoniste au « Monde », auteur notamment des Grands de ce monde et de L’Été 36. Il était aussi marin, et avait son bateau, l’Anyway, ancré à Granville, d’où il partait, vent debout, pour les îles anglo-normandes de Jersey et Guernesey. Et tout, dans cette maison, jusqu’au coucher de soleil qui inonde le vaste salon de sa lumière orangée, rappelle à Julie ce père blagueur et taiseux à la fois, qui admirait tant sa fille (prof de littérature comparée à l’Université de Caen) et qu’elle aimait tant. Les disques des concertos de Mozart qu’elle écoute étaient les siens. Les Folio rangés dans la bibliothèque, elle les relit après lui. Et elle n’entre pas, sans avoir le cœur serré, dans la chambre mansardée où il s’enfermait pour écrire, après avoir punaisé sur la porte : « Avec les vœux de l’auteur absent de Paris ».
Deux autres fantômes hantent la maison du bonheur et d’une famille recomposée, avec vue panoramique sur la mer : celui d’un petit frère, mort à deux mois d’une chute inexpliquée, et celui de son demi-frère aîné, Matthieu, également marin, directeur photo sur les films de Laurent Cantet, Dominik Moll et Mathieu Amalric, disparu en 2017, à l’âge de 58 ans. Plus on avance dans la visite, plus on ouvre les portes successives et plus on est saisi par une émotion qui va croissant. Si le titre est emprunté au « Sud », une chanson de Nino Ferrer, ce roman, où le Perec de La vie mode d’emploi pactiserait avec le Tchekhov de La Cerisaie, a la beauté poignante et la pincée d’un fado. Chant d’amour à ceux qu’elle a tant aimés, Et toujours en été est aussi un exercice de gratitude adressé à la maison qui lui donne encore la furieuse envie d’écrire.
Jérôme Garcin, La Provence, mars 2020