— Paul Otchakovsky-Laurens

Inédits

Edouard Levé

On croyait l’œuvre d’Edouard Levé définitivement close : il n’en est rien. L’écrivain et artiste disparu en 2007, à l’âge de 42 ans, laisse dans ses archives un grand nombre de textes inédits, dont nous proposons dans ce volume une sélection réalisée en collaboration avec l’écrivain Thomas Clerc. L’auteur d’Œuvres, d’Autoportrait et de Suicide n’a pas cessé d’écrire tout au long de sa courte mais marquante carrière, témoignant du paysage artistique des années 90-2000, dont il fut l’un des acteurs. On trouvera dans ce volume un ensemble de textes tous inédits qui...

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Argentine : Eterna Cadencia

La presse

Edouard Levé éternellement inachevé


La parution d’« Inédits » de l’écrivain et photographe, qui s’est suicidé en 2007, est l’occasion de retrouver son mélange d’humour et d’austérité


L’attribution du prix Nobel à Annie Ernaux aura remis sur la table une question centrale en littérature : qu’est-ce que bien écrire ? Les détracteurs de l’écrivaine lui reprochent de ne pas écrire, sous-entendu de ne pas mettre assez de style dans ses phrases, comme on mettrait du beurre dans les épinards. La critique en dit plus sur le gourmand que sur le plat, dès lors que l’on sait, depuis, au moins, Le Degré zéro de l’écriture, de Roland Barthes (Seuil, 1953), que la littérature vit dans une tension permanente entre la langue et le style et que, « comme le phosphore, elle brille le plus au moment où elle tente de mourir».


S’il y a bien une oeuvre récente ayant su porter cette contradiction, c’est celle d’Edouard Levé. L’écrivain, artiste et photographe, qui s’est suicidé en 2007, à l’âge de 42 ans, a laissé derrière lui des textes travaillés par l’idée d’une écriture sans écriture. Tous sont habités par la question du neutre chère à Roland Barthes, cette « forme de vie intense à travers une apparence parfois déceptive », comme le souligne l’écrivain Thomas Clerc dans la préface d’Inédits.


Un coup d’oeil aux titres des livres publiés par Edouard Levé, tous chez P.O.L, confirme cette volonté de ne pas bomber le torse : Œuvres (2002), Journal (2004), Autoportrait (2005), Fictions (2006) et Suicide (2008). Hormis le dernier, bien qu’il soit aussi laissé dans son plus simple appareil, tous ces mots génériques font l’effet de ne pas vouloir en faire. Ce pourrait aussi bien être les noms donnés à des dossiers d’ordinateur, où n’importe qui rangerait de vagues projets en cours.


Des projets, Edouard Levé possédait justement une prodigieuse capacité à en avoir. Son entrée en littérature était des plus parlantes : Œuvres compile les descriptions de plus de cinq cents oeuvres, « dont l’auteur a eu l’idée, mais qu’il n’a pas réalisées». Un concours Lépine arty de projets imaginaires. Tout le travail de l’écrivain est « inédit » et pas seulement le recueil de textes jamais encore publiés. Exemplairement, Autoportrait n’atteint sa forme finale que dans un désordre apparent de phrases souvent sans rapport qui donnent l’impression d’être entré dans un atelier où gisent, en pagaille, les morceaux épars d’une sculpture inachevée.


C’est qu’il existe une grande question qui rend théoriquement impossible l’achèvement de toute œuvre. « Œuvre ?/Pas œuvre ? », s’interroge le narrateur de « Maison », le texte d’une pièce radiophonique diffusée en 2006 sur France Culture, publié dans Inédits. Une personne s’y promène dans une « maison » accueillant différentes œuvres, mais dont le statut n’est jamais évident : objet commun ou œuvre d’art ? « Du coup, tout objet peut être une œuvre/Ça a de quoi rendre suspicieux/Ou attentif. » Seul le sujet fait le sens de l’objet, comme cette « mappemonde subjective/Où apparaissent seulement les pays où l’artiste s’est rendu ».


Il n’est pas anodin qu’Inédits s’ouvre sur la description d’un « bâtiment dont le dedans n’évoque pas le dehors ». L’objet se dédouble. En règle générale, tout est différé et diffère chez Edouard Levé : la réalisation et le sens d’une oeuvre ne peuvent qu’être constamment repoussés à plus tard ; le monde, à commencer par soi-même, puisque la question autobiographique a beaucoup occupé l’auteur, ne peut être que différent de la réalité une fois pris dans les rets de l’écriture - le dedans du livre n’évoque jamais tout à fait le dehors du monde.


D’où le rejet du style afin de contrôler à peu près l’hémorragie de scissions : « Je me méfie de mes tentatives stylistiques. (...) Je n’ai pas honte de ce que je suis vraiment. J’ai honte de ce que je ne suis pas du tout en cherchant à le paraître. » Le style, puisqu’il manque de sérieux, n’existe que sous la forme d’une plaisanterie : Inédits se clôt sur les prénom et nom de l’écrivain répétés sur cinq pages dans plusieurs dizaines de polices d’écriture. Cette ascèse monacale - l’écrivain confesse être attiré par la vie de cloître -, non dénuée d’humour, ne saurait se réduire à une austérité gratuite. L’écriture à l’os de l’auteur porte en elle la moelle d’une « écologie littéraire » : écrire « sans fatiguer le lecteur avec l’invention d’une langue individuelle », sans écraser d’une nouvelle production notre époque qui en sature déjà. Voilà ce que serait « bien » écrire.


Pierre-Édouard Peillon, Le Monde des Livres, Novembre 2022



INÉDITS


Récits, poésie, autobiographie...

Quiconque a lu Édouard Levé le porte forcément dans son cœur. Tout le monde ne le connaît pas encore mais parions que son lectorat ne cessera de croître. Pour mémoire, il est cet écrivain plasticien qui a mis fin à ses jours en octobre 2007, quelques jours après avoir remis à son éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens, le manuscrit d’un récit intitulé Suicide. Un livre bouleversant quoique dénué de pathos, où il retraçait dans un calme absolu le cheminement d’un ami vers le suicide. Cet ami n’était autre que lui-même, soit un autre justement. Un étranger, multiple, inépuisable, dont il faisait le portrait à différents âges de sa vie. On pouvait voir ce livre comme un négatif sombre et narratif d’Autoportrait(2005), formidable inventaire cumulatif, suite d’assertions concises où l’auteur se décrivait sous toutes les coutures, physiques et comportementales, dans une énumération voisine du Je me souviens de Georges Perec. Voisine mais différente aussi, tant le ton neutre rendait ce compte rendu intime de lui-même curieusement détaché. C’est en artiste conceptuel qu’il l’avait conçu, tout comme Œuvres (2002), son tout premier livre : un catalogue raisonné, inouï, de cinq cent trente-trois projets d’œuvres d’art (photographies, performances, installations, etc.), présentés en quelques lignes. Si inventifs et pertinents que certains ont été réalisés plus tard, par lui ou d’autres artistes. Car Levé avait, en plus de l’écriture, une pratique de plasticien, à travers la photographie principalement.


Voilà où l’on en était resté. La publication bienvenue de ces Inédits, édition posthume donc, replète, établie et préfacée par Thomas Clerc, s’offre à nous comme une malle aux trésors, renfermant toutes sortes d’écrits, la plupart cousus main. On craignait les fonds de tiroir, il n’en est rien. On y retrouve le Levé qu’on connaissait mais aussi des facettes inattendues, tel ce simili roman, lui hélas inachevé, Amérique, épopée populaire. II y décrit une traversée des États-Unis qui prend l’allure d’une aventure épique sinon picaresque. Une première rencontre dans un restaurant désert de Floride avec un scientifique, poussah de «trois quintaux» très loquace dont la «voix n’a rien d’obèse », savant africanophile au discours corrosif qui parle de sa honte d’être américain, transporte déjà loin, en déjouant bien des préjugés. Elle est suivie d’une soirée surréaliste, où un couple d’octogénaires invite le narrateur à participer au tournage d’une petite vidéo pornographique dans un camping-car aux vitres sans tain. Cette fiction ahurissante nous plonge dans une Amérique bizarre, dérangeante, un peu monstrueuse. Entre veille et cauchemar.


Outre ce road-trip, Inédits comporte une soixantaine de textes. De longueurs et de thèmes variables : un abécédaire oulipien de tourisme expérimental, des tercets poétiques, des contes, des fragments autobiographiques, etc. Vêtements, traits du visage, façades d’immeubles, paysages et sons urbains, température de l’air, Levé observe, remarque, détaille des choses que d’ordinaire on n’aperçoit pas ou trop vite. Lui les prélève avec un œil de géomètre et de peintre. En filtrant ce qu’il collecte par le tamis d’une analyse aux accents d’absurde. II y a beaucoup d’humour pince-sans-rire chez lui. Un sens affûté du grotesque, perceptible lorsqu’il est le client penaud d’un magasin de chaussures de sport, le patient de Sainte- Anne ou le «voyeur de voyeurs» dans un club échangiste. Et partout où il passe, il échappe à toutes les catégories. Un dandy libertin? Trop ascétique et solitaire pour l’être, nullement mondain. Un désabusé? Le visionnaire Écologie, presque une profession de foi, prouve le contraire.


Les clochards, les fous et les prostituées reviennent à plusieurs reprises, dans un mélange de gêne, de honte et d’empathie. À sa manière d’exposer à plat ses fantasmes, on se dit que Houellebecq n’est pas loin. Le cynisme en moins, le goût du jeu en plus. Levé est un sceptique mais qui aime foncièrement expérimenter. Sans œillères aucune, sans idées préconçues. Un pays lointain, un sex-club homosexuel à Paris, un grand magasin, une cour d’école, tout est bon à prendre comme terrain d’étude pour façonner ce qui tient à la fois du traité d’anthropologie et de la poésie paradoxale. Non lyrique, encore moins emphatique. Ce livre, comme ses précédents, est en lui-même un manifeste esthétique. Conscient de sa vanité. Déambulant dans une allée de la Fiac, Levé est pris de vertige. «Je m’énerve de ne pas être exposé dans chaque foire. Baudelaire: « Qu’est-ce que l’art? Prostitution. » Moi aussi je suis un prostitué. Et j’ai envie de travailler. Triste tropisme. Galerie bordel, galeriste maquerelle. »


Retrouver dans le neutre une forme de pureté ou d’innocence. Soustraire pour mieux respirer et atteindre le beau, pourquoi pas. Telle est peut-être la visée. Ce beau ne va pas sans le difforme, l’émotion, sans détachement. Le livre consigne des tocs, une dépression, un large éventail d’angoisses et de culpabilité. Et pourtant il s’agit bien dans ce rigorisme un peu fou qu’advienne de la lumière. Du plaisir, pour le moins. Celui, par exemple, spécifique, du tabac à rouler comparé aux cigarettes toutes faites - ode objective magnifique, digne de Francis Ponge. Celui d’un retour béat de la piscine : «Après quarante longueurs de vingt-cinq mètres égale un kilomètre, je suis joyeux, je dis bonjour aux commerçants, le monde redevient plus large. J’aborde des inconnus. J’aime mes ennemis. » Inédits fait partie de ces livres qu’on peut lire dans l’ordre ou le désordre, en l’ouvrant à n’importe quelle page. On est sûr d’y piocher de l’or.


Jacques Morice, Telerama , Novembre 2022



La vie posthume, mode d’emploi


Ebauches, récits, notes, choses vues, descriptions d’installations... Les « Inédits » de l’écrivain et artiste suicidé à 42 ans rouvrent l’atelier d’un homme qui interroge : « Où partent les rêves dont je ne me souviens pas ? »


En 2005, un artiste de 40 ans devenu écrivain publiait Autoportrait (P.O.L), une performance qui reste une révélation. Edouard Levé créait une forme autobiographique qu’il expérimentait de façon aussi efficace que non
reproductible : en enchaînant des phrases fermes et neutres, apparemment par hasard et par intuition, qui constituaient en creux un portrait tendu, éclaté, de l’auteur. Chaque phrase était un constat. Leur farandole avait l’allure d’un champ de cendres tout juste refroidies. Le sujet brûlait, mais décapé de tout enduit subjectif, de tout jugement et, naturellement, de tout moralisme sentimental. Ça débutait comme ça : « Adolescent, je croyais que la Vie mode d’emploi m’aiderait à vivre, et Suicide mode d’emploi à mourir. J’ai passé trois ans et trois mois à l’étranger. Je préfère regarder sur ma gauche. Un de mes amis jouit dans la trahison.» Et ainsi de suite, sur 91pages. Je était l’autre qu’on observe dans un miroir, et ce miroir ne pouvait être contemplé que par le biais du concept.


Deux ans plus tard, Edouard Levé se pendait. II le fit selon un dispositif qui contresignait aussi bien ses textes que ses photos où des personnages vêtus de noir, comme des mannequins, présentent des situations que le spectateur peut, à son gré, interpréter et transformer en fictions. Ensuite, son éditeur publia Suicide, texte rendu juste avant la mort. II y était question du suicide d’un ami, que l’auteur tutoyait avant de le rejoindre. Chez Edouard Levé, l’angoisse ne s’oppose pas au concept ; elle le nourrit et s’en nourrit. Pour une raison simple : le soleil ni la mort ne pouvant pas plus se regarder fixement que soi-même ou n’importe quoi d’autre, il faut fabriquer les formes et ménager les distances qui seules permettent de les observer, de les vivre et, fmalement, d’en mourir. L’existence est une cérémonie. La cérémonie n’est pas sans humour. Dans un dictionnaire inachevé, on lit sous le mot « Nourriture » : « J’évite les nourritures à retardement. Pâte, riz, semoule. » La cérémonie est un instantané.


Les inédits publiés aujourd’hui ouvrent l’atelier de l’écrivain. On assiste, en Amérique, à Paris, dans une usine polonaise qui pue, en Islande, à la piscine, dans un bar, dans la rue, dans des clubs échangistes, avec les prostituées, dans une administration ou une autre, à une série de scènes et d’expériences. Dans sa préface, l’écrivain et collaborateur de Libération Thomas Clerc, qui a bien connu l’auteur, remarque : « Peinture, vidéo, photographie, dessin, performance, l’hétérogénéité des pratiques définit l’artiste contemporain. En écho à cet art du multiple, auquels’adonnait Edouard Levé [...], on notera la diversité des genres littéraires qui apparaît dans cet ensemble de textes. » Ce sont les ébauches, les reflets, les cousins et les post-scriptum des livres déjà
publiés. Qu’il s’agisse de récits de voyages, de définitions burlesques, de poèmes, de notes ou d’inventions autobiographiques, de descriptions d’installations ou de fictions, de ready made, de choses vues ou entendues, ils sont pour l’essentiel aboutis : chaque phrase est une étincelle froide qui allume la suivante en éteignant la précédente. Le voici, dépressif, à l’hôpital psychiatrique : « Le psychiatre est
une psychiatre. Je la rencontre à l’hôpital Sainte-Anne. Je ne paye pas. La psychiatrie m’est due, puisque je suis désespéré. »
Plus loin : « Le département psychiatrie comprend plusieurs pavillons aux noms d’écrivains. Kafka, Michaux, Artaud. Mon corps marche vers l’avant et mon esprit vers l’arrière. » Plus loin : « La psychiatre n’a ni stylo ni ordonnance. Elle
va en chercher une liasse à côté, et revient, toujours sans stylo. Je lui prête le mien.»


Expérimenter à petites doses


« La Société du mal » décrit une installation définie comme « un sample de poèmes de Baudelaire et d’un manuel de savoir-vivre. » Premières indications : « Les hommes se présenteront à cette soirée dans les caveaux d’insondable tristesse en habit et cravate blanche, les femmes en toilette de bal. Le destin les a déjà relégués. » Tout ce qu’Edouard Levé observe, à commencer par lui-même, relève de ce destin. La seule chose qu’on puisse faire, c’est l’expérimenter à petites doses. L’écrivain parle donc de lui comme il parle des autres : comme des sujets d’expérience. II est un corps qui est un capteur, un thermomètre, un baromètre, un compteur, un objectif, un test, un enregistreur, une caméra, un zoom, toute une série de machines à saisir le monde sans se dissoudre dedans.


La plupart des textes pourraient être des récits de rêve, puisque la réalité prend sans cesse les formes du rêve. Dans « Paris », à la piscine : « Un cul-de-jatte nage devant moi. Le bout de ses restes de jambes finit comme un sac fermé par une ficelle, j’admire la vitesse, il est mon égal dans l’eau. Non, mon supérieur, sans jambes, je serais moins rapide que lui. » II se regarde nager, regarde nager les autres. C’est encore un rituel. Ce qui cloche, ce qui dérape, contribue à le forger : « II est moins ennuyeux de nager quand il y a des gens à éviter que lors qu’il n’y a personne : le slalom est plus drôle que le schuss d’eau. Ce dont n’a pas conscience cette femme qui bat des pieds à toute force, bras cramponnés à une planche en mousse, traçant son écume à un rythme lent que personne n’ose interrompre. Pourtant, fabriquer de la mousse blanche comme un moteur de bateau n’augmente pas la vitesse. »


A la poste, « un homme vêtu de loques me précède. Son visage est beau, ses cheveux longs, ses traits finement dessinés. II porte un bouc et ses yeux sont perçants. Je m’approche de lui, à la distance normale à laquelle on se tient dans une queue administrative. Soudain son odeur me parvient. Elle me rappelle celle d’une grenouille écrasée, desséchée sur le bord d’une route, qu’un été, enfant, je me mis à genoux pour renifler. Je recule, malgré mon embarras de signaler ainsi mon dégoût. II me jette un coup d’oeil furtif dont je ne parviens pas à déterminer s’il s’agit d’un reproche, ou d’une manière de vérifler qu’il m’indispose, pour jouir en masochiste de la honte de sentir, ou en sadique de celle d’incommoder. Les visiteurs qui le précèdent ne peuvent se tenir à distance : il se rapproche d’eux au fur et à mesure que la queue avance. Derrière moi, les nouveaux arrivants comprennent pourquoi je laisse un écart au moment où les effluves leur parviennent. J’évite leurs regards pour ne pas être contraint à la complicité des gens propres. » La vie est un rêve, qui est une installation, qui est un film muet, légèrement comique, tout à fait absurde.


Partout, des cactus en forme de « petits pénis »


Parfois, le rêve est vraiment un rêve.Dans un texte publié à l’été 2007 dans un « numéro spécial sexe » des Inrockuptibles, Edouard Levé a « rendez-vous avec Alain Robbe-Grillet dans une maison coloniale d’un pays chaud et humide ». Partout, des cactus. L’un d’eux a des épines qui « ont la forme de petits pénis dressés vers le ciel ». II se pique à une épine, saigne du doigt, l’essuie avec un mouchoir blanc. L’empreinte « dessine le visage d’un homme barbu, âgé, au sourire intelligent et un brin sarcastique. Je redresse la tête, il fait jour. A cinq mètres de moi, en Normandie, sous un chêne, se tient Alain Robbe-Grillet, vêtu d’un col roulé synthétique blanc sous un costume d’académicien. » La suite est une parodie minutieuse et affectueuse. Dans trois mois, Edouard Levé
sera mort. Parfois, la parodie n’en est pas une : l’écrivain recopie et monte des cut-up de choses entendues, par exemple à la télé. Rien n’indique mieux le vide, l’artifice et l’abjection du médium. Ecoutant la présentatrice d’un JT, il note que sa voix a « un débit régulier, son ton ne changepas selon les informations qu’ellecommente. Elle n’est pas concernée par ce qu’elle dit. Si une femme s’adressait à moi sur ce ton dans la vie réelle, je la tiendrais pour folle. » Mais le JT est un concept dont les formes sont faites pour fuir la vie réelle, et non pour l’expérimenter.


Edouard Levé, qui déteste le bruit et l’emphase des émotions manipulées, n’aime guère le cinéma. Dans ce dictionnaire si souvent drôle qui croise ou prolonge Autoportrait, l’entrée « Cinéma » est laconique, mais signifiante : « Peu de films m’ont marqué. Le cinéma ne constitue pas une référence. Eustache, Bresson, Rohmer. Peu de films qui me soient contemporains. Aucun film ancien. [...] Pialat, dont j’aime les films, qui ne m’ont en rien éduqué. » Dans Amérique, épopée populaire, un roman autobiographique inachevé né d’un voyage aux Etats-Unis dans des villes comme Bagdad, en Floride, le narrateur va se baigner dans une eau à 28 degrés quand soudain, dit-il, « une autre gêne m’attend. Elle est moins dans les flots que dans mes souvenirs cinématographiques./ A l’âge de treize ans, les Dents de la mer m’a gâché pour la vie le plaisir de nager sans angoisse. Je n’ai vu le film qu’une fois. C’était une de trop. [...] Lorsque je nage, j’évite d’aller vers le large, je me contente de longer la côte, à une profondeur que j’imagine infréquentée des requins. Au-delà, je revois le monstre aux dents énormes nager vers la surface où, proie blanche dans l’immensité bleue, mon corps vit sans le savoir ses derniers instants. La musique est aussi criminelle : les quelques notes, si faciles à mémoriser, même pour un mauvais mélomane comme moi, viennent résonner dans mon crâne inquiet. [...] Je maudis sincèrement Steven Spielberg d’avoir, pour des raisons commerciales, exploité avec autant de malice le filon de la peur des vacances. II mériterait, comme les compagnies de tabac qui donnent un plaisir bref en détruisant la vie, que les victimes de son marketing du cauchemar se liguent pour lui faire un procès. Ne me voyant guère entreprendre un jour une croisade comique, bien que fondée, je me console en adaptant ma nage. »


Il calcule qu’il atout de même nagé 510 heures depuis qu’il a vu le film : « [II] dure deux heures. L’effet de levier de ce poison est considérable : 1 heure de terreur fictive a gâché 205 heures de baignade [ou plutôt 255, selon nos propres estimations, ndlr]. Son efficacité augmentera avec mon âge : à soixante-quinze ans, une heure de film en aura produit 1240 d’inquiétude. » Puis viennent deux pages sarcastiques sur l’industrie hollywoodienne de la paranoïa. Edouard Levé avait publié un livre de photos prises dans un village de Dordogne nommé Angoisse. Loin d’Hollywood ? Oui et non. Le monde est grand, mais il est petit, et se ressert autour de lui, de nous.


« Le baroque est laid [...] Le baroque m’affole »


L’entrée « Dépense » définit une attitude devant la vie et l’art. La déflnition, dynamique, est fouettée par ses contradictions : « Je recherche la juste dépense. Ce qui me fait passer pour radin, ermite et maigre. Je n’aime pas le baroque, dont les excès sont aussi inutiles que grossiers. Le baroque est laid, mais sa monstruosité me fascine. II y a des monstres plaisants. Le baroque m’affole, et cet affolement est délicieux, si je n’y suis soumis que quelques minutes au cours d’un voyage touristique. Je ne pourrais vivre dans un décor baroque. Je reste une heure devant la chaire de l’église Saint-Nicolas de Prague. Ce pourrait être Jeff Koons. » Avec « Amour », c’est pareil : « L’amour ne m’a rien fait faire de grand, si ce n’est l’amour. II m’a détourné du travail. L’amour est plus banal que le travail : mes états amoureux se ressemblent et ressemblent à ceux des autres, plus que mes travaux ne se ressemblent, ou ressemblent à ceux des autres. L’amour ne distingue pas, il réunit et banalise. Le travail artistique singularise, mais il rend moins heureux que l’amour. L’amour rend malheureux lorsqu’il s’achève. » II écrit : « J’ai été trois fois amoureux, je ne suis jamais devenu aimant. » Et il conclut : « Je regrette par anticipation d’avoir écrit ce qui précède : je pense à la femme qui me donnera l’apaisement amoureux et aimant. »


Autoportrait se terminait par des phrases aussi mémorables que les premières : « Je ne demande pas si on m’aime. Je ne pourrai dire qu’une seule fois sans mentir : “Je meurs.” Le plus beau jour de ma vie est peut-être passé. » On retrouve dans son dictionnaire, à l’entrée « Questions », presque mot à mot, le même constat, mais sous forme interrogative : « Pourquoi suis-je né plutôt que le contraire ? Où est Dieu s’il existe ? Est-ce que je dirai un jour sans mentir “je meurs” ? Mes parents sont-ils les vrais ? Qui est l’Edouard Levé du miroir ? Est-ce que demain existera toujours ? Combien d’ancêtres ai-je jusqu’aux animaux ? Dois-je avoir peur du futur ? Où partent les rêves dont je ne me souviens pas ? Le plus beau jour de ma vie est-il passé ? Si oui, pourquoi n’est-il pas marqué sur mon agenda ? Si je passais mon temps à écrire ce que je vis, vivrais-je encore ? » Ce sont des questions sérieuses, celles que se pose un enfant qui devient un adulte qui ne vieillit pas. Celles de Kafka, celles de Perec. Edouard Levé se demande aussi, dans un article de 2006 : « S’intéressera-t-on à un artiste qui fait l’idiot à la fin des années 2000, avec quinze ans de retard sur le moment où il convenait de l’être ? » II était et il reste en effet décalé. Incapable de transformer son angoisse en guimauve. Conceptuel, précis et distant, dans une époque qui ne l’est plus.


Philippe Lançon, Libération, 3 décembre 2022

Son

Edouard Levé, Inédits , Thomas Clerc avec Manou Farine sur Edouard Levé - France Culture