Robert Bober de fil en aiguille : lettre-récit d’une vie et d’une amitié
C’est par Georges Perec que Robert Bober a rencontré Paul Otchakovsky-Laurens, qui avait publié la Vie mode d’emploi en 1978. Robert Bober avait une nouvelle à montrer, mais ce n’était pas une nouvelle, a fait remarquer l’éditeur, c’était le début d’un roman. Ainsi est né Quoi de neuf sur la guerre ?, paru en 1993, qui a reçu le prix du Livre Inter l’année suivante. A l’enseigne de P.O.L, Robert Bober a publié Berg et Beck, Laissées-pour-compte et On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux. Ce titre était tiré de Plupart du temps, de Pierre Reverdy.
Par instants, la vie n’est pas sûre tient le sien d’une phrase de Pierre Dumayet dans la Nonchalance. Ce nouveau livre lui est dédié, il s’agit même d’une lettre que l’auteur adresse à Dumayet (1923-2011), homme de télévision et écrivain, avec qui Robert Bober, réalisateur, documentariste, a fait plus de cinquante films, dont onze émissions de la série Lire c’est vivre entre 1975 et 1984.
Les quatre romans de Bober sont pleins de personnages qui ont des histoires à raconter, au lieu qu’une seule histoire les fédère tous comme il est d’usage, ordinairement, dans les romans. Ce livre-ci n’est pas un roman, mais ce n’est pas non plus une autobiographie. Bober ouvre son album, ses tiroirs, sa mémoire. Le livre est illustré. On y entre comme on se plante devant sa propre bibliothèque. Il y a des cartes postales et des photos devant les livres.
Et Georges Perec, comment Robert Bober l’avait-il rencontré ? On ne trouvera pas la réponse dans Par instants, la vie n’est pas sûre. Le biographe de Perec, David Bellos, dit que Bober connaissait quelqu’un qui connaissait la monteuse Catherine Binet, la compagne de Perec. Bober voulait lui proposer de tourner avec lui un film sur Ellis Island, l’île par où passaient les émigrants qui voulaient entrer aux Etats-Unis. L’arrière-grand-père de Robert Bober, qui venait de Pologne, avait été refoulé à cause du trachome et avait dû repartir pour l’Europe. Au retour, il s’arrêta à Vienne, où il est mort en 1929. Tous deux nés en Pologne, les parents de Robert Bober se sont rencontrés à Berlin, où lui-même est né en 1931. Fuyant le nazisme, la famille est arrivée à Paris en 1933.
Récits d’Ellis Island, images de Bober, texte de Perec, est devenu un film en 1979, puis un album (P.O.L, 1995), comme Vienne avant la nuit, documentaire et livre d’images (2017) où Bober part sur les traces de son aïeul. « Rien de ce qui va être montré, de ce qui va m’être donné à voir, n’appartient à ma mémoire, mais va, je crois, porter la trace de ce qui m’a été transmis ou, si l’on veut, en sera l’exploration. Etre confronté aux souvenirs qui précèdent ma naissance et, comment dire ? Oui, peut-être obliger les morts à être encore présents. » Raconter n’est pas seulement transmettre, mais la transmission est au cœur de l’œuvre de Bober.
Métier de tailleur
Une photo ne figure pas dans Par instants, la vie n’est pas sûre, elle est décrite : « Vous êtes là tous les trois, Doisneau, André et toi. C’est la dernière, je crois, qui vous a réunis. C’est Guy Le Querrec qui a pris la photo. En professionnel, il a noté la date au dos : 9 juin 1993. » « Toi », c’est donc Pierre Dumayet. André, c’est André Schwarz-Bart, l’auteur du Dernier des justes. Bober et lui ont passé une saison ensemble « rue Maître-Albert dans l’atelier de Monsieur Grynspan », devenu M. Albert dans Quoi de neuf sur la guerre ?. Schwarz-Bart avait le bac et pas un sou. Il n’avait aucun talent pour la couture, il était fils de déportés et il avait été engagé. Il est devenu Joseph dans Quoi de neuf sur la guerre ?, où Robert Bober se souvient des années 1946, 1947, « quand, adolescent, j’apprenais avec application le métier de tailleur dans l’atelier de Monsieur David Grynspan, qui, lui, avait appris son métier à Sidlec, un shtetl de Pologne situé à l’est de Varsovie ».
M. Grynspan, qui est mort à 108 ans, pendant que Robert Bober écrivait Par instants, la vie n’est pas sûre, disait : « On croit être là seulement pour apprendre un métier, et on apprend aussi comment vivent les hommes ». Schwarz-Bart, mort en 2006, était né en 1928. Bober est plus jeune. En sortant de l’atelier, ils discutent « de choses et d’autres. Mais jamais du passé. Ni de littérature certainement, puisque, tu le sais, à cette époque je ne lisais pas encore de livres ». Une note de bas de page expédie le curriculum vitæ de Bober : « En plus du certificat d’études primaires, je n’ai passé que deux autres examens dans ma vie. Celui de tailleur-coupeur-gradueur obtenu avec la mention très bien, et, soixante ans après, celui de la Commission d’avances sur recettes obtenu pour le scénario de Vienne avant la nuit. Et je tire au moins autant de fierté du premier que du second. »
Quant à Robert Doisneau, Robert Bober l’a rencontré grâce à la télévision, où il est entré en 1967 après avoir été assistant sur trois films de François Truffaut. Pour la productrice de les Femmes aussi, Eliane Victor, Bober avait tourné un sujet sur les clochardes de Paris, en partant de la rue Maître-Albert, où il en avait croisé, et il montrait des photographies de Doisneau, « parce que j’aimais beaucoup comment il photographiait », comme pendant une conversation. « Je vais aussi recopier - j’y tiens beaucoup - comment tu décris une de ses photographies : "Je me souviens d’un couple de clochards, fait d’un monsieur petit et d’une grande dame." » Comment passe-t-on de la couture à la caméra, allez-vous demander. Surtout qu’entre-temps, Robert Bober a été potier. Lisez On ne peut plus dormir quand on a une fois ouvert les yeux, qui se passe pendant le tournage de Jules et Jim. Le narrateur reconnaît rue de Belleville Robert Bober, son ancien moniteur. Bober a été éducateur dans les colonies de vacances et les maisons où étaient accueillis les enfants juifs, surtout les enfants de déportés. Ils sont présents dans chacun de ses livres, et Berg et Beck leur est consacré. Berg (nom de jeune fille de la mère de Bober), comme éducateur, est confronté à des histoires, des comportements qu’on dirait aujourd’hui traumatiques. Il écrit aussi des lettres à son ami Henri Beck, qui a été pris avec sa famille en juillet 1942 dans la rafle du Vél d’Hiv. Il avait 11 ans. Ils allaient à l’école ensemble. Ils adoraient les courses cyclistes. Berg s’intéresse toujours aux courses, « mais pas les courses sur piste. Les courses sur route ».
Parmi les trois projets de Robert Bober dont la télévision n’a pas voulu, il y en avait un qui s’appelait En retournant à la Butte-aux-Cailles. « J’habitais au 30, rue de la Butte-aux-Cailles dans le XIIIe arrondissement de Paris. Dans la boutique où mon père fabriquait et réparait des chaussures, il y avait une cage où deux serins sautillaient et chantaient dès le lever du jour. » Henri Beck habitait au 7, où ses parents tenaient une épicerie. « Le 15 juillet 1942 au soir, le commissaire de police de la rue Bobillot à qui mon père faisait des chaussures sur mesure nous prévint qu’une grande rafle aurait lieu le lendemain matin. » Les Bober ont pu se cacher dans une petite pièce. Quand ils sont sortis, les serins étaient morts. Après, Robert Bober a été mis en pension sous un faux nom, mais il n’en parle pas dans sa lettre à Dumayet qu’est Par instants, la vie n’est pas sûre. Ce qui est sûr, c’est l’atelier de M. Grynspan, et le travail pour la télévision. Première émission avec Dumayet : les Récits hassidiques. Dix auparavant, la première émission de Bober comme réalisateur est consacrée à Cholem Aleikhem (conseiller littéraire Roger Grenier). On y entend dix minutes de yiddish, du jamais entendu à la télévision.
« Langue de l’exil »
« Ce n’est pas le yiddish qui se transmet, c’est son absence », écrit Rachel Ertel citée par Robert Bober. Erri De Luca - dont il a filmé le portrait - a appris le yiddish. Mais ce n’est plus une « langue vécue ». Même cette « langue identitaire, le français parlé avec l’accent yiddish », « langue de l’exil », ne survit qu’à l’état d’imitation. Au moment de Quoi de neuf sur la guerre ?, Bober a reçu beaucoup de lettres, et il évoque celles qui furent « écrites avec l’accent yiddish. Comme celle, remarquable, de Victor Zygelman. Zygelman, avant d’être journaliste à France-Soir, avait été tailleur. Comme moi, comme Jean-Claude Grumberg, comme André Schwarz-Bart, comme Charles Denner, comme Sami Frey, comme Serge Lask, comme beaucoup d’autres de cette génération, et à lire cette lettre, il me semblait entendre tous mes patrons chez qui j’avais tiré l’aiguille. » De fil en aiguille, on apprend que Serge Lask était peintre, Bober l’avait connu dans une colonie de vacances. L’histoire de la lettre blanche envoyée par un garçon à son petit frère dans Berg et Beck est inspirée de la sienne. Il n’avait rien à raconter. « Mais je crois surtout que ce que cette lettre blanche racontait c’était le vide. Un vide où quelqu’un manquait. Je te l’ai dit, Serge avait cinq ans lorsque sa mère a été déportée. » Lask ne parlait pas yiddish, mais c’est ce qu’il peignait, des pages de yiddish.
La lettre de Zygelman tombait bien, elle était « très drôle ». De son premier métier, Robert Bober a conservé un réflexe, il remarque tout de suite si une manche tombe bien ou pas. Il y a dans Quoi de neuf sur la guerre ? la repartie d’un tailleur ulcéré que son patron lui fasse systématiquement des remarques sur les vestes qu’il lui apporte, alors, un beau jour, il jette la veste par la fenêtre, l’autre va « voir comment un vêtement tombe vraiment bien ». Les romans de Bober ne sont jamais pathétiques, ils sont légers en ce sens qu’ils sont graves sans peser, et ils comptent beaucoup d’histoires juives, beaucoup de blagues. Ce n’est pas un hasard si Harpo Marx « est présent dans tous les livres que j’ai écrits ». Harpo Marx est l’auteur d’un seul livre, dont Bober cite ce passage : « Mon éducation officielle se termina en cours de chemin. En effet, je quittai l’école primaire par la voie la plus rapide : la fenêtre. »
Les auteurs qu’on aime sont des êtres familiers, toujours disponibles, qu’on ne peut pas joindre. « Alors, je fais ce qu’on peut faire de mieux. Je relis les livres que j’ai aimés. Parfois même, je m’y ajoute. Et je fais comme Erri De Luca : "Je cherche dans les livres la lettre, la phrase qui a été écrite pour moi et que donc je souligne, je recopie, j’extrais et j’emporte". »
Pour Lire c’est vivre, l’émission qu’ils faisaient ensemble, Pierre Dumayet et Robert Bober confiaient le même ouvrage à cinq ou six personnes qui devaient « souligner, à la première lecture, les phrases qui, spontanément, leur avaient plu ou déplu ». Ensuite, Dumayet les interrogeait. A la fin de Par instants, la vie n’est pas sûre, Jojo souligne des passages de Pierrot mon ami, de Raymond Queneau. Jojo écoute Dumayet lire les passages en question avec un regard intense, un regard d’enfant. Jojo est un singe. La photo figure dans le livre.
Travaillant avec Pierre Dumayet, Robert Bober s’est mis à découvrir d’autres livres que ceux où il avait plaisir à se reconnaître. Avant, pendant longtemps, il ne lisait pas. « Robert, je suis fier de toi », lui a téléphoné Dumayet quand il a lu son premier roman. C’est une phrase d’ami à nos yeux un peu inégalitaire. Il faut dire qu’au lendemain de la guerre, Dumayet parlait déjà de la littérature à la radio quand Bober allait encore à l’école. Puis, avec Pierre Desgraupes, ils sont allés mettre leur culture au service de la télévision, notamment pour Lectures pour tous, chaque semaine de 1953 à 1968. C’est dans cette émission, « la toute première dans laquelle on pouvait voir en gros plan les visages de ceux qui écrivaient des livres », que Bober, en 1959, reconnaît les interminables silences d’André Schwarz-Bart.
Henry Miller à Big Sur
Il est très facile de trouver sur Internet un film extraordinaire qui s’appelle ReLectures pour tous . Robert Bober filme Pierre Dumayet en train de visionner d’anciens épisodes de l’émission. Jules Supervielle mime l’Homme de la pampa, Henry Miller raconte comment il s’est installé à Big Sur, François Mauriac prétend savoir pourquoi il n’écrit pas ses mémoires : « Parler de soi, c’est parler de tous les siens, qui n’ont rien demandé. » Roger Vailland, le communiste libertin, est invité six fois, un record que personne ne s’explique. Pierre Dumayet dit : « Je me sens un peu tout bête d’être tout seul à regarder ces images, parce qu’on devrait être au moins cinq. Il devrait y avoir Desgraupes, il devrait y avoir Nicole Vedrès, il devrait y avoir Max-Pol Fouchet, il devrait y avoir Jean Prat qui a réalisé pour la première fois Lectures pour tous, et je suis tout seul là… bête comme un vivant. »
Plus tard dans le film, on entend Dumayet s’inquiéter : « Je ne sais pas si vous avez trouvé la bonne méthode pour ranger votre bibliothèque. » Chez lui, Queneau se trouve à côté de Mauriac, car il les a rencontrés la même année. Chez Robert Bober, Dumayet est entre Dubillard et Duras, ce qui tombe bien.
En 1991, au moment de l’Amant de la Chine du Nord, Marguerite Duras manifeste le désir de revoir Pierre Dumayet, et l’entretien qu’ils ont fait ensemble en 1964 autour du Ravissement de Lol V. Stein. C’est un des magnifiques moments de ReLectures pour tous, à cause d’un savant travelling que Robert Bober décrit dans Par instants, la vie n’est pas sûre. Duras l’avait emmené en repérages, et lui avait montré ce qu’elle voulait voir filmé, la forêt, les villas. Bober n’en a fait qu’à sa tête. Il est allé sur le balcon de l’appartement des Roches Noires, à Trouville, a filmé de l’extérieur Duras et Dumayet en train de converser, on voit un bouquet de roses séchées comme il y en avait aussi dans la maison de Neauphle, puis il filme la mer, et on va voir la nuit tomber. Pierre Dumayet est à droite dans l’image en 1991, et à gauche en 2006 lorsqu’il regarde Marguerite Duras se regarder quand elle avait 50 ans.
Marguerite Duras, en 1991 : « Un événement ne peut pas se passer deux fois, une fois en réalité, une fois dans un livre. Mais il faut quand même qu’il ait eu lieu pour que le livre soit apte à en rendre compte. Mais l’événement lui-même est détruit si tu veux par le livre. Ce n’est jamais ce qui a été vécu. Mais le livre fait ce miracle, c’est que, très vite, ce qui est écrit a été vécu, ce qui est écrit a remplacé ce qui a été vécu. »
Vladimir Jankélévitch, souvent cité par Robert Bober, le dit en philosophe, et non plus en écrivain : « Ce qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été. » Et aussi : « Les morts dépendent entièrement de notre fidélité. Le passé, comme les morts, a besoin de nous. Nous parlerons donc de ces morts afin qu’ils ne soient pas anéantis. » Et enfin : « Les fusillés, les massacrés, n’ont plus que nous pour penser à eux. Si nous cessions d’y penser, nous achèverions de les exterminer. » Robert Bober aime les livres d’Eric Vuillard, notamment 14 Juillet parce qu’il donne les noms de ceux qui sont « tombés à la Bastille ». Bober donne les noms de l’Affiche rouge, ceux qui ont été conduits au mont Valérien le 23 février 1944 pour y être passés par les armes, et les noms de « ceux de Charlie Hebdo morts le 7 janvier 2015 ».
De livre en livre, Robert Bober s’arrange toujours pour citer les premières phrases de la Ronde, le film de Max Ophüls, quand le meneur de jeu, sur son manège, dit : « Les hommes ne voient qu’un seul aspect des choses, moi je les vois tous, parce que je vois en rond et cela me permet d’être partouà la fois. » Cinq vers de Reverdy leur font écho dans Par instants, la vie n’est pas sûre : « Ils sont assis / La table est ronde / Et ma mémoire aussi / Je me souviens de tout le monde / Même de ceux qui sont partis. »
Claire Devarrieux, Libération, 17 octobre 2020
« Par instants, la vie n’est pas sûre », de Robert Bober : la possibilité du meilleur
Dans « Par instants, la vie n’est pas sûre », l’écrivain Robert Bober, complice de Georges Perec et de Pierre Dumayet, célèbre les rencontres amicales qui ont orienté son existence.
Dans son appartement du 11e arrondissement de Paris, le bureau est situé sur la mezzanine. La pièce, petite, lumineuse, le matin d’automne où Robert Bober nous y a invité, ressemble de manière frappante à son nouveau texte, Par instants, la vie n’est pas sûre. Elle est tapissée de livres. Et toutes les existences successives de l’auteur, 89 ans depuis le 17 novembre, s’y côtoient, un peu comme avancent les souvenirs dans son récit, « bras dessus-bras dessous ».
Sur la table de travail (dépourvue d’ordinateur, il écrit à la main, d’une élégante graphie garantie école de la IIIe République), le couteau de son tanneur de père est à côté de son propre dé à coudre d’ancien tailleur, diplômé « mention très bien » en coupe – il n’a qu’à tendre la main pour attraper le cahier où il consignait ses cours, soigneusement conservé. Il a travaillé en atelier jusqu’à ses 22 ans, et rencontré chez M. Grynspan d’autres futurs écrivains : Jean-Claude Grumberg et André Schwarz-Bart (« A l’époque, je n’étais pas encore un grand lecteur, on ne parlait pas de littérature », dit-il). Collés à la bibliothèque, rangée par ordre alphabétique, des bouts de papier affichent des citations issues de ses lectures, comme cette phrase de Joseph Roth dans Le Poids de la grâce : « Qui n’a pas fait l’expérience du malheur n’a pas besoin de croire aux miracles. » Tout près, de petits miraculés, justement, enfants de déportés dont il fut l’éducateur en colonie de vacances.
De sa période d’assistant de François Truffaut, connu à la fin des années 1950, témoigne une photographie prise sur le tournage de Jules et Jim (1962) – Robert Bober y porte la moustache. Au rang des personnalités admirées, la belle Danielle Darrieux (« Evidemment », dit-il en souriant) ne se tient pas très loin d’Harpo Marx et de Georges Perec, le grand ami avec lequel Bober tourna le film Récits d’Ellis Island (1979, devenu un livre, P.O.L, 1994). On remarque une invitation au lancement de son premier roman, Quoi de neuf sur la guerre ? (P.O.L, 1993), à laquelle est agrafé un bout de tissu prince-de-galles, le même que celui dans lequel, au long des sept années passées à écrire ce roman tendre et bouleversant sur l’immédiat après-guerre dans un atelier, il a confectionné le patron d’un costume miniature destiné à Paul Otchakovsky-Laurens (1944-2018), le fondateur des éditions P.O.L.
Cheminer avec ses vivants et ses morts
Et puis, bien sûr, il y a Pierre Dumayet (1923-2011), avec lequel Robert Bober a constitué un duo, un « attelage amical », qui fut l’honneur de la télévision française à partir de la fin des années 1960. Ensemble, l’un devant, l’autre derrière la caméra, ils ont réalisé cinquante films, la plupart consacrés à la littérature, dont les inoubliables émissions « Lire c’est vivre ». Sur la photo, à gauche, en entrant dans le bureau, Dumayet est dans la roulotte d’un forain en train d’interviewer un singe, petite surprise concoctée par son complice, qui ne le désarçonna guère, comme il est raconté dans Par instants, la vie n’est pas sûre.
C’est à Dumayet que Robert Bober adresse ce précieux livre, tout en délicatesse, en modestie jamais affectée. A Dumayet aussi qu’il emprunte son titre pioché dans La Nonchalance (Verdier, 1991). De ce que « par instants, la vie ne soit pas sûre », l’écrivain sait la part menaçante, lui qui fut un enfant caché sous l’Occupation, et dont l’œuvre littéraire comme cinématographique tourne autour de la disparition des juifs d’Europe. Et si cette dimension n’est certainement pas absente de ce livre préoccupé de transmission, si la possibilité du pire est rappelée au détour de plusieurs passages, telle une promenade avec son petit-fils dans le quartier de la Butte-aux-Cailles, il s’agit ici d’abord de célébrer, dans l’incertitude de l’existence, la possibilité du meilleur. De louer ces hasards que sont les rencontres, et qui ont orienté l’existence de l’auteur, sans qu’aucune expérience n’efface les précédentes, mais toutes s’additionnant, se complétant, pour faire de lui l’homme qu’il est. C’est un récit « éparpillé » et admirable sur la relation entre les êtres. Il pourrait porter le même titre qu’une ancienne maison d’édition, « L’Amitié par le livre », dont Paul Otchakovsky-Laurens disait qu’il serait fort bien allé (comme un costume bien coupé, mettons) à P.O.L.
Dans les pages poignantes qu’il consacre à son éditeur disparu, Robert Bober écrit : « Je ne veux pas dire des mots qui dépassent ce que je voudrais dire », et il y a dans ce scrupule une sorte d’art poétique qui vaut pour toute son œuvre. Un souci de la justesse, un refus de l’emphase et du pathos, qui font la beauté lancinante de ce livre où l’on apprend à écouter et à regarder les autres, à cheminer avec ses vivants et ses morts, en se rendant disponible aux rencontres et aux surprises. A se retourner sur son passé sans nostalgie, mais en sachant dire l’importance de ce qui a été.
Raphaëlle Leyris, Le Monde des Livres, 20 octobre 2020
Le livre qui ressuscite Pierre Dumayet
Les librairies rouvrent ce samedi : l’occasion de fêter ça avec le livre que Robert Bober adresse à son complice de « Lectures pour tous », Pierre Dumayet.
« J’ai décidé d’être vieux. Continue sans moi », lui avait dit son complice Pierre Dumayet (1923-2011), disparu un 17 novembre : drôle de cadeau que faisait l’homme de Lectures pour tous à son ami de trente ans Robert Bober né un 17 novembre, aussi, mais en 1931, à Berlin. Mais rien ne devait pourtant les séparer, même pas la mort. La preuve, Bober, révélé comme écrivain par Quoi de neuf sur la guerre (POL) prix du livre Inter 1994, fait revivre Dumayet dans son nouveau livre, Par instants, la vie n’est pas sûre. Un livre « épatant », de ce mot d’avant, ce mot charmant qu’affectionnait Pierre Dumayet et que les lecteurs enfin réadmis dans les librairies vont pouvoir déguster – il faut fêter ça ! – en entrant dans l’histoire de cette grande amitié, parce que c’était Robert parce que c’était Pierre.
Par instants, la vie n’est pas sûre se présente comme une longue lettre à son ami Dumayet, l’homme de Cinq Colonnes à la une qui, avec l’équipe de Lectures pour tous, fit lire la France en invitant dans les foyers ceux que l’on imaginait morts : les écrivains. Soudain, ils débarquaient bien vivants dans l’étrange lucarne. Reçus avec une qualité d’écoute qui fait rêver aujourd’hui, le site de l’INA en témoigne : ah ces silences si éloquents d’André Schwarz-Bart invité pour son Dernier des justes en 1959 ! « C’est ce soir-là que j’ai appris à écouter les silences », écrit d’ailleurs Bober qui a consacré un film à ces archives, revisitées : Re-lectures pour tous.
Attelage amical
Robert Bober ? Un apprenti tailleur passionné de cinéma qui commença sa carrière de cinéaste en assistant Truffaut sur le tournage de Jules et Jim, début des années 1960. À la fin de celles-ci, il croise Dumayet à la télévision. Qui l’entraîne dans l’aventure de Lire c’est vivre, et ce ne fut pas un vain mot. Leur « attelage amical » est né, à la tête d’une œuvre, le mot n’est pas trop fort : cinquante émissions, Lire et écrire, Lire et relire, Des milliers de livres écrits à la main, des documentaires sur les correspondances, Flaubert, Van Gogh, Kafka, Dostoïevski, des rencontres avec les contemporains admirables, Duras, Tardieu, Handke, Alechinsky et sur les morts ne l’étant pas moins ! Proust, Zola (sur J’accuse… ! ) ou Cézanne. « Il ne voulait plus travailler qu’avec moi, parce qu’il écrivait ses textes librement, à partir desquels je devais trouver des images. Robert se démerdera ! On se retrouvait au montage. Et pour moi, cette contrainte, qui m’obligeait à inventer, était formidable », raconte celui qui réalisa de son côté plusieurs films avec et sur Georges Perec (dont le sublime Récits d’Ellis Island) lequel, en matière de contrainte oulipienne, s’y connaissait…
La « relation » (mot clé du livre) Bober-Dumayet vibre tout au long du texte du cinéaste écrivain. Il en a entamé la rédaction il y a plus de trois ans, juste après Vienne avant la nuit, où il retrace le destin de son arrière-grand-père polonais : « Je savais que ce serait mon dernier film. J’avais envie de raconter des choses sur l’écoute, le regard, et comment je suis rentré dans ce métier. En commençant, je me suis rendu compte que Pierre me manquait, j’avais envie de continuer la conversation de trente ans, de lui dire des choses qu’on ne se raconte pas forcément quand on se voit presque tous les jours. » Le récit s’enchaîne naturellement, dans le désordre affectif des souvenirs, pièces d’un puzzle de vie qui s’éclaire un chapitre après l’autre, en écho à ceux que son interlocuteur a lui-même livrés dans Autobiographie d’un lecteur (Pauvert, 2000). « Par instants, la vie n’est pas sûre » ? Une phrase que Bober a trouvée dans La Nonchalance, un des courts romans de la délicieuse et cocasse comédie humaine que Dumayet a publiée aux éditions Verdier. Une phrase qui vient à nouveau célébrer leur amitié, et s’impose aussi par les temps qui courent… Et « plus encore » à cet âge avancé de la vie, avoue Bober dans un sourire de gamin, comme l’est resté son pétillant regard. Gamin de la Butte-aux-Cailles, qui a grandi entre un père bottier et une mère vendant des corsets, il reste l’enfant juif qui a vu son copain Beck partir pour ne plus revenir, le 16 juillet 1942, et revient dans cette rue se promener avec son petit-fils, qui a le même âge que Beck. Et tout soudain se superpose, l’émotion tire des larmes à Bober racontant cette scène dans une page de son beau livre. Et il y en a tant de cette intensité ! Comme lorsque, enfant encore, à la Libération, montant sur un camion, il embrasse un soldat noir qui se met à pleurer… Bober, lui, pleure et rit. Comme lorsqu’il se souvient qu’il alla jusqu’à filmer un lecteur inattendu : un singe ! La mémoire de tous ces moments de télévision est conservée dans les dossiers bien classés de son bureau parisien. L’antre tapissé de livres aux pense-bêtes apparents, ceux d’un lecteur qui commença tard mais n’a cessé de se rattraper.
« Robert, je suis fier de toi »
Dans Par instants, la vie n’est pas sûre on trouve de quoi se sentir mieux, en compagnie d’un homme qui a appris à écrire sur le tard, incité par Perec, soutenu par Paul Otchakovsky-Laurens, et félicité au téléphone par un Dumayet quasi paternel : « Robert, je suis fier de toi. » Dans ce livre où les images entrent en puissant dialogue avec les mots, on croise aussi Erri de Luca et Jean-Claude Grunberg, Max Ophuls et Truffaut, Celan et Reverdy, Lustiger et Martin Buber, le peintre Serge Lask et le photographe Walker Evans. On plonge aussi dans les récits hassidiques, on y parle le yiddish… À l’heure où il ne fait pas bon sortir, rentrer dans cette autobiographie écrite sous le regard de l’ami, c’est se laisser piquer la curiosité, étendre son savoir, réveiller ses émotions. C’est aussi comprendre la colère de l’auteur lorsqu’il découvre qu’Edwy Plenel, caricaturé sur la couverture de Charlie Hebdo, se compare à ceux de l’Affiche rouge. Impardonnable pour l’adolescent de 13 ans, « qui est encore en moi, grandi avec des enfants cachés dont les moniteurs, tous résistants étaient les meilleurs amis de ceux, torturés et fusillés, de l’Affiche rouge ».
A-t-il décidé d’être vieux à son tour Bober ? À tout le moins accepte-t-il de parler désormais « d’une forme d’accomplissement », lui qui vénère Nostalghia, le film de Tarkovski et sa dernière séquence qui dit : « Il faut accomplir ce qu’on a décidé d’accomplir. » Son beau livre s’achève sur une aspiration au « temps de ne rien faire ». Est-ce si sûr ?
Valérie Marin La Meslée, Le Point, 30 novembre 2020