— Paul Otchakovsky-Laurens

L’ Odyssée

Traduit du grec ancien par Emmanuel Lascoux

Homère

Emmanuel Lascoux propose une nouvelle « version » du texte grec d’Homère à partir de son travail original sur le grec ancien qu’il rythme, chante, et crie depuis plusieurs années. Il dit lui-même : « J’ai voulu monter le son ou entendre davantage. » Il revendique de « jouer les langues anciennes » comme l’on joue de la musique. « On fait du grec, soit, mais on ne fait pas le grec. Imagine-t-on faire de la musique sans la faire ? » écrit-il dans l’avant-propos à sa traduction. Mais quels...

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Homère dernier cri


Une nouvelle traduction veut donner à entendre « L’Odyssée » telle qu’à sa composition, riche des « mille bruits que fait la vieille langue grecque ».


« C’est l’histoire de quelqu’un qui passe quantité d’années loin de son pays, tout seul, oui, Poséidon ne le lâche pas des yeux. Chez lui, pendant ce temps, les choses s’enveniment au point que ses biens sont dilapidés par des prétendants, et qu’on en veut aussi à son fils. Mais le voici qui s’en revient, après bien des tempêtes. Il se fait reconnaître de quelques personnes, lance l’assaut, se tire ainsi d’affaire et extermine ses ennemis. Voilà le pitch, ça se résume à ça. Le reste ? Seulement du remplissage. » La présentation, un brin provocatrice, date de 335 avant J.-C. Citée et traduite par Emmanuel Lascoux, elle est extraite de la Poétique d’Aristote qui, bien qu’hellénophone, pointait déjà les difficultés d’interprétation liées à l’écart temporel. L’oeuvre d’Homère remonte à la fin du VIIIe siècle avant J.-C. Elle parle toujours à nos contemporains, a fait l’objet d’innombrables traductions, mais pouvons-nous en percevoir pleinement les subtilités, les saveurs, les desseins originaux ? L’helléniste Emmanuel Lascoux, auteur d’une thèse sur l’intonation homérique, insatisfait par les principes qui ont présidé à l’adaptation d’Homère en français, aussi belles et sensibles eussent été les formes littéraires empruntées, a voulu revenir à l’oralité du texte. Il entend montrer pourquoi vibre plus puissamment aux oreilles des Grecs ce qui se perd dans d’autres langues, et déployer « l’expérience d’une vision vocale ». La langue de L’Iliade et de L’Odyssée est pour lui un monde en soi, à restituer sans craindre les répétitions, les irrespects, jeux de mots, saturation de prépositions (d’ordinaire majoritairement omises pour éviter des lourdeurs). La tentative est une gageure, c’est en conscience qu’Emmanuel Lascoux s’est aventuré dans son approche sonore du grec ancien, une navigation linguistique en miroir de celle du héros homérique. Comme Ulysse, il y a de quoi s’y perdre. Le traducteur ouvre son livre par une roborative préface personnelle expliquant, comparatifs et exemples à l’appui, la volonté musicale de sa démarche : « J’ai voulu tout bruiter. Pour les Grecs, l’épopée, la fabrique du vers, c’est l’onomatopée. » Par exemple, au chant 12 : « Crac ! Les haubans du mât, tiens, sectionnés d’un coup, par le vent, par la bourrasque, des deux côtés. Bam ! le mât qui tombe à la renverse, tous les agrès qui dégringolent dans la cale, ma parole ! Paf ! là, oui, à la proue du bateau, le pilote se le prend en pleine tête : ccric ! ça lui brise d’un seul coup tous les os du crâne à la fois. On croirait un plongeur, vous savez, qui se laisse tomber du plat bord. Fini pour lui : force et vie quittent ses os ! Et Zeus qui n’arrête pas de tonner. Brraoum ! sa foudre touche le bateau : regardez-le tournoyer sur lui-même, sous le choc de la foudre de Zeus. » Le texte grec ainsi ravivé pourra dérouter les amoureux de la langue classique à laquelle notre mémoire est habituée, ou bien convaincre des lecteurs jusqu’à présent insensibles à ce trésor littéraire millénaire dont tant de scènes ont bercé nos imaginaires. En 1947, Paul Claudel confiait son admiration pour un prodige narratif niché dans la note finale du retour à Ithaque, instillant sa résonance rétrospective à toute l’oeuvre : « Le maître est rentré chez lui et les siens ne l’ont pas reconnu (...) Les plus sages d’entre ces étourdis apprennent de cet oeil fixé sur eux qu’il y a quelque chose de plus redoutable que la haine, c’est la patience. »


Propos recueillis par Sabine Audrerie, La Croix, 29 avril 2021



L’Odyssée enchantante


Dans la nouvelle traduction, l’helléniste et pianiste Emmanuel Lascoux revisite le célèbre texte d’Homère, restituant à la langue toute sa musicalité. Une version libre et sonnante qui fait swinguer les vers, comme le montre l’extrait à suivre dans nos pages.


« Je n’ai jamais voulu traduire Homère. Trop de musique dans le grec. » On lit ce propos paradoxal d’Emmanuel Lascoux dans le « Prélude » - comprendre l’introduction - de sa nouvelle traduction de L’Odyssée. Spécialiste d’Homère, professeur en classes préparatoires, pianiste, il travaille de longue main sur le « chant de la langue ». Sa « version française » se donne à lire, mais aussi à dire, sinon à chanter, bref à entendre. Les 12109 hexamètres de L’Odyssée narrent en trois moments le retour d’Ulysse dans sa patrie : les aventures de Télémaque à la recherche de son père, les récits d’Ulysse et le règlement de comptes final à Ithaque : « Voilà le pitch. Le reste seulement du remplissage », dit Aristote (dans une traduction de Lascoux), l’essentiel tenant justement à ce « remplissage » (épeisodiaen grec). Des allers-retours, des redites, des jeux de renvois internes et externes font de ces « épisodes » ou de ce « remplissage » la chair vivante et chatoyante de l’épopée. Le prélude de Lascoux, brillant, enjoué, rythmé, riche, savant (parfois), suggestif souvent, ouvre de multiples perspectives sur le texte d’Homère, chemins dont certains sont peut-être des faux-fuyants. Il y montre un sens certain de la formule et du raccourci éclairant. Nul doute qu’il possède, en plus du savoir qu’on apprend sur les bancs de l’université, quelque chose de bien plus précieux qui anime toute son entreprise : le chant d’Homère coule dans ses veines comme un sang régénérateur.


De la musique avant toute chose ! Telle est la profession de foi de cette traduction. Pour autant, sa mise en oeuvre n’alla pas sans difficultés : « Plus je m’hellénisais, plus se musicalisait mon appétit de grec. Or, à qui veut fredonner tout ce qu’il doit interpréter, l’injustice est criante : on joue la musique classique, on ne joue pas les langues classiques. » Alors ? « À défaut de rendre à Homère son corps d’aède, je ne pouvais faire moins que lui prêter le mien. » En avant toute pour la prosodie - « le chant intégré à la langue » ! Et Lascoux s’y entend pour faire sonner le vers homérique. Les temps, qui sont au rap et au slam censés faire swinguer la langue, s’y prêtent. L’Odyssée version Lascoux est « bruitée », balisée de « clac », de « crac », de « tchac » en pagaille, d’un « bingo » même, de « sssff » et de « ffuitt », se constelle d’onomatopées qui la sonorisent. Mais le philologue concède qu’il n’a pu massacrer les prétendants (les traducteurs qui, avant lui, se sont frottés à ce monument) : « Voilà d’abord pourquoi la langue d’Homère est intraduisible. Il faudrait inventer un virelangue, un sabir inouï, mêlant du français de toute époque, de toute provenance, pour rendre la moindre variation de formes du même mot. » De fait, le grec est une langue à flexion et le mètre du vers dépend de la déclinaison. Alors, Lascoux s’accorde des droits, non tant à l’infidélité, qu’à des écarts destinés à retrouver l’aine du chant. Il casse certaines « épithètes homériques » - « Athéna aux yeux pers », « Ulysse aux mille ruses », etc. - ou en redouble d’autres. « Plus violemment, ajoute-t-il, j’ai supprimé presque toute marque de subordination temporelle, engloutie dans le sillage du présent de narration, présent survivant, sautant d’un maintenant à l’autre, d’un ça y est au suivant, le continu, produit, sans autre lien les subordonnant, de l’accélération des intervalles, sans recul d’un regard chronologique. » Et s’il est vrai que « nous sommes tous des aveugles, au cinéma d’Homère », peut-être « avions-nous besoin d’une telle audiodescription ». « Tout adresser, tout montrer, tout traverser d’affects et de percepts, puisque L’Odyssée invente peut-être le nouveau-roman-mode-d’emploi-dont-vous-êtes-le-public-et-le-héros. » On l’aura compris, toute traduction est re-création, celle de Lascoux en est assurément une.


Jean Montenot, Lire, mai 2021.



Les chants d’Homère. traduction sonore


Emmanuel Lascoux aborde l’« Odyssée » comme une partition


« Zeus le père ! ohé ! les dieux, les bienheureux, les immortels !/Venez ici, venez voir, ha ha ha ! c’est trop drôle, ça vaut la peine ! » Celui qui parle est Héphaïstos. Le forgeron boiteux vient de prendre au piège Arès dans les bras d’Aphrodite et appelle les habitants de l’Olympe pour qu’ils viennent constater la mauvaise posture des amants adultères. « Mon filet les tiendra tous les deux prisonniers/le temps que son père me les rende tous, les cadeaux/que j’ai faits pour sa face de chienne de fille ! Tous, vous m’entendez !/Oui, elle est jolie, sa fifille, mais question fidélité, zéro ! » On pourrait croire à une adaptation en BD de la mythologie grecque, avec bulles et onomatopées écrites en gras - et pourquoi pas - mais non : vous êtes bien dans le texte intégral de l’Odyssée, nouvellement traduit par le philologue et docteur en grec ancien Emmanuel Lascoux. « Fifille » chez Homère, vraiment ? Emmanuel Lascoux reconnaît une licence, mais « tous les mots sont permis, tous les marqueurs d’oralité, pourvu qu’ils m’aident à mettre au but », argumente le traducteur dans sa préface.


« Oh la la »


Quel est donc le « but » de cette nouvelle version, qui mêle la solennité religieuse du mythe aux « crac », « bam » et autres « oh la la » ? Quelque chose d’aussi simple et d’aussi fou que de faire entendre la musique d’un texte vieux de presque trois mille ans. De prendre l’Odyssée non comme un manuscrit, mais comme une partition. « L’injustice est criante, dit encore Las coux. On joue la musique classique, on ne joue pas les langues classiques. » Car le traducteur helléniste est aussi musicien, et ses recherches portent par ailleurs sur le rythme et la tonalité de la poésie homérique. « Entendons nous : ma traduction n’épouse pas le mètre du grec ancien, précise-t-il à Libération. J’ai choisi une forme de vers libre, ou prose balancée, un chanté parlé le plus fluide possible ». Sans jouer à l’aède, Lascoux tord donc - idèlement- le texte pour en restituer le rythme et la puissance d’évocation orale. Il adopte la posture de celui, comme Dèmodokos dans le texte, qui doit captiver son auditoire en train de dîner. Sa démarche est double : à la fois scientifique et iconoclaste. D’un côté, nous dit-il, il s’agit de « s’approcher par tous les moyens possibles du français, du maximum d’échos sonores : assonances, allitérations, rebonds », de rendre également compte des particules du texte grec, « qui font le ciment du vers », mais « intraduisibles pour beaucoup, que je transpose par des incises, interjections, ponctuations sonores, onomatopées, tout le nuancier linguistique indicateur des couleurs et changements de tonalité : oui, non, hein ? » De l’autre, il s’est autorisé à s’écarter de la transposition stricte, pour gagner en style direct. Si chaque traduction d’Homère parle de son époque, alors celle-ci nous incite à considérer la désacralisation du langage - ou sa démocratisation. Ulysse résumant son voyage (et par tant, l’Odyssée) à Calypso : « c’est là tout mon souhait, tout mon rêve, à jamais :/rentrer chez moi, revoir le jour de mon retour !/Et qu’importe qu’un dieu me martyrise sur une mer couleur de vinasse ». Pour ajouter son nom à la liste longue comme un retour à Ithaque des traducteurs d’Homère, Emmanuel Lascoux assume de tracer un chemin personnel, une « liberté ». Et il a raison. Ou plutôt, personne n’a raison avec Homère. On ignore si ce nom cache un homme, une femme, un groupe d’auteurs ou une légende... Quant à la langue de l’Odyssée, aucune personne vivante ne l’a jamais entendue ; toute affirmation d’une authenticité retrouvée sonne plutôt comme une hypothèse. Le chapitrage, les paragraphes, sans parler de la ponctuation, ne sont que des conjectures. Ce qui transforme donc, et c’est une évidence de le dire, toute approche du texte homérique en exercice de réinterprétation. On laissera au lecteur le soin de réfléchir si ce n’est pas nécessairement le cas pour toute traduction - qu’on pense à la polémique récente sur la translation en néerlandais des poèmes d’Amanda Gorman (peut-on traduire Homère si on n’est pas un grec du VIIIe siècle ? Vous avez quatre heures). Reste que pour l’Odyssée, la version en alexandrins de Salomon Certon (XVIIe siècle) est tout aussi légitime que celle de Leconte de Lisle (fin XIXe), belle et ampoulée - si belle d’être si ampoulée - et qui infuse le langage de Bloch dans la Recherche du temps perdu.


Chaudron


Le livre d’Emmanuel Lascoux paraît en tout cas quelques semaines après la mort de Philippe Jaccottet, dont la version de l’Odyssée, parue en 1955, est une référence. Le travail de Jaccottet est peut-être la meilleure transposition du chant homérique dans une langue qu’on pourrait qualifier de « français poétique moderne », avec cet art de la clarté qui faisait aussi la matière des poèmes de l’homme de Grignan. Lascoux prend donc un autre pari et ce n’est pas moins intéressant. Un exemple dans un passage fameux du livre 12. Jaccottet : « D’un côté attendait Scylla et de l’autre Charybde/terrible, engloutissant la saumure de mer./Quand elle la vomit, comme un chaudron sur un grand feu/en mugissant elle bouillonne toute ; et de l’écume/jaillit et couvre les deux cimes des écueils. » Lascoux : « D’un côté c’est Scylla, et de l’autre, Charybde la divine : vous voyez/cette affreuse masse d’eau salée, ce paquet de mer qu’elle aspire !/Oh ! maintenant, la voilà qui revomit le tout. On dirait une bassine, sur un grand feu,/qui gronde, quel bouillon ! Et il faut voir monter en l’air cette gerbe d’écume,/pfffouou ! avant de retomber sur la crête des deux écueils ! » On voit ici l’un des outils du cinéma oral de Lascoux : le passage de tout le texte au présent qui vient, avec la multiplication des adresses au lecteur (« attention ! », « regardez ! » et autres « vous savez ! »), renforcer cette impression qu’un conteur est en train de nous parler. Ce travail constitue, commente le traducteur, la « seule manière que j’ai trouvée d’être fidèle à l’émerveillement homérique devant tout ce qui advient (lieu, objet, personnage, événement, mot...) et à l’interaction entre aède et auditoire, perdue dans la fixation écrite des épopées ». Est-ce que ça marche ? Le traducteur, qui propose aussi régulièrement des lectures, n’a à cette occasion pas connu « de plus bel hommage, raconte-t-il, que l’exclamation conjointe de Pierre (10 ans) et Lysandre (12), les jeunes fils d’un ami : « On voit ce qu’il dit. »


Guillaume Lecaplain, Libération, mai 2021



L’Odyssée d’Homère


L’Odyssée est sans doute un des livres qui a le plus alimenté l’imaginaire de la littérature occidentale. Il a été l’objet de dizaines de traductions au cours des derniers siècles, depuis celles innombrables du XVIIe et du XVIIIe siècle jusqu’à celle du grand classique Victor Bérard en 1924 puis à celle de Philippe Jaccottet en 1955 ou encore celles de Frédéric Mugler et Louis Bartollet tout récemment, en passant par celles de Dugas-Montbel ou Le Comte de Lisle au XIXe siècle. Mais il est indéniable que le travail récent d’Emmanuel Lascoux, paru en mars dernier aux éditions P.O.L, marque une rupture décisive dans la longue histoire de la translation française de l’épopée homérique.


Les études homériques ont, depuis Victor Bérard, indubitablement tourné autour des questions archéologiques et philologiques. L’Odyssée, à l’instar de L’Iliade, était considérée comme une source de savoir sur la Grèce archaïque, sur ses relations aux Phéniciens et aux autres peuples de l’Orient. Les traductions étaient toujours le résultat d’interprétations du texte à l’aune de ce souci historique. C’est cela que reprochait déjà le poète Philippe Jaccottet à ses illustres prédécesseurs. Ce qui explique qu’à sa sortie, sa propre version a fait date, s’attachant au texte d’Homère et à sa beauté plutôt qu’à ses référents historiques ou à son historicité. C’est dans cette optique aussi que se sont situées les traductions qui ont suivi, et que s’inscrit celle d’Emmanuel Lascoux. Mais ce dernier va beaucoup plus loin. La poéticité du texte d’Homère, et donc la difficulté de sa traduction est exposée par Lascoux dans son « Prélude » à partir (pour dire les choses sommairement) de deux points essentiels. Le premier tourne autour de la polysémie des mots grecs anciens, du flottement de leur sens en fonction de leur usage et de leur place dans la phrase. Cette polysémie et ce flottement, qui créent ce que Lascoux appelle « le kaléidoscope » du texte homérique, l’auteur incertain de l’épopée en a joué à l’envie, faisant rayonner chaque mot et briller tous les autres autour de lui de manière inattendue, rendant la possibilité de transposition dans une autre langue extrêmement risquée et coûteuse.


Le deuxième point concernant la poéticité du texte de L’Odyssée, plus important encore, concerne sa musicalité. Il est bien entendu que l’épopée était une œuvre chantée et que les vers étaient donc soumis à cet impératif, ce qui leur donnait un miroitement unique. Certes, et à l’instar de ce qui se passe dans la tragédie, on a perdu tous les repères musicaux accompagnant les récits épiques de la Grèce ancienne. Que ce soit dans le texte originel ou dans les traductions de L’Odyssée, on est toujours réduit à aborder l’épopée de manière prosaïque, au sens littéral du terme, en transformant le chant en récit en prose, ou en vers, davantage déclamatifs que proches de quelque chose lié à la musique des anciens aèdes. Or c’est bien là que se situe le pari le plus audacieux d’Emmanuel Lascoux. Le traducteur opère ici en musicien et parvient à restituer au texte homérique sa scansion (ou « sa pulsation », comme il dit), son jeu et ses tensions entre construction verbale et phrase musicale. Mais il parvient surtout à rendre perceptible ce qui rendait sans doute l’épopée si vivante et qui faisait sa force en grec depuis l’antiquité : le fait que le récit était le fruit d’une parole immédiate en phase avec un auditoire réel, d’une mise en scène oratoire sans cesse renouvelée de la part des récitants.


Le résultat est sensationnel et transcende brillamment le travail savant dont il est issu. L’Odyssée dans la version de Lascoux semble subitement revenir de l’archaïsme où l’avait embaumé nombre d’interprètes pour se présenter à nous comme un texte contemporain, qui semble se construire sous nos yeux, à nos oreilles, dans l’ici et le maintenant. Les interjections, les onomatopées, l’usage de mots de la réalité d’aujourd’hui, la fluidité que cela donne aux vers se mêlent aux évocations poétiques et héroïques, à un travail minutieux sur les tournures, les formules et sur la multitude d’images si connues. Tout cela semble toujours provenir de très loin, mais nous renvoie aussitôt à notre propre vécu quotidien. Ce qui fait qu’on lit alors L’Odyssée comme un texte totalement neuf, qui nous emporte en nous envoûtant et en provoquant une sorte d’accoutumance succulente à son rythme, à l’instar d’un morceau de rap ou de jazz.


Charif Majdalani, L’Orient littéraire dans L’Orient le Jour, 2 septembre 2021

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Homère, L’ Odyssée, Emmanuel Lascoux L'Odyssée

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Homère, L’ Odyssée , Emmanuel Lascoux avec Marie Sorbier Affaires Culturelles France Culture