Les trois collines est un livre politique et littéraire. Il parcourt les lieux de fracture à Marseille où le territoire public est confisqué à des fins de spéculation et de ségrégation sociale. Le narrateur nous entraîne avec lui dans ses promenades, décrit une politique de sectorisation qui dresse des barrières entre les populations, casse les systèmes de survie et d’entraides inventés par ceux qui sont désignés comme économiquement faibles, alors que la plupart ont mis en place des solutions collectives leur permettant un équilibre. Il s’en prend aux modèles stéréotypés de réussite d’un monde entrepreneurial basé sur la compétition, et à la façon dont ces modèles sont inscrits dans l’urbanisme. Marseille vit une crise paroxystique de confiance envers une politique municipale vécue comme un abandon de ses habitants, aux effets catastrophiques et douloureux.
Les trois collines est aussi un livre de la rue, porté par les paroles et le « nous » des habitants pour qui l’invention d’un mode de vie ensemble demeure une aspiration essentielle. Il emprunte des itinéraires où les histoires personnelles et les lieux sont inséparables, et les barrières contournées par des chemins de traverse. L’auteur évoque nombre de chantiers récents et certaines conséquences catastrophiques.
Rénovation des quais et du quartier du Panier, création du Mucem, constructions nouvelles, mais aussi effondrement des immeubles rue d’Aubagne, etc. Les politiques et responsables sont nommément mis en cause et interpellés. Mais au-delà, ce livre décrit une véritable poétique de la ville et de la promenade, avec ses trajets, ses histoires, ses mouvements.
Frédéric Valabrègue vit à Marseille où il a longtemps enseigné l’histoire de l’art aux Beaux-Arts. Poète et romancier, il a écrit de nombreux articles sur des artistes modernes et contemporains. Il a reçu le prix Louis Guilloux en 2011 pour Le Candidat. Dernier livre paru : Une campagne (2018, P.O.L).
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Frédéric Valabrègue emploie l’imparfait comme La Fontaine : « Il y avait donc un courant de pensée défavorable venant des quatre vents et secouant l’arbre pour dépeupler. » Et d’une page à la suivante, il répète certaines formules comme un poète ses versets. Une campagne (2018) nous plongeait dans la sauvagerie de la Provence profonde et la brutalité d’une campagne électorale. Dans les Trois Collines, la topographie est celle de Marseille, que l’écrivain connaît comme sa poche. Y sont complices documentaire et fiction : « Tous les habitants de la Plaine connaissent par cœur les premiers vers de l’élégie Contre les bûcherons de la forêt de la Gastine. » Poésie et sensualité : « Les Marseillais ont toujours méprisé la pompe des monuments parce qu’ils ont tous les jours sous les yeux une Méditerranée allant du bleu roi à l’outremer en passant par l’indigo. Une mer ‘‘glaukôpis’’ où s’entend l’aurore ‘‘rhododactulos’’, le teuf-teuf de la barque ithyphallique d’un marin ‘‘polumétis’’. » Regard et écoute : « Puget sculpte cette odeur avec son Milon de Crotone dont le cri ne s’entend plus. La sculpture de lutteur déchu avoisine les générations des forçats affectés aux arsenaux des galères… » Élégance naturelle de la phrase, morsure nette de la critique, violence douce de la méditation. Toutes ces qualités font de Valabrègue le chroniqueur vif et mélancolique, révolté et pudique, d’un esprit vital. Rien de ces écrivains du 19e siècle qui surplombaient les misères, il pense avec elles, ses pensées vont affectueusement avec elles. Et ainsi, après les effondrements rue d’Aubagne : « À force de parcourir les rues de la ville, nous avions parfois l’hallucination de connaître ou de reconnaître tel inconnu, devenu connaissance anonyme ou quelqu’un de fréquenté dans une autre vie. »
Claude Minière, Art Press, Février 2021
Frédéric Valabrègue
Un éfondrement
En 2018, le précédent livre, Une campagne, jouant sur le double sens, évoquait dans le décor pagnolesque d’une petite cité provençale le phénomène des rurbains en quête de calme et de nature en même temps que les instants ultimes d’une joute électorale. Et mettait au jour les connexions complexes entre un vécu et ses traductions politiques diverses. Un modèle de cheminement dialectique. Le 5 novembre de la même année, la catastrophe de la rue d’Aubagne endeuillait Marseille, donnant matière à prolonger certaines interrogations.Très vite, en février 2019, Frédéric Valabrègue avait fait paraître, dans l’Humanité, quelques pages en soutien à ceux qui refusaient le réaménagement du quartier de la Plaine - sans aucun doute le mouvement originel d’un travail d’écriture intégrant l’effondrement des immeubles délabrés de la rue d’Aubagne et la logique de l’urbanisme local dans une plus vaste perspective : la dénonciation de « l’effet Bilbao». Pour la mairie de l’époque, la création de «points d’attraction grâce à une architecture-spectacle autour de laquelle fleurissent les restaurants et les boutiques ». C’est que Marseille et les Marseillais constituent depuis l’origine le sujet central de cette oeuvre. La Ville sans nom (1989), tout premier titre, en référence à la désignation punitive de la ville par les jacobins, en proposait des images violemment décapantes. Frédéric Valabrègue poursuit aujourd’hui sur sa lancée. Au long de déambulations dans sa ville, il observe les ravages de la spéculation, d’un urbanisme lié à la ségrégation sociale comme des modèles proposés par le siècle de la mondialisation capitaliste. Et ne cesse pas d’en constater les effets, pas forcément attendus : « Nous ressentions un coup de blues quand nous nous apercevions que ce que nous ne voulions pas entendre était prononcé par ceux dont nous voulions nous rapprocher. » Phrase clé enchâssée au coeur de ce livre à l’écriture d’une véhémence teintée de douceur et de poésie. Sur les trois collines du centre de Marseille, se donne en effet à voir, de façon seulement plus contrastée, ce qui se joue à une plus vaste échelle. Jusque sur la scène politique. Mais sans jamais oublier l’omniprésence de vingt-six siècles d’histoire, se dévoilant sous les dents des excavatrices, habitant aussi les esprits. D’une rare richesse, de références et d’écriture, ce livre s’inscrit dans le tout meilleur d’une littérature d’interpellation, en écho aux préoccupations du temps.
Jean-Claude Lebrun,
L’Humanité, 10 décembre 2020
Portrait de Marseille par Frédéric Valabrègue, le promeneur d’Endoume
Parmi les arpenteurs des grandes villes, Raymond Jean et Jean Noël de Soye ont de la ville une vision à la fois poétique et politique. Leur livre "Le piéton de Marseille", cri d’amour républicain autant que réflexion sur les arcanes du pouvoir, brille de sa lumineuse vision humaniste. Même démarche chez Frédéric Valabrègue, qui, en dépit d’un ton assez virulent, signe avec "Les trois collines" un essai empli au final d’un grand amour pour la cité phocéenne. Mais dans la série "qui aime bien, châtie bien", la quatrième de couverture est à elle seule explicite : "La véritable histoire de cette ville est celle de ses destructions successives et de son acharnement à se nier dans sa personnalité propre. La véritable histoire de cette ville est celle d’une putain respectueuse dont toutes les amendes honorables ne rachèteront jamais sa conduite", peut-on lire. De râleries en coups de poing vengeurs, l’auteur qui flâne et déambule propose d’observer chaque détail de la ville d’après une vue plongeante qui renvoie parfois à la description d’un tableau. Par exemple, celui d’Emile Loubon, " Vue de Marseille, prise des Aygalades un jour de marché", une peinture à l’huile datant de 1853 et où Endoume et le Roucas-Blanc, "rochers nus tombant sur la mer, n’accueillent à l’époque aucune habitation." L’écriture panthéiste de l’auteur excelle à décrire une terre qu’on croirait sorti d’un livre de Giono : " C’est une Provence rude, marquée par la sécheresse et la bourrasque du mistral, où la clarté de l’air balayé par le vent sculpte les détails. Les chiens courants, le troupeau, le coup de fouet d’un bouvier, tout est pétrifié dans une lumière de verre." On ne saurait mieux magnifier un paysage avec au passage l’idée que l’on tient avec cet instantané pictural la découverte d’une bascule entre la ruralité et l’âge industriel, puisque le toit de la première gare Saint-Charles " inscrit sa courbe horizontale à droite de la toile." Loin d’être un essai bucolique, "Les trois collines" est un livre de combat où s’entrecroisent bâtisseurs et destructeurs d’un même vaste site. Les lieux de fracture de la ville y sont présentés de manière presque pamphlétaire mais surtout littéraire, chaque promenade dans la ville ren-voyant à un éclairage romanesque. Frédéric Valabrègue dénonce ici, précise l’éditeur, " une politique de sectorisation qui dresse des barrières entre les populations, casse les systèmes de survie et d’entraides inventés par ceux qui sont désignés comme économiquement faibles, alors que la plupart ont mis en place des solutions collectives leur permettant un équilibre."
Un livre construit comme une enquète journalistique
On peut ajouter que l’écrivain s’en prend violemment "aux modèles stéréotypés de réussite d’un monde entrepreneurial basé sur la compétition" et qui détruit les individus en faisant mine de leur venir en aide. Endoume, Bompard et le Roucas-Blanc, les trois collines, servent de point d’ancrage à ce livre construit comme une enquête journalistique. Des pans entiers de territoires confisqués, des travaux de rénovation des quais et du quartier du Panier, la création du Mucem, les
constructions nouvelles, mais aussi l’effondrement des immeubles de la rue d’Aubagne donnent naissance à des pages d’une grande beauté et d’un classicisme qui lui n’a rien de pittoresque.
Jean-Rémi Barland,
La Provence, 3 janvier 2021
Chroniqueur invétéré de Marseille
Portrait
Son premier livre, « La Ville sans nom » s’en souvient : après la Révolution, Marseille fut débaptisée. En 2005, « Les Mauvestis » transcrivaient les aventures et la tchatche d’un groupe de jeunes des quartiers Nord. Un chapitre de son dernier recueil, « Les Trois Collines », répercute les désastres et la commotion de la rue d’Aubagne.Il a passé son Bac et une partie de sa jeunesse au Niger, loin de sa ville natale. Au début des années 1970, pendant que quelques-uns de ses amis étaient fascinés par Katmandou, Frédéric Valabrègue partait sur les traces d’un voyage mythique du poète Henri Michaux, en Colombie, au Pérou ainsi qu’en Équateur. Quand il écrivait sa biographie du peintre Malevitch, il visitait ardemment les archives et les musées de Russie. Pour rompre avec sa charge d’enseignant aux Beaux-Arts de Luminy, il a donné des cours pendant toute une année à Hô-Chi-Minh-Ville. Cet ancien pigiste de Jazz-Magazine est rarement immobile : quand on ne le croise pas dans Marseille dont il connaît admirablement les quartiers, depuis Bon Secours jusqu’à Montredon, il passe une dizaine de jours dans un studio de Paris qu’on lui prête. Une profonde tendresse mais tout aussi bien de violents refus habitent ses ouvrages : dans La Ville sans nom, publiée en 1989, on reste ébahi en face de la véhémence d’un étrange revenant, un personnage du Comte de Monte-Cristo qui vient de ressusciter. Depuis son évasion du Château d’If, entre l’Anse du Prophète et Malmousque, l’Abbé Faria s’est irrémédiablement clochardisé : il est passé par les services psychiatriques de la Timone, c’est un prédicateur grotesque qui « tire sur ses rêves à bout portant » et qui fustige la corruption et les cloaques de sa cité.
Ruptures et vérités du parler marseillais
Dans ses livres, les colères et la gouaille, les rumeurs et les impostures qu’il reproduit - « un gigantesque acouphène »- la rudesse du paysage urbain qu’il photographie souvent - le ballast de la voie ferrée, des canisses ou bien des docks -peuvent laisser place à des nuances beaucoup plus précieuses. Pour « entrer en résonance avec les lieux », il rapatrie des sensations et des couleurs qu’il connaît depuis l’enfance : il ne peut pas oublier « l’odeur du mouillé sur la laisse des tomettes qu ’on rafraîchit pendant l’été », le contraste qui articule « le bleu cobalt du ciel à Carry-le-Rouet » et « les teintes solaires du calcaire coquille de l’abbaye Saint-Victor». La matière première qu’il recycle constamment, c’est l’extraordinaire bigarrure du parler marseillais, avec ses enflures, ses intuitions et ses vérités, ses ruptures et sa syntaxe dépareillée. Il affirme que les paroles qu’il capte sur les trottoirs et dans le tram peuvent « venir de la nuit des temps » : « un complément ou bien une subordonnée qui se détachent avant le verbe, ça existe aussi bien dans le slam et le rap que dans le grec ancien !»
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Les traverses du Rouca-Blanc
Valabrègue est le chroniqueur souvent picaresque d’une multitude d’historiettes qui s’enchevêtrent dans les strates de Marseille. Il ne prétend pas pouvoir livrer de solutions précises par rapport aux problèmes de la sphère politique : à rebours des technocrates qui dépossèdent les populations, l’entraide et la survie qu’il préconise, c’est beaucoup plus simplement le merveilleux luxe de la rencontre, la ténacité de l’échange et du partage. Sur les collines de Marseille, entre Bompard et le Roucas-Blanc, l’ennemi qu’il identifie immédiatement, c’est évidemment la privatisation de l’espace public, l’amoindrissement des escaliers et des traverses, le cauchemar du développement des « gated communities », les résidences fermées analysées par la géographe Élisabeth Dorier. Pour recoudre les cicatrices d’un territoire, « les aires de circulation et de mobilité, les espaces de liberté sont indispensables». Les récentes années du XXIe siècle ne ressemblent pas à l’époque pendant laquelle Frédéric Valabrègue retrouvait sur la Canebière ses copains du lycée Thiers, requis par Thelonious Monk et Bob Dylan. Une autre colère, les nivellements de la mondialisation, des éléments qui relèvent de l’histoire et de la sociologie traversent son dernier livre qui souligne une césure de première importance :pendant les années 2018-2020, l’immobilisme et l’inertie furent magnifiquement déjoués. Dans Les Trois Collines, le pronom personnel Nous s’interpose fréquemment : « Nous », c’est par exemple la minorité active qui refuse qu’on confisque sa parole, ce sont les collectifs et les personnes qui se sont rebellés pendant les luttes urbaines qui viennent de marquer la Corderie, la Plaine et la rue d’Aubagne. « Ce n’était pas la pluie ! l’insupportable était atteint ! »... Une pancarte disait qu’« un urbicide»,, c’était inguérissable : on avait voulu anéantir le coeur d’une ville, un deuil profond réveillait brusquement les ressources d’un grand corps malade.
Alain Paire, La Marseillaise, 20 décembre 2020