« La même nuit que moi, ou la veille au soir, dans la même clinique, naît le fils d’un héros local de la Résistance. Le moment venu de me donner un prénom, duquel on ne s’est jusque-là pas mis en peine, ma mère demande comment s’appelle le fils du héros local. Le prénom connaît une version féminine. On ne va pas chercher plus loin. »
Avec ce nouveau livre, Danielle Mémoire s’approprie le genre autobiographique en s’inspirant directement du livre My life (1980) de la poétesse américaine Lyn Hejinian. Le premier paragraphe pour la première année de vie, suivi de deux pour la deuxième, puis trois...
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« La même nuit que moi, ou la veille au soir, dans la même clinique, naît le fils d’un héros local de la Résistance. Le moment venu de me donner un prénom, duquel on ne s’est jusque-là pas mis en peine, ma mère demande comment s’appelle le fils du héros local. Le prénom connaît une version féminine. On ne va pas chercher plus loin. »
Avec ce nouveau livre, Danielle Mémoire s’approprie le genre autobiographique en s’inspirant directement du livre My life (1980) de la poétesse américaine Lyn Hejinian. Le premier paragraphe pour la première année de vie, suivi de deux pour la deuxième, puis trois pour la troisième, et ainsi de suite jusqu’à la trente-sixième année. Puis on redescend, de manière à arriver à un unique paragraphe, d’une unique ligne (et citée de Lyn Heginian), pour la soixante-douzième année.
Les éléments retenus peuvent être ou bien les seuls dont l’auteure est sûre pour une année donnée, ou bien ceux qui sont, ou peuvent apparaître comme étant la source de motifs dans l’ensemble de ses écrits. Et l’effort de scrupuleuse véracité devient le principe à la fois génératif et limitatif du livre.
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La maison volante
Depuis deux ans maintenant que je tiens le feuilleton du « Monde des Livres », il m’est apparu maintes fois que des fils couraient d’une lecture à l’autre. De semaine en semaine, celles-ci, loin d’être isolées, se répondent en effet si bien que j’en suis souvent étonnée : sans que je l’aie aucunement prévu, un livre complète le précédent, l’éclaire, lui fait écho et change aussi mon regard. Peut-être suis-je juste en train de décrire ce que lire veut dire. Mais ce réseau de correspondances me donne le sentiment d’une prédestination, ou au moins d’affinités électives. Si je l’évoque aujourd’hui, c’est parce que je viens de lire Quelque membre de notre Cercle, de Danielle Mémoire, et que je ne doute pas de son entière compréhension du phénomène. Que de souveraines rencontres de hasard puissent advenir au sein même de la littérature comme dans la vie - ne faudrait-il pas dire plutôt, avec ses mots à elle : au coeur du Corpus? -, que l’espace vital entre tous soit celui de la fiction, voilà bien ce que l’écrivaine ne devrait pas contester, elle qui appartient depuis trente-cinq ans - ou depuis toujours - au Cercle secret où se ramifient tous ses livres. Lisant son nouveau texte, donc, juste après Inventions du souvenir, de Silvina Ocampo, objet de mon précédent feuilleton («Le Monde des livres» du 11 juin), je ne peux que remarquer ce qui les unit, outre leur milieu social intellectuel aisé et leur sexe, non sans conséquences (« Pauvrette./ Je n’ai jamais entendu que l’on usât du masculin », note Danielle Mémoire avec ce détachement merveilleux, entre humour et ironie, qui la caractérise). D’abord, l’écriture autobiographique prend chez l’une et l’autre la forme de fragments qui re(dé)composent en éclats la chronologie. Danielle Mémoire, née en 1947, est plus mathématiquement oulipienne puisqu’elle emprunte à la poète américaine Lyn Hejinian sa contrainte formelle : écrire un premier paragraphe pour la première année de vie, deux pour la deuxième, trois pour la troisième, et ainsi de suite jusqu’à la trente-sixième année. Puis le processus s’inverse jusqu’à finir sur un unique paragraphe pour la soixante-douzième année, une citation d’Hejinian : « A pause, a rose, something on paper ». La pyramide du récit inscrit « sur le papier » des éclats de vie, de langue et de pensée d’une justesse folle. L’enfance y a une grande place. Objet de tout le livre d’Ocampo, elle occupe aussi beaucoup Danielle Mémoire. La sienne est poétique au début - «2. Les soirs d’été au bord de l’eau./ Je vois ma maison à l’envers», puis triste ou angoissée - « Je broie du gris » -, pleine de fantasmes sadiques (elle se propose de tuer une petite fille avec de la peinture rouge) et de certitudes - « g. Je sais que je suis écrivain. Ce que je ne sais pas, c’est quoi écrire » -, puis, à l’adolescence, de heurts familiaux laconiquement résumés - « Je vois des psychiatres, je vois des psychologues. Bref, je vais vivre chez mon père ». Sa passion précoce pour la langue se retrouve plus tard chez ses propres enfants, qu’elle écoute et regarde avec toute l’attention conjuguée d’une mère aimante et d’une écrivaine éprise de littérature. « La langue comme ville. Les phrases, les rues. Nous ne possédons pas de plan. » Aussi tâtonne-t-elle pour se situer dans ce récit de vie - là où Ocampo choisissait le « elle » contre le « je », Mémoire confie dans l’avant-dernière strophe: « Pages sur pages machinalement écrites à la troisième personne, je les convertis à la première », nous ouvrant ce laboratoire littéraire qu’est chacun de ses livres; comme Ocampo, celle qui a choisi Mémoire pour pseudonyme a une conscience aiguë du rapport complexe entre réel et fiction. Aussi pétrie de réalité que soit l’histoire racontée, elle sait bien que « sa fin est de transformer en objet de narration cela qu’elle narre ». Toute l’oeuvre de Danielle Mémoire est une interrogation infinie sur la littérature en train de tenter de s’écrire, à la lumière de la littérature passée, aimée. Plus on avance dans le texte, et donc dans les années, plus celui-ci prend la forme d’un journal qui fait miroiter toutes les nuances d’une admirable intelligence - son étymologie : établir des liens (entre les choses, nous, les mots), n’a jamais été aussi exacte - et d’une « sensibilité inepte », dit-elle, mais pas inapte à nous « dérouter »: « Une route est tracée que je m’apprête à suivre. Après le premier pas, toutefois, je m’arrête, et je commence à creuser. » Elle creuse « à mains nues » dans l’épaisseur de nos fictions, rêves, histoires, interroge le personnage qu’elle joue, que nous jouons, « ou plusieurs feignant un seul », pèse le possible et l’impossible dans son « combat avec la langue ». Tel cet enfant qui, assis devant la fenêtre de la maison, désigne son fauteuil comme « le siège du pilote », « se révélant avoir, matin après matin, conduit la demeure, dont il conviendra d’imaginer flottant les hauts murs, les tourelles, les cheminées massives, le vaste toit, à travers le ciel nocturne », Danielle Mémoire nous embarque en chantant (oui, elle chante, souvent) dans la maison volante de la littérature, dont elle n’est pas « quelque membre »imprécis mais le capitaine indiscutable, à suivre sans hésiter, toutes voiles dehors.
Camille Laurens, Le Monde des Livres, juin 2021
Danielle Mémoire en paragraphes
Une vie se dit par éléments construits mathématiquement et va au-delà de la contrainte.
L’important est le singulier. Le collectif, «notre Cercle», renvoyant probablement à plusieurs membres, on aurait tôt fait de mettre « quelques » au pluriel. Au singulier, il désigne quelque chose d’indéfini, qu’on n’entend pas définir plus avant, et qui, pourtant, n’est autre que cette personne, cette première personne singulière qui, tout au long de ces deux cents pages, raconte. Pas sa vie. Dans une présentation de son nouveau livre, Danielle Mémoire insiste sur le fait qu’elle n’a «pas la moindre envie de raconter sa vie». Mais elle a mis beaucoup d’elle-même dans Quelque membre de notre Cercle.
Un principe d’accumulation
Le livre se construit sur un principe d’accumulation. La première section comprend un paragraphe, la deuxième section deux, et ainsi de suite jusqu’à la 36e, puis cela décroît jusqu’à la 72e, qui se réduit à une ligne. La 36e porte la citation de Dante «Nel mezzo del camin», « au milieu du chemin ». «De ma vie», poursuit la Comédie. C’est bien d’une vie qu’il s’agit. Une vie distribuée en paragraphes, croissant puis déclinant jusqu’à cette fin, toute provisoire : Danielle Mémoire est toujours parmi nous, et les soixante-douze ans inscrits dans l’architecture arithmétique du livre ne marquent pas son terme.
Cette composition, elle la doit à Lyn Hejiman, une poétesse américaine dont elle avait lu My Life in the Nineties, bâti selon cette contrainte. Elle a donc décidé de construire cet ensemble de paragraphes et de les peupler d’éléments de sa propre vie « qui jouent un rôle dans mes livres ».
On sera frappé, en effet, de voir qu’il ne s’agit pas d’un «récit de vie», encore moins de chronique ou de journal, mais, en inversant le propos à l’extrême, qu’il faudrait savoir beaucoup de choses sur Danielle Mémoire pour éclaircir tout ce qui est allusif ou crypté. L’important est ailleurs, l’inscription de ces traces de vie dans ce qu’elle appelle le « Corpus », ensemble de textes, notes, projets qui constitue la part massive et invisible, la matière noire, l’attracteur de toute l’oeuvre de l’autrice. Corpus aussi d’auteurs et de personnages, « Cercle » dont la narratrice est ce « membre » non défini. Reste à lire cette vie en paragraphes, ces moments de rêves, d’illusions et de plénitude d’autant plus émouvants qu’elle ne nous en livre que quelques traits.
Alain Nicolas, L’Humanité, 22 juillet 2021