— Paul Otchakovsky-Laurens

Médecine générale

Grand Prix de la Fiction de la Société des Gens de Lettres (SGDL) 2021

Olivier Cadiot

Trois personnes ont atteint leurs limites. L’une, ethnologue restée trente ans dans la forêt vierge ne comprend plus les usages de son pays d’origine, un orphelin surdoué sur les routes, et le narrateur, un homme qui n’a pas écouté les bons conseils de son frère et reste obsédé par des questions religieuses. Ils se retrouvent ensemble après de nombreuses péripéties. Ils se comprennent car chacun porte un deuil, chacun cherche une voie de guérison. Ils décident donc de s’associer pour tenter de comprendre ensemble ce qui leur arrive. Mais comment vivre ensemble ? Difficile dans une région perdue et une maison abandonnée. Et à force d’imposer des...

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La presse

En quête de soi


Dans un roman loufoque et bouleversant porté par trois personnages mal en point, Olivier Cadiot nous parle de ses angoisses et aborde avec légèreté des questions aussi philosophiques que littéraires.


« Pourquoi prendre des détours sans arrêt ? Pourquoi tu ne racontes pas tout simplement ce qui t’est arrivé ici ? » La phrase, en apparence anodine, est très symboliquement située au centre du livre. La question du pourquoi et comment écrire était déjà au cœur d’Histoires de la littérature récente, délicieux traité littéraire publié en deux tomes, en 2016 et 2017. Elle occupe une grande partie de ce roman farfelu qui semble être une mise en fiction des obsessions d’Olivier Cadiot.

Soit trois personnages égarés mais ensemble. Un narrateur, un peu perdu depuis la mort de son demi-frère. Mathilde qui vient de rentrer en France après trente ans passés en Inde. Elle décide d’aller s’installer dans sa vieille maison de famille en province, et le narrateur l’accompagne. Pierre, rencontré par hasard, jeune garçon qui sort de prison et semble « comme sans passé ». Sur la suggestion du narrateur, tous les trois vont tenter une expérience : échanger sur les questions qui les entravent, s’entraider pour s’en sortir, et entamer une nouvelle vie dont il ne cesse de redéfinir les contours : « On va tout reprendre à zéro. » Il·elles sont comme des naufragé·es, personnages en quête de sens ou de soin, car tous·tes sont mal en point. Insatisfait de ce qu’on lui a proposé jusqu’alors, le narrateur cherche à créer une nouvelle religion, et Cadiot parsème leur recherche spirituelle de toutes sortes de situations cocasses et de rencontres improbables.

Dans une conversation ininterrompue entre les personnages, où Cadiot brasse questionnements philosophiques et littéraires, le livre nous donne à lire une pensée en action, un work in progress. La musique, le théâtre, la peinture, la photographie…, les personnages se confrontent à la création artistique sous différentes formes. Lui-même dramaturge, poète, romancier, parolier de Rodolphe Burger, l’auteur de Retour définitif et durable de l’être aimé réfléchit depuis trente ans à ce que recouvre le concept même de représentation. Ce roman creuse la question d’une manière nouvelle, à travers les diverses expériences tentées par les personnages, et leur difficulté à exprimer ce qu’il·elles vivent. Sans cesse le narrateur interroge : qu’est-ce que le réel ? n’est-il pas seulement « la manière dont nous saisissons les choses » ? Mais alors, que signifie obtenir « un effet de réel » ? Fatigué, il avoue qu’il « bute toujours sur deux ou trois question, toujours les mêmes ».

Loin d’une démonstration théorique pesante, Cadiot sait teinter d’humour et de légèreté le désarroi de ses personnages. Il sait aussi prendre le·la lecteur·trice à témoin, transformant le texte en une aventure commune. C’est dans cet esprit qu’il multiplie les références, d’Alice au pays des merveilles à Peines d’amours perdues de Shakespeare. Moins pour le plaisir de l’érudition que pour situer son texte dans une vaste cosmologie littéraire, reliant ses propres questionnements à ceux qui ont préoccupé d’autres auteur·trices avant lui, et montre que toujours sont remises sur le métier les problématiques de langage, d’écriture, de représentation, de forme.

On se tromperait pourtant à regarder ce texte seulement comme une cogitation existentielle. C’est aussi et avant tout un roman bouleversant, notamment dans la relation que les personnages entretiennent avec le passé. Ils n’en finissent pas d’en scruter les traces, sondant l’accumulation d’objets dans la maison de Mathilde, ou observant avec mélancolie un paysage rural à jamais transformé. Médecine générale est un texte sur la perte, et Cadiot sait trouver les mots pour créer des images d’une fulgurante beauté. Ainsi la découverte de la maison de famille inhabitée depuis des lustres. Elle est « le musée d’un moment X où les gens seraient partis du jour au lendemain. Avec le sentiment que des pillards sont passés entre-temps ». Cette aventure farfelue cache des gouffres, des terreurs enfouies, et ces trois personnages sont peut-être trois états de l’auteur. Le narrateur en perpétuel questionnement, Mathilde qui se souvient de la façon dont pour exister elle a fui ce qu’elle appelle l’ancien régime, Pierre qui doit apprendre à lire pour parvenir à vivre. Et leur conversation sans fin est, avant tout, le reflet d’un débat intérieur.


Sylvie Tanette, Les Inrockuptibles, Janvier 2021



Au-dessus du volcan


Depuis trente-cinq ans, l’écrivain signe des ouvrages fous et drôles. Mais le comique y dissimule toujours le tragique. Et, derrière, l’auteur s’y révèle chaque fois un peu plus. « Médecine générale » en témoigne.


Il aime bien les rez-de-chaussée, Olivier Cadiot, surtout quand on peut voir des arbres par la fenêtre. Le sien, par exemple, juste en face du parc des Buttes-Chaumont, à Paris : un grand appartement tout en longueur, avec un immense couloir et un salon plein de soleil. C’est bien, dit-il, « cette impression d’avoir les pieds directement sur la terre ». On dirait que le contact avec le sol le rassure. Que ça lui permet de fixer les idées, les phrases, les souvenirs qui volettent autour de lui comme des papillons. A 64 ans, Cadiot n’a pas la sagesse de ses cheveux blancs. Il vit en plein feu d’artifice, avec cent idées à la minute et une pensée arborescente. Son quatorzième livre, Médecine générale, est d’ailleurs une sorte de volcan sans cesse en éruption, donc un casse-tête pour le critique. Comment parler d’un texte pareil ? Pour le lecteur, en tout cas, un conseil : ne pas résister, accepter de perdre pied. A trois, vous lâchez les bords et vous vous laissez emporter – vous verrez, c’est un délice.
Derrière les étincelles qui jaillissent de chaque page, il y a bien une histoire, même si elle émerge très progressivement. Celle d’une petite troupe, trois personnes, réunie presque par hasard dans une maison à moitié en ruine pour refaire le monde. Ou, plutôt, le défaire. Se débarrasser de l’excès de tout. De « cette mélasse de choses et d’êtres » qui provoquent un lancinant sentiment d’incompréhension, « d’ignorance ». En avant, donc ! « On essaie de tout enlever autour pour voir les choses en face », ordonne le narrateur, qui prétend créer « une nouvelle religion ». Sauf que ça ne marche pas, bien sûr. C’est même le contraire. Plus il est question de dépouillement, d’ascèse, plus le texte explose, plus il se déchaîne. Ça s’infiltre de partout, ça dégringole de paragraphe en paragraphe, ça finit par former un gigantesque kaléidoscope, où les images et les mots se recomposent à l’infini.


Arbre généalogique


A l’origine de cette valse folle, entre trop-plein et hantise de l’oubli, il y a sûrement une époque, la nôtre, bourrée à ras bord d’informations vouées à disparaître. Dans de précédents ouvrages, l’écrivain mettait déjà en scène son héros récurrent, Robinson, un monsieur je-sais-tout bouffé par l’angoisse de ne plus savoir. Mais, plus discrètement, ce penchant pourrait prendre sa source dans la vie même de l’auteur. Issu d’une famille protestante du Sud-Ouest, Olivier Cadiot n’a qu’à lever la tête pour voir des grappes de personnages romanesques dans son arbre généalogique : un espion, des militantes féministes en 1848 et même un mage, Eliphas Lévi, figure de l’occultisme au XIXe siècle – sans compter « une tripotée d’apprentis écrivains ». En soi, rien d’accablant, mais les choses se compliquent quand cette parenté se transforme en injonction d’écrire.
Soucieux de documenter cette lignée, le père de l’auteur lui a légué des milliers de pages sur l’histoire des uns et des autres. Un pavé sur chaque épaule, comme pour lester ce rejeton tourbillonnant. « Il a préparé des archives avec l’idée que son fils devienne un vrai romancier, dit Cadiot. Pas le poète expérimental que j’étais à 20 ans, mais un écrivain du genre de Marguerite Yourcenar. » Raté. Les pavés sont tombés, le fils n’en a fait qu’à sa tête, s’envolant brusquement vers d’autres sphères, comme pour échapper à la gravité. La poésie, donc, mais aussi les traductions, un livret d’opéra pour Pascal Dusapin et, enfin, des fictions sonores, impossibles à classer, passablement foutraques et totalement justes, des merveilles extralucides dont le théâtre raffole. En plus d’être écrivain, Cadiot se transforme à l’occasion en passeur de ses textes, lecteur et comédien tout ensemble (pour Médecine générale, une lecture en trois parties est écoutable sur le site du Centre Pompidou, avec la participation du comédien Laurent Poitrenaux).
Seulement, on ne s’arrache pas si facilement à un milieu bourgeois, « confronté à quelque chose de l’ordre de la répression, quelque chose de dur et violent ». Les familles vous retiennent, quand elles sont « fragiles, avec trop de passé ». Même si cet ouvrage est le deuxième sur lequel son auteur a posé le mot « roman », après Futur, ancien, fugitif, en 1993 (P.O.L), il s’agit d’une pirouette. « Depuis mon premier livre, observe-t-il, je m’avance tout doucement vers l’autobiographie. » Une pudeur le retient et, avec ça, la trouille d’être pris pour un auteur d’autofiction. Une douleur, aussi, tapie derrière la verve et, même, l’incroyable pouvoir comique de ce texte bondissant. Car Médecine générale est un livre de deuil, celui du survivant resté seul au milieu des décombres.


Paysages mentaux


Parents, frère, sœur, Olivier Cadiot finit par le dire, il a perdu toute sa première famille, celle de l’enfance. « L’intérêt de ce roman, ajoute-t-il, c’était de faire porter ces deuils par mes trois personnages, de les diviser en trois. » Chacun d’entre eux, donc, vit avec une absence. Un creux, un double fond. « Une catastrophe interminable. Sans dénouement. » La première partie de l’ouvrage est d’ailleurs hantée par des allers-retours entre le présent et le passé, entre noir et blanc et couleur (de l’orange, beaucoup), les paysages mentaux s’emboîtant à l’infini dans un fondu enchaîné aux allures psychédéliques. « Les vieilles choses étaient enveloppées dans les nouvelles, et les unes devenaient l’enveloppe des autres à tour de rôle. »
Comment faire face au désastre ? La religion ? Sûrement pas. Du protestantisme familial l’auteur n’a gardé qu’une « non-foi » et « un rapport à l’introspection ». Avec, quand même, une curiosité inquiète pour certaines questions théologiques, la Trinité par exemple, dont son narrateur garde la trace. Ah, et puis aussi une relation étonnante avec les images, l’un des interdits de la religion protestante. « Tous mes livres commencent avec une image mentale, puis je passe mon temps à la faire disparaître par l’écrit. Le texte la dissout. »
Quoi, alors ? C’est là qu’intervient le rire. D’abord, par goût : « Un livre non comique, dit-il, c’est-à-dire ne contenant aucune joie, me semble impossible à lire. » Par politesse, aussi. « J’aime faire apercevoir le tragique derrière un filtre comique, par délicatesse envers le lecteur. C’est un peu mon devoir. » Par filouterie, enfin : « Le comique permet de faire passer une idée deux fois plus vite. »


Un bricolage vertigineux


Pour autant, n’allez pas croire qu’Olivier Cadiot travaille dans la facilité. C’est à s’y méprendre, sa langue semble si naturelle, mais non. « Je n’écris pas de manière inspirée, j’y passe un temps fou. J’accumule des choses et à force, ça produit des harmoniques. Le seul bon moment de l’écriture, c’est d’ailleurs l’étonnement de voir des choses résonner entre elles. Comme un appartement dans lequel vous découvririez une nouvelle porte. »
Il montre d’épais classeurs, rangés sur une étagère proche du plafond : pour chaque publication, l’auteur produit des centaines de pages à l’ordinateur, puis les corrige à la main, découpe des paragraphes, les recolle ailleurs, remplit des marges, et encore d’autres. Tout un bricolage vertigineux, dans lequel on se demande comment il arrive à retrouver son chemin.
A part ça, l’écrivain compte aussi sur l’imprévu. « Même quand on travaille beaucoup, il faut guetter la chance. Ça vient de coïncidences de pensées, de circonstances, de sensations. Tout ça s’électrise. » Derrière, la mort continue de faire son petit boulot mais, au moins, elle n’a pas le dernier mot : les livres lui tiennent la dragée haute.


Raphaëlle Rérolle, Le Monde des Livres, 12 février 2021



Survivre à trois


Dans une maison abandonnée, trois personnages ont décidé de trouver une juste manière d’être au monde. Pierre, un orphelin hypermnésique, Mathilde, une ethnologue rentrée d’Amazonie où elle a passé trente ans, et Closure, le narrateur. Un drôle de zozo, celui-là, qui arrive de Los Angeles où il fut prof de philo et gigolo. De retour en France, il prétend bâtir une religion, avec lui en « chef d’une nouvelle Eglise », à la fois pape, père supérieur et « directeur de conscience ».
Mais à trois, la cohabitation n’est pas facile : on s’énerve vite et la campagne alentour manque cruellement de distractions. De plus en plus atrabilaire, Closure s’impatiente, imposant des promenades, des heures de gymnastique obligatoire, des séances d’autocritique, des conversations à thème et des lectures dirigées. Petit à petit, la maison devient le siège d’une sorte de secte miniature, version foldingue d’un projet survivaliste qui tournerait au vinaigre.
Closure est le chef, c’est donc lui qui tient le crachoir. Les deux autres prennent aussi la parole (une nouveauté dans l’œuvre de Cadiot, qui avait jusqu’ici pratiqué le monologue), mais moins souvent, comme si leurs interventions servaient essentiellement à relancer l’étourdissant moulin à paroles et à pensées du narrateur. Si bien qu’au bout d’un moment le lecteur finit par se poser des questions. Existent-ils vraiment, ces personnages secondaires ? Ne sont-ils pas nés de l’imagination de Closure, qui va parfois jusqu’à les faire parler, voire penser, comme un ventriloque ? La réponse est surprenante et très rafraîchissante.


Raphaëlle Rérolle, Le Monde des Livres, 12 février 2021



« Dé-dra-ma-ti-ser », un article de Cécile Dutheil de la Rochère à propos de Médecine générale, à retrouver sur la page de En attendant Nadeau.

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