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Yoga, méditation, dépression… Emmanuel Carrère dit tout
Dans « Yoga », l’auteur de « l’Adversaire » raconte sa passion pour la méditation, mais aussi la violente dépression qui l’a conduit en hôpital psychiatrique. Grand entretien avec un maître pas tout à fait zen.
Ce devait être « un petit livre souriant et subtil sur le yoga ». Il allait faire un carton, Emmanuel Carrère en était certain. L’auteur de « la Moustache », « D’autres vies que la mienne » ou encore du « Royaume » s’adonne au yoga et à la méditation depuis une trentaine d’années. Certes, de son propre aveu, il n’est pas la meilleure publicité pour ces disciplines : trop narcissique, instable, et doté d’un ego tyrannique, celui qui lui fait dire « je » avec talent dans tous ses livres depuis « l’Adversaire ».
Pour autant, l’écrivain pensait avoir quelque chose d’original à dire sur ce sujet, plus souvent rangé sur les étagères estampillées « développement personnel » qu’au rayon littérature. Il allait puiser dans sa propre expérience, raconter ses stages de méditation – dix heures d’immobilité et de silence, le cul sur un zafu à inspecter la circulation du souffle dans ses narines –, sa séance poétique de tai-chi au Canada sous le regard d’un loup, mais aussi ses soirées à tenter de méditer bourré ou défoncé.
Vraiment, ce serait facile, agréable à écrire, et qui sait, utile pour les plus de deux millions de Français qui font la salutation au soleil, sans toujours connaître – c’est un euphémisme – la philosophie qui se cache derrière « le chien tête en bas » et autres asana, ces postures physiques auxquelles on a tendance à réduire le yoga. En plus, lorsque Emmanuel Carrère se lance dans ce projet, tout va pour le mieux dans sa vie. « Le Royaume » a été un succès critique et public, il est heureux en amour depuis une dizaine d’années. Bref, il n’est pas loin d’avoir atteint le nirvana.
Mais il suffit d’avoir lu « Un roman russe », dans lequel l’écrivain sondait sa hantise de la folie en plongeant dans celle de son grand-père, pour savoir que chez Carrère la noirceur se tient toujours tapie dans l’ombre, ou plutôt en lui-même, prête à surgir et à l’engloutir quand il s’y attend le moins. C’est exactement ce qui se passe au moment où il entreprend son livre sur le yoga. Trop confiant, trop euphorique peut-être, il commence à entretenir une liaison adultère, persuadé que cette relation n’ébranlera pas l’équilibre qu’il semble avoir trouvé. Seulement sa double vie va mettre au jour son dédoublement intime et psychique, ce que les psychiatres diagnostiquent comme un « trouble bipolaire de type 2 ».
Emmanuel Carrère va passer quatre mois à Sainte-Anne, se faire injecter de la kétamine à hautes doses,songer au suicide, subir des électrochocs. On est loin, très loin, de l’esprit zen. Et peut-être pas tant que ça. C’est en tout cas ce que démontre magistralement son livre – son plus fort, à ce jour –, où il fait coexister des pôles en apparence opposés : la méditation et la dépression, la quête d’unité et le trouble bipolaire, des pages déchirantes, d’autres franchement comiques. En cela « Yoga », qui aborde aussi les attentats contre « Charlie Hebdo » et les écrits de Patanjali, la tragédie des migrants et la poésie de Louise Labé, est plus qu’un livre sur le yoga. C’est du yoga. Dans sa façon de concilier les contraires, de les faire tenir ensemble, ce qui est le sens même du mot sanskrit yoga.
Carrère y parvient grâce à un impressionnant travail de montage, de télescopage d’anecdotes et d’images, mais aussi au prix d’un détour – minimal – par la fiction qui lui permet paradoxalement d’accéder à une vérité bien plus profonde sur ce que c’est que d’être un homme projeté dans la folie du monde. Nous avons rencontré l’écrivain chez lui, à Paris, visiblement apaisé et d’une extrême courtoisie, pour évoquer ce qui devait être « un petit livre souriant et subtil sur le yoga » et qui se révèle un grand livre sur la condition humaine.
Élisabeth Philippe, L’Obs, 25 août 2020
Une vie au tapis
Six ans après Le Royaume, Emmanuel Carrère revient avec Yoga : ou comment sa vie a basculé, entre dépression et rédemption. Un très beau récit qui interroge illusion et vérité.
Ça devait être une sorte de « feel good book », un livre sympathique et souriant sur le yoga. D’ailleurs, quand Emmanuel Carrère en a eu l’idée, il baignait dans ce qu’il désigne comme ses dix années de bonheur – amoureux, familial, littéraire (et ça compte, pour qui avoue franchement vouloir être rien de moins qu’un « grand écrivain »)… Et puis la vie en a décidé autrement, et tout s’est écroulé – le couple (on le devine, même si ce n’est jamais clairement dit) et la famille, le bonheur, l’écriture est devenue impossible et le yoga, longtemps pratiqué par l’écrivain, a paru soudain dérisoire à côté de la crise qu’il traversait. Mais revenons sur nos pas : est-ce la vie qui en a décidé ? Ou sont-ce ses démons personnels, lui qui croyait les tenir enfin bridés ? Est-ce qu’elles reviennent fatalement toujours, ces pulsions qui poussent à tout détruire ? Ou est- ce que tout n’est qu’une illusion, même ce supposé bonheur ?
Six ans après Le Royaume, vaste fresque-récit-enquête sur le christianisme et l’immense capacité, la volonté, le désir de croire, Yoga ne pouvait être que métaphysique ; pas tant parce qu’il évoque parfois le bouddhisme, mais parce qu’il pose toutes ces questions sur la vie, en les incarnant, terriblement, à travers Emmanuel Carrère.
Rassemblant ses notes sur le yoga, ses réflexions sur la méditation, les cousant avec des pans de sa vie d’après la catastrophe – annoncée dès le début – qui fera tout basculer, le livre avance par pièces, comme un patchwork, chacune titrées, comme des petits tableaux vivants, comme si l’existence n’était composée que de moments, qu’il n’y avait pas de grand roman, qu’elle n’avait jamais la forme d’un grand récit, n’était faite que de brides bricolées bout à bout. On passe d’une retraite de yoga à l’attentat de Charlie Hebdo et la mort de Bernard Maris ; on bascule dans des matinées passées, amorphe, à la terrasse du Rallye dans le Xe arrondissement, suivies de séances d’électrochocs dans un hôpital psychiatrique tant la souffrance psychique est devenue atroce.
Après chaque séance, l’écrivain se réveille, et la première chose qu’il voit, c’est une marine de Raoul Dufy accroché au mur, qui incarne soudain l’enfer – alors que le chemin qui mène vers un bonheur retrouvé, ou du moins au malheur ordinaire, comme disait Freud, va prendre pied dans un autre paysage marin, sur l’île de Leros, connue pour accueillir des réfugiés. Là, Emmanuel Carrère va s’installer chez une certaine Erica, une Australienne échouée sur cette île à cause d’un amour qui a foiré, et qui aide « les garçons », de jeunes hommes qui ont quitté leurs familles en Syrie ou ailleurs pour entreprendre un périlleux périple qui les mènera en Europe…
Il y a bien sûr quelque chose de D’autres vies que la mienne dans ce passage, livre qu’on voit rétrospectivement comme le pendant symétrique, lumineux, de Yoga, puisqu’il ouvrait la période heureuse de la vie de Carrère, alors que Yoga tourne autour de sa fin. C’est presque trop beau, se dit-on, un peu irrité de voir un Carrère encore une fois poser comme bon – aidants les migrants – et se retrouvant avec des personnes si romanesques – telle Erica, hantée par une ombre qu’elle voit sur son côté gauche et la disparition de sa sœur schizophrène – qu’il n’a qu’à se pencher pour écrire un beau texte…
Or, Emmanuel Carrère, dont le pacte d’écriture est depuis vingt ans de ne pas écrire de roman et de ne pas mentir (il le dira encore ici), avoue avoir inventé en grande partie cette Erica. Le pacte vacille. D’autant plus que le nœud du problème, ce qui le plonge dans cette dépression des plus noires, restera une ellipse – tel un « mensonge » par omission.
Le mensonge, c’est ce qui travaille l’œuvre de Carrère depuis vingt ans, c’en est même l’enjeu, en le déléguant à d’autres comme pour le vivre par procuration par le prisme de l’écriture : Jean-Claude Romand (L’Adversaire, 2000) ment à toute sa famille et finira, pour ne pas être découvert, par la tuer ; Edouard Limonov (Limonov, 2011) est un affabulateur extravagant, se vivant lui-même en personnage, faisant de son existence un roman… Enfin, il y a ce secret de famille – un grand-père disparu, sans doute mort et resté sans sépulture – comme le mensonge par omission primitif, comme on parle de « scène primitive ».
Mais pourquoi l’écrivain avait-il besoin ici de dévoiler qu’il se permet d’inventer ? De mentir ? Parce que la vérité, pour lui, ne réside pas là. Elle est dans la fabrication du livre même, qu’il dévoile entièrement ici. Un récit autobiographique ou un roman sont aussi producteurs d’une illusion, qui fait « croire » au lecteur, autant parfois qu’à celui qui l’écrit – décision-illusion d’être heureux au moment de D’autres vies que la mienne…
En révélant les ressorts de son écriture comme s’il était en train de se faire sous nos yeux, Yoga n’est pas une illusion de plus censée nous faire croire au bonheur, par exemple, ni au yoga et à la méditation qui mènerait au nirvana. Parce que la vie est plus ironique que ça : le bonheur ne tient parfois que dans quelques grammes de lithium, seuls à même de combattre « les démons » - être bipolaire…
C’est un défi pour un écrivain comme Emmanuel Carrère d’accepter cela, d’écrire sur cela ; sur cela qui n’a rien d’héroïque ni de métaphysique, bref, qui n’a a priori rien à voir avec le matériau que travaillerait le grand écrivain qu’il souhaiterait être. D’ailleurs, n’est-ce pas son éditeur, Paul Otchakosky-Laurens, qui, avant de mourir dans un accident de voiture, lui demande d’apprendre enfin à écrire – soit, modestement, basiquement, apprendre à taper sur le clavier avec ses dix doigts, et non pas avec un seul comme il l’a toujours fait ? Yoga a peut-être l’air d’être le plus humble des livres d’Emmanuel Carrère, mais c’est par cette humilité, cette sagesse au fond qu’il parvient à toucher les questions littéraires, et existentielles, les plus essentielles.
Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles, 19 aout 2020
Carrère, maître « Yoga »
Le yin et le yang de la rentrée littéraire
Branle-bas de combat, le nouveau livre d’Emmanuel Carrère, Yoga, qui devait sortir le 10 septembre, sera dans toutes les librairies dès jeudi prochain, le 27 août. Bénéficier d’une parution pareillement avancée est l’apanage des auteurs de fort calibre, genre Michel Houellebecq. Emmanuel Carrère joue dans cette cour-là, où les attentes comme la pression sont démesurées. Et, cela tombe bien, Yoya – titre génial – ne déçoit pas.Yoga est une réussite. Prévenons en premier lieu qu’il s’agit d’une expérience de lecture telle qu’on a pu en vivre avec l’Adversaire ou D’autres vies que la mienne.
Entamer Yoga signifie qu’on va demeurer en apnée, le lire en entier d’une traite, avec des picotements d’agacement, avec les larmes aux yeux, avec une admiration très agréable à ressentir pour les dons exceptionnels de Carrère, son métier, son art de nous captiver. Naguère, l’agacement, dans Un roman russe provenait par exemple d’un passage où l’auteur développait avec condescendance son mépris du salariat. Yoga manifeste un louable effort d’en finir avec une arrogance de classe et de Parisien. Mais dès le bas de la première page, on lit : « C’était un petit pas de côté encore de prendre le train à la gare de Bercy, un satellite de la gare de Lyon, modeste et déjà provincial, spécialisé dans la France profonde. » Plus loin, une expression fait sursauter, qui plaira au Figaro : « l’obscénité des intellectuels de gauche. » Ce sont des détails, il n’y en aura pas trente-six. Ce n’est rien si on compare avec les épisodes d’une persistance félicité conjugale qui plombaient les livres précédents, jusqu’au Royaume en 2014. Ce bonheur qui s’affichait avec complaisance finissait par sonner faux. Il disparaît de Yoga, et pour cause. Yoga est le récit de la chute, la description de la « dépression mélancolique » qui conduit Emmanuel Carrère à être interné, quatre mois durant, dans un hôpital psychiatrique.
A l’origine, il s’agit, en 2015, de se lancer dans l’écriture d’ « un petit livre souriant et subtil sur le yoga ». L’auteur en est certain. « c’est un livre qui peut faire carton. » Ce qui subsiste de ce projet constitue la partie la plus longue de Yoga, qui compte cinq sections, elles-mêmes fractionnées en une myriade de courtes séquences introduites par un sous-titre. Un matin de janvier 2015, Emmanuel Carrère prend le train pour l’Yonne afin de rejoindre un stage « Vipassana ». Soit une retraite drastique de dix jours, sans parler à personne, et sans contact avec l’extérieur. L’écrivain a laissé chez lui son smartphone, son ordinateur. il est venu sans carnet, et sans livre. Il est là pour méditer.
La méditation est une mode, voire une plaie quand il s’agit de subir les recettes et élucubrations de certains spécialistes en développement personnel. Comme tout ce à quoi s’intéresse Emmanuel Carrère devient immédiatement passionnant – qu’on se souvienne des arcanes du surendettement décortiqués dans D’autres vies que la mienne -, on suit, sans rechigner. Nous voilà au bord de nous concentrer sur notre respiration, sur l’air dans ses narines, de détendre chaque doigt, de tirer sur notre colonne vertébrale vers le haut en même temps qu’on prend racine. Tai-chi, méditation, yoga, voilà des décennies que l’auteur de Yoga ajoute à la psychanalyse des méthodes plus orientales pour alléger ses peines, et s’éloigner de lui-même.
Ce qui différencie Emmanuel Carrère de la génération d’écrivains qui le précèdent est exactement là. J.M.G. Le Clézio et Annie Ernaux, tous deux octogénaires cette année, et Patrick Modiano, aîné plus jeune (il est né en 1945, Carrère en 1957) font du passé la matière principale de leurs livres. Le Clézio explore le passé en le croisant avec le thème du voyage. Ernaux l’analyse, le restitue afin d’exercer une justice sociale dont son milieu d’origine, milieu dominé, prolétaire, était loin de bénéficier. Pour Modiano, le souvenir qui se dérobe sans cesse est à la fois un but, une quête et le moyen de cette quête. Ces écrivains, dans leurs livres, même s’ils parlent d’eux-mêmes n’ont plus d’ego, ils en sont désencombrés. Ce n’est pas leur sujet.
Rien de semblable chez Emmanuel Carrère. Sa mémoire visuelle, qu’apparemment il tient de son père, est telle qu’il pourrait reconstituer les vingt minutes de trajet qu’il effectuait, adolescent, de la rue Raynouard (XVIe arrondissement) au lycée Janson-de-Sailly. Mais depuis trente-cinq ans qu’il publie romans puis autobiographies, on constate qu’il n’utilise pas cette mémoire de son enfance, de sa jeunesse, de ses ancêtres, qu’il ne l’inventorie pas, en variant les éclairages, en y revenant inlassablement. Il lui est arrivé juste une fois de mettre au jour un secret de famille. Voici comment il présentait Un roman russe en 2007 : « La folie et l’horreur ont obsédé ma vie. Les livres que j’ai écrits ne parlent de rien d’autre. Après l’Adversaire, je n’en pouvais plus. J’ai voulu m’y échapper. J’ai cru y échapper en aimant une femme et en menant une enquête. L’enquête portait sur mon grand-père maternel, qui après une vie tragique a disparu, à l’automne 1944 et, très probablement, été exécuté pour faits de collaboration. C’est le secret de ma mère, le fantôme qui hante notre famille. Pour exorciser ce fantôme, j’ai suivi des chemins hasardeux. Ils m’ont entraîné jusqu’à une petite ville perdue de la province russe où je suis resté longtemps, aux aguets, à attendre qu’il arrive quelque chose. Et quelque chose est arrivé : un crime atroce. La folie et l’honneur me rattrapaient. »
La folie et l’horreur sont de retour dans Yoga, après que l’écrivain a cru leur échapper, dix années durant (le temps de D’autres vies que la mienne, Liminov et Le Royaume). Cet hiver 2015 où il se lève à l’aube pour méditer, il a conscience d’aller bien pour la première fois de sa vie, sans difficultés d’aucune sorte. Il ne s’en vante pas trop, il se méfie, mais enfin, objectivement ça va, il n’y a aucune raison que ça s’arrête. Reste ce problème : « Mon seul vrai problème, et c’en est un, certes, mais tout de même un problème de nanti, étant un ego encombrant, despotique, dont j’aspirais à restreindre l’empire, et la méditation est précisément faite pour ça. »
Parmi les définitions que Yoga propose de la méditation, il y a celle-ci, basique : « La méditation, c’est tout ce qui se passe en soi pendant le temps où on est assis, immobile, silencieux. » Plus corsé : « Au lieu de considérer avec animosité des pensées dont on n’est pas trop fier, au lieu de chercher à les éradiquer, on se contente de les observer sans en faire un drame. Parce qu’elles existent, parce qu’elles sont là. » Ainsi, l’écrivain bientôt sexagénaire ne cache pas – ne se cache pas – qu’il aspire à devenir « un homme serein, bienveillant. […] Un homme qui aurait fait la paix avec son petit moi peureux et narcissique, écrivant des livres de plus en plus limpides et universels, couvert d’une gloire universelle aussi, recevant ses amis sous sa treille, dans sa simple et belle maison de Patmos, et s’approchant de la mort, sans ciller, dans ce fameux état de quiétude et d’émerveillement qu’il a consacré sa vie à construire. Bref, Riez à votre aise. »
Enfin, « la méditation, quatrième définition, consiste à examiner celui qu’on est vraiment, ce magma qu’on appelle une identité ». Il y encore une dizaine de façons de cerner la méditation, mais c’est surtout l’entreprise littéraire d’Emmanuel Carrère qui nous retient. Le centre de cette entreprise est sans ambiguïté : « Moi, je m’occupe surtout de ce que c’est qu’âtre moi. »
L’œil d’un loup
Dans cette réjouissante première partie passée à méditer sur un coussin en souffrant du dos malgré l’entraînement, nous apprenons ce qu’est le samsara (la pauvre condition humaine), et les vritti (en gros, « les fluctuations mentales » qui nous agitent). Avec sa science du montage qui fait qu’on ne s’ennuie jamais en sa compagnie, Emmanuel Carrère nous emmène faire du tai-chi au Canada sous l’œil attentif d’un loup, ou nous raconte comment cet art martial en apparence si paisible, a permis à une dame de sa connaissance de mettre en déroute deux agresseurs dans le métro.
Le suspense dure 148 pages. Au terme de quoi, en plein stage qu’il est formellement déconseillé d’abandonner en cours de route, mais dont l’auteur a prévenus qu’il serait contraint de le faire, on vient chercher Emmanuel Carrère. Il doit rentrer à Paris. Un attentat a eu lieu à Charlie Hebdo. Philippe Lançon, journaliste, qui écrira plus tard Le Lambeau, est blessé, mais il ne figure pas dans ce texte. Cabu et Wolinski sont morts. Bernard Maris est mort. Sa compagne demande à l’écrivain de prononcer l’oraison funèbre.
C’en est fait du « petit livre souriant et subtil sur le yoga ». Entre le massacre à Charlie « et notre conclave de méditants occupés à fréquenter leurs narines et à mastiquer en silence leur boulgour au gomasio, l’une des expériences est simplement plus vraie que l’autre. Tout ce qui est réel est vrai, par définition, mais certaines perceptions du réel ont une plus grande teneur en vérité que d’autres, et ce ne sont pas les plus optimistes. » Pour parodier Emmanuel Carrère, nous dirons que lorsqu’il est la proie des « chiens noirs » de la dépression mélancolique, il est un écrivain plus vrai que lorsqu’il expose sa réussite familiale.
Les fissures n’apparaissent pas avec Charlie. Elles sont déjà là avant, dans la vie, et dans le récit. Une femme est apparue, un peu fantasmatique, avec qui l’auteur partage des moments parfaits d’érotisme clandestin. La peur rôde, le danger, « danger de la duplicité, danger de la division ». Si la retraite « Vipassana » ne pèse pas lourd en face du terrorisme, la méditation n’est d’aucune aide pour l’écrivain qui cède à nouveau à l’autodesctruction dont il s’était cru désormais préservé. Il faut passer à la psychiatrie. Le diagnostic est trouble bipolaire de type 2 : « Agité sans être nécessairement euphorique, mais quelque fois séducteur, séduisant, très sexuel, en apparence au plus vivant de soi-même mais enclin à prendre des décisions qu’on regretta le plus avec la certitude que ce sont les bonnes et qu’on ne parviendra jamais dessus. » On ne peut plus se faire confiance, « on est deux dans le même homme et ces deux-là sont des ennemis ». Injonctions de kétamine qui tournent mal, désir cauchemardesque d’en finir, électrochocs qui mettent la mémoire en vrac : section « Histoire de ma folie ».
Mais voilà que la chronologie s’embrouille. A l’automne 2016, Emmanuel Carrère vit seul dans un appartement rue du Faubourg-Poissonnière, où il est prosterné et où il reçoit un journaliste du New York Times Magazine, lequel est bouleversé par son état et l’écrira. Mais ce même automne, l’écrivain qui a quitté sa demeure de Patmos, et ne croit plus à rien, est à Léros auprès de jeunes réfugiés afghans. Là, une universitaire américaine excentrique et solitaire, Frederica, anime un atelier d’écriture aux allures thérapeutiques un peu trop prononcées. A s’approcher trop près du malheur des adolescents, de leur expérience traumatique, les deux adultes jouent avec le feu.
Déplier son pied
C’est le moment du livre où le lecteur éprouve le plus d’affection pour l’auteur, pour ce Français vraiment pas radin, qui ne change pas souvent de chemise, qui fume et boit trop, qui regarde lui-même avec une affection grandissante les réfugiés. Dès que le cadre de l’atelier d’écriture est abandonné au profit d’une bière ou d’un dîner, la relation est beaucoup plus naturelle. Ressurgissent soudain la méditation, le tai-chi et le yoga, dont Emmanuel Carrère enseigne quelque rudiments qui plaisent et font rire, se concentrer sur l’air dans les narines, déplier son pied à partir du talon, marcher le plus lentement possible.
Frederica, victime d’une « Ombre » harceleuse, raconte comment sa sœur jumelle, une schizophrène obèse, s’est un jour volatilisée. Emmanuel Carrère a en mémoire des dizaines de nouvelles d’auteurs fantastiques. Il a toujours adoré les histoires de fous, et celles qui rendent malades. Brève incise, inouïe, sur deux lettres d’un enfant en Union soviétique, en 1936 : « Chère Babouchka, je ne suis pas encore mort. » Lettre suivante : « Je continue à ne pas mourir. »
Carrère n’a pas pour rien écrit la biographie de Philippe K. Dick, romancier de génie, mais romancier paranoïaque. L’auteur d’Ubik, au cours d’un de ses séjours en hôpital psychiatrique, était tombé sur un article de journal relatant l’horrible accident d’anesthésie qui fit qu’un petit garçon de 3 ans, au terme d’une opération banale, resta « sourd, muet, aveugle et paralysé. Irréversiblement. Ayant lu cela, Dick sentit monter dans sa gorge un sanglot qui la remplit sans pouvoir sortir. Jamais rien ne lui avait fait si mal. » Emmanuel Carrère l’écrit dans Je suis vivant et vous êtes morts (Seuil, 1993) et le reprend à nouveau avec les mêmes mots dans Yoga, où l’enfant de 4 ans, et où l’article devient un fait divers lu dans Libération. Si Paul Otchakovsky-Laurens, éditeur ami dont Emmanuel Carrère pleure la brutale disparition, en janvier 2018, avait relu Yoga, aurait-il regretté ce doublon ? Personne ne peut répondre à sa place.
Yoga est écrit sous le signe de la sincérité : « Ce que j’écris est peut-être narcissique et vain mais je ne mens pas. » Cependant, l’auteur se refuse à dire que « tout y est vrai ». Le livre procède à des aménagements, afin de ne pas impliquer l’entourage. Aussi contient-il une ellipse : on passe directement du bonheur à la déréliction. La rupture elle-même est passée sous silence. Enfin, tout en se gardant de choisir la bannière « roman », d’un coup de patte négligent et sûr, Carrère nous assène qu’ici et là un personnage est inventé : « C’est ce qui arrive, fatalement je crois, dès qu’on commence à changer les noms propres : la fiction prend le pouvoir. » Geste souverain d’un auteur qui peut vraiment tout se permettre.
Pourquoi nous captive-t-il systématiquement dès qu’il s’approche au plus près du foyer de sa douleur ? Parce que son narcissisme le porte à trouver l’écho de cette douleur dans le monde extérieur. Quand Emmanuel Carrère retrace le voyage d’Atiq, orphelin afghan recueilli par une tante au Pakistan, bloqué en Grèce alors qu’un oncle l’attend à Bruxelles, il le fait sans angélisme ni cynisme, avec la précision nécessaire.
« Huitième définition possible de la méditation : on observe les points de contact entre ce qui est soi et ce qui n’est pas soi. Entre l’intérieur et l’extérieur. » On embraye sur une blague, les fils de Monsieur et Madame Térieur. Comment s’appellent les frère Térieur ? Alex et Alain. « Quoique je fasse, je me demande si je le fais plutôt sur le terrain d’Alex ou sur celui d’Alain. Un reportage dans la Jungle de Calais, c’est Alex qui y va, une session Vipassana dans le Morvan, c’est Alain. Alex enquête sur le terrain, Alain observe sa respiration sur un zafu. Alex Térieur est yang. Alain Térieur est yin. Mais alors, qui fait quoi ? Qui inspire ? qui expire ? » Disons que Yoga est un livre qui respire librement.
Claire Devarieux, Libération, 22 août 2020
Emmanuel Carrère en écrivain duel
Dans D’autres vies que la mienne (P.O.L, 2009), Emmanuel Carrère espérait amener son lecteur à éprouver « une solidarité inconditionnelle avec ce que la condition d’homme comporte d’insondable détresse ». L’expression est du psychanalyste Pierre Cazenave (1941-1995) et, à l’époque où Carrère la citait, la « détresse » en question n’était pas la sienne, mais celle dont il avait été le témoin et qu’il relatait dans ce livre terrible et lumineux, jalon de la décennie durant laquelle l’intranquille auteur de L’Adversaire (P.O.L, 2000) a été heureux.
Cette « solidarité inconditionnelle », voilà qu’on la ressent de nouveau onze ans plus tard, en lisant Yoga, dans lequel Carrère raconte la fin de cette période de félicité. Il n’y est guère question d’autres vies que de la sienne. A rebours de ce qu’il avait pu faire dans Un roman russe (P.O.L, 2007), Carrère n’expose pas son entourage. Il en dit le moins possible sur la crise qui a dissous le « nous » conjugal, et s’astreint à « dénaturer un peu, transposer un peu, gommer un peu » ce qui a trait à une histoire adultère passionnée, pour se concentrer sur les conséquences psychiatriques de ces événements – à presque 60 ans, l’écrivain a été diagnostiqué « bipolaire de type II ».
Il serait faux de prétendre que ce silence, qu’il résulte ou non des seuls scrupules de l’auteur, ne déstabilise pas Yoga. Mais celui-ci rééquilibre son récit par une construction très serrée, quoiqu’elle feigne avec un naturel admirable, aidée par la fabuleuse fluidité des phrases carrériennes, d’être une juxtaposition d’événements disparates bien que successifs : une retraite de méditation ; l’enterrement de l’économiste Bernard Maris, victime, en janvier 2015, de l’attentat contre Charlie Hebdo, pour lequel l’écrivain a été chargé de prononcer un discours ; son long séjour en hôpital psychiatrique ; son passage sur l’île grecque de Léros, pour tenter de se rendre utile auprès de jeunes réfugiés, et échapper à lui-même ; la mort de son éditeur et ami Paul Otchakovsky-Laurens, en janvier 2018.
Tout au long de son livre, Carrère s’appuie magistralement sur la « grande loi d’alternance » qui est au cœur du yoga, cette discipline à laquelle, en 2015, il pensait consacrer « un petit essai souriant et subtil » ; grande loi dont sa pathologie, caractérisée par la succession de phases d’excitation et de dépression, peut être vue comme « une version détraquée, parodique, effroyable ». Ce thème de la dualité structure le texte, tandis que l’apparition, puis la réapparition de motifs, lieux ou silhouettes (un ami d’enfance, le film de Kubrick Shining, une île bretonne…) contribuent à assurer son unité à Yoga.
Mais ce qui l’unifie, surtout, est la grande question qui hante l’œuvre de Carrère, avec plus ou moins d’urgence selon les périodes et les livres : comment vivre ? Comment habiter sa carcasse et son esprit ? Comment faire avec le chaos du monde, qui finit toujours par vous rattraper, et mettre à bas toutes les fictions que vous vous racontiez ? Yoga est sans doute moins parfait dans sa forme que Limonov ou Le Royaume (P.O.L, 2011, 2014). Mais ce texte entre les ténèbres et l’espoir d’une lumière bouleverse plus. Sans doute parce que sa douleur n’exclut pas l’humour, et que son égotisme n’oublie jamais d’être fraternel.
Raphaëlle Leyris, Le Monde, 28 août 2020