Mise en selle
Vous connaissez l’expression « avoir un petit vélo dans la tête » ? Elle ne saurait mieux s’appliquer qu’à « Rabalaïre », le nouveau roman massif, obsessionnel et totalement addictif du réalisateur Alain Guiraudie. Le narrateur, Jacques, est un quadragénaire homosexuel qui met à profit son chômage en faisant du vélo, en quête de beaux paysages et de rencontres. Un « rabalaïre », comme on dit en occitan : un type sans attaches, qui arrive d’on ne sait où, s’incruste un peu et puis repart. Au cours d’une promenade, il tombe sur un curieux coin de montagne, le col de l’Homme mort, habité par de curieux personnages dont l’un lui fait boire un curieux breuvage aux vertus aphrodisiaques les fans se souviendront aussitôt de la bien-nommée «dourougne » dans le film« Le Roi de l’évasion » , dontJacques n’aura de cesse de découvrir le secretde fabrication. Voilà pour le côté suspense, avec des trafics, des kidnappings, des flics et même des meurtres. Pour le reste, Jacques passe surtout pas mal de temps à baiser. Sur Tinder, dans les prés, hommes, femmes, putain, paysan ou curé : sans capote et sans censure, c’est très trash et très romantique à la fois. Et puis il rumine, il ressasse des pensées sur la vie, la mort, la différence entre l’amour et le sexe, l’attentat auquel il a échappé d’un cheveu et s’il faut vraiment travailler pour être heureux : son petit vélo dans la tête tourne à plein régime, et, dès qu’on a pris le rythme, impossible de descendre en route. En 2001 déjà, quand il présentaità Cannes« Ce vieux rêve qui bouge » (que Godard qualifiait de meilleur film du festival), Alain Guiraudie annonçait le film « Rabalaïre » : c’est maintenant ce pavé de 1040 pages, un Tourmalet de la lecture, plein de stupre, de nature, de drôlerie et d’angoisse, incroyable page-turner des Alpages où la mort et l’amour jouent contre la montre.
Marguerite Baux, Elle, 20 août 2021
À bicyclette...
Jacques est depuis quelque temps au chômage. Il prend son temps pour retrouver un emploi et profite de cette vacuité pour s’adonner aux joies du cyclotourisme. Et tandis qu’il arpente les routes d’une France rurale de plus en plus abandonnée et confrontée à la paupérisation, il enchaînera des rencontres insolites voire improbables. Un berger distilleur qui ne parle qu’en occitan, un curé mystique qui lui fera vivre des expériences chamaniques inédites et toute une galerie de personnage aux murs débridées et étranges, qui lui feront découvrir bien des facettes de sa sexualité... Car, même s’il s’agit certainement d’un roman politique et social, Rabalaïre est avant toute chose un chant d’amour. L’amour de son prochain, l’amour des corps, l’amour de la langue, et surtout un amour profond de ces gens dont on ne parle jamais mais qui, sous la plume virtuose d’Alain Guiraudie, deviennent éminemment romanesques.
Pablo Thüler Morges, Le nouvelliste Suisse, 28 septembre 2021.
Rabalaïre
C’est du lourd. Plus de 1kilo, mille quarante pages. Le pavé fait peur, autant l’avouer. Il attire aussi. Qu’est-ce qu’Alain Guiraudie, connu comme le cinéaste excentré excentrique de Pas de repos pour les braves et de L’Inconnu du lac, peut-il bien raconter en livre? Une histoire de fou qui tient de la vadrouille picaresque d’abord, puis de la grande odyssée fantasmagorique. Jacques, homosexuel quinquagénaire au chômage, s’est mis au vélo depuis peu et a décidé un beau matin d’attaquer l’ascension du col de l’Homme Mort, dans sa région, du côté de l’Aveyron. À mesure des coups de pédale, il narre tout ce qui Iui passe par la tête. Ses sensations dans l’effort, ses impressions devant le paysage qui défile, mais aussi toutes sortes d’interrogations citoyennes sur le monde qui toume mal et lui avec. II y aura bien des dialogues avec autrui dans ce roman ô combien peuplé. Mais le principe du soliloque intérieur est son moteur.
Ce soliloque a cela de particulier qu’il s’accompagne d’un nombre invraisemblable de situations rocambolesques. Vu que Jacques est un «rabalaïre », «un mecqui va à droite, àgauche, un homme qui aime bien aller chez les gens» en occitan, les rencontres ne manquent pas.II va et vient un peu partout dans le Sud-Ouest et l’Auvergne, tournant pas mal autour d’un village perdu et de ses pittoresques habitants. Entre un berger pur jus qui s’extrait lui-même une molaire douloureuse, une sainte putain qui devient mère à un âge canonique et des paysans qui se masturbent à l’unisson dans la forêt pour fertiliser de leur semence une plante précieuse, il y a du beau monde. Les pérégrinations désopilantes deviennent tribulations hallucinées quand un attentat djihadiste est commis à Clermont-Ferrand et qu’un trafic s’organise autour d’une potion magique, aux effets de Viagra et d’EPO réunis.
Le livre est une sorte de chant priapique. Qui relève du défi: aucun chapitre et du présent continu, pratiquement sans ellipse - le Jacques dort quand même, mais jamais longtemps. Le flot d’événements, décrits à travers un festival de langage parlé et cru, monte en puissance dans un crescendo de roman gothique, où l’extase embrasse l’effroi. La libido, le rire, la peur de vieillir, oui, on trouve bien ça dans cette somme monstrueuse, qui reflète au pas sa jeune bonne part de notre marasme psychologico-politique actuel, le repli sur soi, la paranoïa généralisée. Le tout en revisitant la truculence de Rabelais - peu de lettres séparent cet écrivain chéri du titre. Comment dit-on «chapeau bas» en occitan ?
Jacques Morice, Télérama, 19 novembre 2021
« Mon livre lorgne franchement du côté de l’utopie »
Alain Guiraudie publie Rabalaïre, son deuxième roman. Le récit de ce cinéaste de haute volée est noir comme la roche des volcans d’Auvergne et lumineux comme les êtres qu’il croise en chemin sur son vélo. Entretien.
Cinq courts métrages, bientôt un sixième long, un deuxième roman : comment passe-t-on de l’écriture filmique â l’écriture romanesque? Du cinéma à la littérature?
Alain Guiraudie : J’ai commencé à écrire bien avant de tourner mes premiers films. J’écris beaucoup, j’ai des romans non publiés plein les tiroirs. Je ne vois pas tant de différences entre l’écriture romanesque et filmique, plutôt des passerelles. Lorsque j’étais jeune, j’écrivais des romans que je relisais six mois après et je me disais que c’étaient des films. Mes livres sont ainsi devenus des films. J’ai écrit mon premier roman trois mois après avoir lu Céline. Mon écriture était sous influence. Je n’arrivais pas à trouver ma propre voie. En revanche, pour les films, j’ai tout de suite trouvé ma grammaire, ma forme. Ce n’est pas un hasard si je me suis remis à l’écriture romanesque, passé 50 ans. Je me sens désormais plus à même de trouver une forme singulière. Finalement, l’écriture, c’est un truc de vieux ! Le cinéma demande une énergie qui me correspondait bien jusqu’ici: une phase solitaire, sans pression lors de l’écriture du scénario, puis la préparation et le tournage du film, plus communautaire, enfin, une phase plus « conjugale », celle du montage. Réaliser un film, c’est quelques lignes sur le papier, des mois et des mois dans la vie. Pour ce qui est de l’écriture romanesque, tu t’y colles seul, avec tes doutes, tes angoisses, ton inconscient. Lorsque j’écris un roman, je suis sous hypnose : tu es quelqu’un d’autre et ce quelqu’un d’autre est aussi ton double...
Un double fantasmé ?
Alain Guiraudie : Oui. Au cinéma, tu te brides, tu dois expliquer aux acteurs ce que tu fais, puis tourner, avec peu de moyens. Devant ta page blanche, tu es obligé de lâcher prise. II m’arrive de relire des passages, de les trouver super ou de m’apercevoir qu’une phrase est bancale... Le plus compliqué, c’est de retravailler sans perdre le premier jet, sans perdre le rythme, les mots. Ce n’est pas le travail du divan non plus. C’est un ensemble d’attentes, de révélations, d’intuitions, d’organisations, de déductions... On est seul et c’est très agréable.
Il est beaucoup question de désir - amoureux, sexuel, politique - et de doute, qui rime avec déception, tristesse...
Alain Guiraudie : Le désir est plein de doutes aussi. Le désir est souvent empreint d’inquiétude, d’attirance et de crainte. On peut dire que c’est un roman du doute. Le personnage principal du roman doute, raisonne à tout bout de champ, fait régulièrement le point sur sa vie. Beaucoup de choses se passent hors champ et il s’imagine des trucs. Se fait-il un film ou pas ? Dans le roman, on est dans un monde qui n’obéit pas aux contingences du réel, où des choses bizarres arrivent. C’est comme si on passait un contrat avec le lecteur pour aller jusqu’au bout de cette histoire, avec un curé qui couche avec tous ses paroissien.ne.s, un gars qui couche avec la mère du fils qu’il a tué, etc. Ce contrat tient grâce aux questions que le narrateur a dans sa tête, qui peuvent être partagées par un lecteur normalement constitué.
Vous convoquez une humanité bien vivante, mais pas mal cabossée. Comme dans vos films, on sent une empathie à l’égard de cette humanité peu visible,...Alain Guiraudie : C’est mon monde. Mes personnages ressemblent aux personnes que je rencontre. Sans oublier des vestiges de l’enfance. II y a une nostalgie du Vieux Monde et j’éprouve de la tendresse, du désir pour ce monde-là. C’en est presque un programme politique. Résister aux modèles de beauté. Les gros, les vieux, les paysans n’ont pas droit à la sensualité, à la sexualité, à l’érotisme. Fassbinder, Pasolini ont été des précurseurs. Même Hugo avait une passion érotique pour le peuple...
Gainsbourg chantait « la beauté cachée des laids, des laids »…
Alain Guiraudie : Gainsbourg, c’est une mine, une référence. Y en a assez des canons imposés de la beauté. Je ne pense pas être fait à l’envers du monde. Le désir n’est pas concomitant de la beauté, pas besoin d’être beau pour être désirable. II existe une loi du marché du désir avec ses impératifs, ses déterminismes sociaux qui excluent ceux qui n’entrent pas dans ses critères. Tout le monde a droit à l’amour. C’est un désir, chez moi, intime, un dessein politique. Ne pas sortir les moches du monde de l’érotisme, c’est ce qu’a réussi Gainsbourg.
Parlons des paysages, du décor de votre livre. Une ville moyenne, Clermont-Ferrand, des trottoirs mouillés, une aire d’autoroute... Que nous racontent ces paysages? Cette campagne, cette montagne rude?
Alain Guiraudie : Ils racontent toute mon attirance pour ce Vieux Monde en train de disparaître. Avec nostalgie. Lafriche, c’est la fin du monde, la fin du siècle. Souvent, tout se passe dans de jolies villes, de jolies campagnes. Mais je traverse des paysages où désormais la forêt avance, où l’on ne croise plus de troupeaux de vaches, quelques brebis égarées parfois. De quoi vivent les gens qui habitent là? Je n’invente rien, je ne travaille pas à partir de photos, comme Claude Simon. Ces paysages, ces villes comme Clermont, je m’y suis baladé, arrêté. Après, je m’amuse à déplacer des noms de villages, d’en inventer d’autres. C’est ma manière de refaire le monde. J’écris en me nourrissant d’une réalité sociale. J’adore Clermont-Ferrand, sa pierre noire... Je suis pour la réhabilitation des villes pas sexy !
Parlons sexe. Vous abordez le sexe non seulement par le prisme de l’érotisme, mais aussi par celui de la pornographie...
Alain Guiraudie : C’est un enjeu esthétique et politique. L’idée que l’amour, le sexe, c’est un bout de chair qui rentre dans un bout de chair, comme disait Godard. Ne pas laisser la pornographie de côté, ça m’intéresse, et c’est jubilatoire. Quand j’écris, je jubile, j’ai envie de tripoter le monde, les personnages, de donner la vie. Le sexe, ça passe par là, l’amour aussi. Pas de tabou!
Le sexe le dernier endroit de la subversion ?
Alain Guiraudie : J’ai tendance à dire que non, mais on se rend compte qu’on n’en a jamais fini avec cette question. La libération sexuelle est malmenée. Alors je parle de l’insatisfaction du sexe : existe t-il un moyen autre que l’acte sexuel pour accomplir son désir ? Si vous prenez le personnage du curé, il trouve une façon de faire perdurer le plaisir sans acte sexuel. C’est une utopie, une quête. Le livre lorgne franchement du côté de l’utopie.
Une utopie qui n’existerait plus en politique ?
Alain Guiraudie : II y a du désenchantement, de l’écrasement. Comment va-t-on s’en sortir ? Les riches sont plus riches ; pas de solutions pour la planète à l’horizon ; rien ne bouge du côté des Palestiniens... Ce monde fait des malheureux, mais nous donne l’illusion de répondre à nos désirs. Nous déplaît-il tant que ça? On va dans le mur, économiquement, écologiquement, sociologiquement, avec un Zemmour à 15 %, et notre mobilisation n’est pas à la hauteur.
La place des femmes dans votre livre…
Alain Guiraudie : II y a la maman et la putain. Un cliché et, en même temps, ça m’intéresse d’aller à cet endroit. Pourquoi refuser ces clichés ? Ils sont dans la tête de pas mal de monde, pourquoi pas dans la mienne ? Mais c’est un livre féministe. Les femmes se battent, vivent sans leurs hommes. Le féminisme est une question plus périlleuse que celle de l’homosexualité. Je suis homo, c’est plus simple. C’est compliqué de parler des femmes d’une façon très libre dans une fiction. Je cherche un peu la merde. Mais je me refuse d’être dans le politiquement correct, de m’interdire de parler de choses qui dérangent...
Marie-José Sirach, L’Humanité, 13 novembre 2021
« Je ressens fortement l’érotique de la religion catholique »
Le cinéaste et écrivain Alain Guiraudie signe un des grands romans de la rentrée, Rabalaïre. Ou l’histoire d’un homme qui décide de ne rien céder sur son désir.
Vous racontez l’histoire d’un personnage qui ne peut s’arrêter de penser...
Mon travail de romancier commence là où mon travail de cinéaste se cogne à des impasses. La littérature sert un peu à ça : rentrer dans la tronche d’un bonhomme. Au cinéma cela serait très pénible, cela passerait par de la voix off ou par une psychologie qui, au cinéma, me déplaît. Alors que l’écriture romanesque permet de porter le bouillonnement intérieur d’un personnage. Ce qui m’a surtout intéressé avec Rabalaïre - même si, quand j’ai commencé le roman, je ne savais pas que mon personnage allait tuer quelqu’un - c’était de me mettre dans la tête d’un assassin. Depuis mon premier roman, j’interroge beaucoup ma violence intérieure. Une violence qui ne s’exprime jamais dans la vie mais qui est là. Et puis je crois aussi que je me construis contre des choses que je vois ou que je lis : j’en ai marre des polars où on trouve toujours l’assassin à la fin (rires). C’est plus intéressant d’un point de vue romanesque un assassin pas puni et qui ne sait pas trop pourquoi il a tué. On a tendance à considérer les assassins comme des psychopathes ou des serials killers mais j’imagine qu’à un moment ils ont eu leurs raisons : il en a été de leur survie, quelque chose leur a paru inacceptable, etc.
Le personnage principal cherche désespérément un territoire auquel où il pourrait appartenir. Un lieu qui ressemble un peu à une France éternelle...
Ça, ce sont vraiment mes questionnements intérieurs. C’est moi qui fantasme ce pays-là. Je le fantasme à partir d’un territoire existant que j’aime beaucoup. Mais aussi à partir de la nostalgie de l’enfance. Derrière Enric, il y a mon père : un vieux paysan bourru, inapprochable, qui parlait presque uniquement en occitan. Je crois qu’avec ce roman j’avais envie d’affronter cette question : est-ce que c’était si bien dans les années soixante soixante-dix, les années de mon enfance ? Ou bien est-ce moi qui les ai fantasmées comme un monde heureux ? Et d’ailleurs était-ce un monde si heureux que cela ? D’autant que le livre commence un peu comme Délivrance : Jacques se fait violer sous Brigoule (alcool aphrodisiaque inventé par Guiraudie ndlr), par une espèce de monstre. Mais, vous avez raison, Jacques cherche un endroit où il sera bien. Nous cherchons un endroit comme ça parce qu’on n’est peut-être pas bien dans le monde dans lequel on vit. D’ailleurs jusqu’à la fin, Jacques passé son temps à s’échapper. C’est aussi pour cela qu’on fait de la littérature ou du cinéma : pour trouver un territoire qu’on peut habiter. Donc le pays du livre est un mixte entre un lieu réel et quelque chose de rêvé.
C’est aussi un pays qui essaie de se tenir éloigné de la modernité...
L’opposition entre le vieux monde et le nouveau monde est très présente chez moi. Dans le roman existe un affrontement, une dialectique, entre un vieux monde qui ne veut pas mourir mais qui meurt quand même et un nouveau monde qui écrase un peu tout : un rouleau compresseur capitaliste qui utilise le moindre de nos désirs pour en faire un marché.
Jacques est aussi frappé par une sorte de désillusion politique...
Est-ce de la désillusion ? Je dirais plutôt de la flemme. Jacques n’a plus envie de militer, de faire cet effort. Cela va aussi avec une espèce de misanthropie : il a envie de changer de monde, de relations, etc. Cette flemme est aussi la mienne : je ne suis plus du tout militant. Je signe des pétitions, je vais à quelques manifs, mais mon engagement s’arrête là. J’ai perdu le goût du débat, ce qui est aussi une façon de ne plus affronter le monde réel.
Jacques pense sans cesse. Mais il désire aussi à tout va...
Oui, il est sujet à une errance du désir. C’est pour moi l’occasion d’une réflexion sur la rencontre : qu’est-ce que je cherche quand je suis avec les autres ? Est-ce que le désir de l’autre se résorbe forcément dans le sexe ? C’est une de mes grandes questions depuis quelque temps. Question incarnée par le personnage du curé dans le roman. Le curé pense que l’amour peut se sublimer. Car c’est vrai qu’au bout d’un moment, désirer tout le monde et désirer personne, sexuellement cela se rejoint un peu. Cette envie de rencontrer le maximum de mecs en pensant qu’on va trouver le mec idéal, ce côté collectionneur, est très prégnante dans le monde homo : on la retrouve dans le Journal d’Arthur Dreyfus et dans les bouquins de Guillaume Dustan par exemple.
Diriez-vous que vous éprouvez une curiosité pour l’amour au sens religieux du terme ?
Oui, je me pose des questions. Pendant des années, j’ai été animé par l’amour du genre humain. Même dans ma culture communiste, il y avait quelque chose de cet ordre-là. Un jour, un copain m’a fait remarquer qu’il y avait un lien entre ma culture chrétienne et ma culture communiste. Je suis né dans une famille chrétienne de droite qui tripait à fond sur De Gaulle et Giscard. J’étais enfant de choeur et j’ai été un fervent chrétien jusqu’à l’adolescence, jusqu’à la communion solennelle, et c’est après seulement que j’ai basculé vers le communisme. J’ai remarqué qu’avec l’âge, je me plais de plus en plus dans les églises, dans les cathédrales. Depuis quelques années, je ressens fortement l’érotique de la religion catholique. Il faut dire qu’ils ont beaucoup bossé ça (rires). En me rapprochant de la mort, je sens que je vais me diriger vers une quête mystique.
La figure du terroriste permet-elle de rencontrer un autre type de violence, et de religiosité ?
Le terrorisme islamiste m’évoque une sorte de geste désespéré. Bien sûr, il y a des petits malins islamistes qui ont réussi à récupérer cette espèce de désespoir adolescent. Mais je pense que, même si évidemment on déplore les morts, même si on ne peut pas cautionner cela, s’il y a des mecs qui se font sauter le caisson en essayant de tuer un maximum de gens autour d’eux, c’est que la société a un sacré problème. La figure du terroriste m’interroge : est-ce que ce mec me veut du bien ou est-ce qu’il me veut du mal ? Est-ce qu’on pourrait s’aimer ? Est-ce qu’il me désire ? Est-ce que je le désire ? Est-ce que je le rejette ? Une chose, en tout cas, est certaine pour moi : on ne peut pas balayer le terrorisme sous le tapis en se contentant de dire « ce sont des psychopathes, des connards »Je pense que notre société est en cause.
À la fin du livre, vous décrivez un stupéfiant voyage dans le monde des morts...
Ce qui est génial avec le roman, c’est que tout est permis. À la fin du roman, je suis arrivé à décrire une expérience de type chamanique sans m’être jamais passionné pour le chamanisme. Nous avons tous envie de poursuivre le dialogue avec les gens qui sont partis. A la fin du roman, il y a une tentative de transcender le désir et la mort. Il y a quelque chose comme un désir de la mort. Une envie de dompter la mort. Voir un érotisme de la mort.
Article de Vincent Jaury, et propos recueillis par Jean-Christophe Ferrari, Transfuges, septembre 2021
BANDE À PART
Dans Rabalaïre, Alain Guiraudie interroge les turpitudes affectives et sociales de la modernité depuis une campagne reculée où circule un mystérieux breuvage aphrodisiaque. Un roman somme qui contient tous ses films.
Au détour d’une virée cycliste sur les pentes du Tourmalet, Jacques, le héros et narrateur de Rabalaïre, s’arrête pour soulager une envie pressante. C’est qu’avant de se lancer à Fassaut de la montagne, il s’est jeté une rasade de Brigoule, sorte de potion magique aphrodisiaque qui lui a donné des ailes mais pas seulement : il bande très dur dans son cuissard. Tandis qu’il pédale - en danseuse, c’est préférable vu la situation -, le spectacle des décors grandioses est troublé par des visions sexuelles délirantes qui culminent dans une éjaculation légendaire : « Je crois que le curé a joui tout seul dans sa soutane, j’imagine le sperme sur le tissu noir et je sens que ça monte chez moi, je me lève et je me branle tout doucement face au pic du Midi, je me branle à la face de l’Aquitaine et de l’Occitanie, à la face de la France et du monde, je me laisse aller, le sperme qui jaillit à l’air libre, et le vent de la montagne sur mon corps, le grand frisson, toute la gloire d’être en vie. »
Ce moment d’extase a lieu page 358 d’un roman qui en compte plus de 1000, mais beaucoup de fluide a déjà coulé sous les ponts. Des fluides de toutes sortes. Les recenser reste peut-être la meilleure manière d’embrasser la folle démesure du livre. II y a le sperme donc : Rabalaïre parle de désir et d’homosexualité, de jouissance et de maladie. La sueur, aussi, avant que Jacques n’oublie progressivement de faire du vélo (le signe que les choses se gâtent vraiment pour lui) : Rabalaïre parle de cyclisme, de sport, de beauté de l’effort. Le sang, bien sûr, quand des jeunes se font exploser à Clermont-Ferrand, non loin de la statue de Vercingétorix : Rabalaïre parle de la France, de terrorisme, de racisme. Les larmes enfin, Rabalaïre parle de la vieillesse, de la solitude, de la pauvreté : Jacques, 47 ans, touche 1 400 euros de pension chômage. Ce n’est pas énorme, mais c’est bien plus que son amant régulier, le tendre Robert, ou que ce que n’ont jamais gagné, à deux, les parents de ce dernier. À plusieurs reprises, la misère dans sa banalité éclate entre les lignes. Tout cela est révoltant, mais Jacques a renoncé à la lutte. Fini la distribution de tracts sur les marchés et les réunions syndicales avec ses ex-collègues. Ce n’est pas tant qu’il n’y croit plus, juste qu’il ne sait plus où il en est, pas plus qu’il ne sait où il va. Alors il va partout. En occitan, langue maternelle de « l’Enric », paysan centenaire en perpétuelle érection, « rabalaïre » qualifie « un mec qui va à droite à gauche, un homme qui aime bien aller chez les gens »
Au « col de l’homme mort », pôle mystérieux autour duquel s’organisent ses allées et venues, Jacques s’incruste par tout où il peut (c’est-à-dire pas que dans les maisons) fasciné par ses habitants coupés du monde et par ce qui s’y trame. Manière de réenchanter un territoire (la campagne excentrée) déserté par l’Etat, la politique, mais aussi la fiction. Son récit, sorte de journal ou de confession live, suit le chemin sinueux d’une pensée errante, comme un torrent alimenté par les doutes, la volatilité des sentiments, l’urgence du désir et les effets secondaires de la drogue, cette liqueur distillée à partir de la « dourougne », navet cliimérique dont il était déjà question dans Le Roi de l’évasion, un des chefs-d’œuvre de Guiraudie cinéaste. Dans son foisonnement narratif, le livre contiendrait presque tous ses films, comme s’il en était la monstrueuse genèse autant que la somme tourbillonnante, un vortex emportant tout sur son passage grâce à la frénésie orale de sa langue itérative et à son génie comique : absurde, noir, grivois, tout est bon tant que c’est cochon.
Thomas Clarac, Vanity Fair,octobre2021
Le cinéaste excentrique Alain Guiraudie offre un roman picaresque, qui conjugue extase et effroi.
C’est du lourd. Plus de 1 kilo, mille quarante pages. Le pavé fait peur, autant l’avouer. Il attire aussi. Qu’est-ce qu’Alain Guiraudie, connu comme le cinéaste excentré et excentrique de Pas de repos pour les braves et de L’Inconnu du lac, peut-il bien raconter en livre?
Une histoire de fou qui tient de la vadrouille picaresque d’abord, puis de la grande odyssée fantasmagorique. Jacques, homosexuel quinquagénaire au chômage, s’est mis au vélo depuis peu et a décidé un beau matin d’attaquer l’ascension du col de l’Homme Mort, dans sa région, du côté de l’Aveyron. À mesure de ses coups de pédale, il narre tout ce qui Iui passe par la tête. Ses sensations dans l’effort, ses impressions devant le paysage qui défile, mais aussi toutes sortes d’interrogations citoyennes sur le monde qui tourne mal et lui avec. II y aura bien des dialogues avec autrui dans ce roman ô combien peuplé. Mais le principe du soliloque intérieur est son moteur.
Ce soliloque a cela de particulier qu’il s’accompagne d’un nombre invraisemblable de situations rocambolesques. Vu que Jacques est un « rabalaïre », « un mec qui va à droite, à gauche, un homme qui aime bien aller chez les gens » en occitan, les rencontres ne manquent pas. II va et vient un peu partout dans le Sud-Ouest et l’Auvergne, tournant pas mal autour d’un village perdu et de ses pittoresques habitants.
Entre un berger pur jus qui s’extrait lui-même une molaire douloureuse, une sainte putain qui devient mère à un âge canonique et des paysans qui se masturbent à l’unisson dans la forêt pour fertiliser de leur semence une plante précieuse, il y a du beau monde. Les pérégrinations désopilantes deviennent tribulations hallucinées quand un attentat djihadiste est commis à Clermont-Ferrand et qu’un trafic s’organise autour d’une potion magique, aux effets de Viagra et d’EPO réunis.
Le livre est une sorte de chant priapique. Qui relève du défi: aucun chapitre et du présent continu, pratiquement sans ellipse - le Jacques dort quand même, mais jamais longtemps. Le flot d’événements, décrits à travers un festival de langage parlé et cru, monte en puissance dans un crescendo de roman gothique, où l’extase embrasse l’effroi. La libido, le rire, la peur de vieillir, oui, on trouve bien ça dans cette somme monstrueuse, qui reflète au passage une bonne part de notre marasme psychologico-politique actuel, le repli sur soi, la paranoïa généralisée. Le tout en revisitant la truculence de Rabelais - peu de lettres séparent cet écrivain chéri du titre. Comment dit-on « chapeau bas » en occitan ?
Jacques Morice, Télérama du 13 au 19 novembre 2021
Rabalaïre
Seconde incursion du cinéaste Alain Guiraudie dans la littérature (après lci commence la nuit, qui inspira l’Inconnu du lac), ce pavé de plus de 1 000 pages est aussi stimulant que la Brigoule, gnôle aphrodisiaque et objet de toutes les convoitises dans l’une des multiples péripéties du roman. À la croisée de Guyotat et Manchette, ce polar porno-champêtre à l’accent occitan est un redoutable page turner, feuilletonesque à souhait malgré son absence de chapitrage. Lintrigue criminelle est prétexte au déploiement d’intrications entre Jacques, le narrateur, et une galaxie de personnages du cru, dressant un portrait à la fois réaliste et fantasque d’une France des laissés-pour compte. L’action se situe dans un territoire escarpé dominé par le bien nommé col de l’Homme mort. Un territoire sauvage dans lequel Jacques, chômeur homosexuel à l’apparente bonhomie, s’aventure à vélo. À la suite d’un attentat islamiste en plein centre de Clermont-Ferrand où il s’est amouraché d’une prostituée, le voilà embarqué à son corps défendant dans un enchaînement de situations, toutes plus scabreuses les unes que les autres. Atteint d’érotomanie et de paranoïa chronique, le « rabalaïre » en question (un type qui a la bougeotte, en occitan) s’envoie en l’air aux quatre vents, découvrant son aptitude à « désirer des gens très différents » - prostituée, paysan, curé, jeune homme ou vieillards. Ça baise à tout va, dans un climat de suspicion généralisée où la mort rôde à chaque page. Du rabalaïre à Raskolnikov, il n’y a qu’un pas que Guiraudie franchit allégrement, tout en livrant des réflexions désenchantées sur l’état du monde. Les vivants se réconcilient avec les disparus, le désiret la jouissance forment l’antidote à la productivité tandis que l’amour et la mort dansent une bourrée lubrique.
Julien Bécourt, Artpress, 22 mars 2022.
Rabalaïre
Seconde incursion du cinéaste Alain Guiraudie dans la littérature (après Ici commence la nuit, qui inspira L’Inconnu du lac), ce pavé de plus de 1 000 pages est aussi stimulant que la Brigoule, gnôle aphrodisiaque et objet de toutes les convoitises dans l’une des multiples péripéties du roman. À la croisée de Guyotat et Manchette, ce polar porno-champêtre à l’accent occitan est un redoutable page-turner, feuilletonesque à souhait malgré son absence de chapitrage. L’intrigue criminelle est prétexte au déploiement d’intrications entre Jacques, le narrateur, et une galaxie de personnages du cru, dressant un portrait à la fois réaliste et fantasque d’une France des laissés-pour compte. L’action se situe dans un territoire escarpé dominé par le bien nommé col de l’Homme mort. Un territoire sauvage dans lequel Jacques, chômeur homosexuel à l’apparente bonhomie, s’aventure à vélo. À la suite d’un attentat islamiste en plein centre de Clermont-Ferrand où il s’est amouraché d’une prostituée, le voilà embarqué à son corps défendant dans un enchaînement de situations, toutes plus scabreuses les unes que les autres. Atteint d’érotomanie et de paranoïa chronique, le « rabalaïre » en question (un type qui a la bougeotte, en occitan) s’envoie en l’air aux quatre vents, découvrant son aptitude à « désirer des gens très différents » - prostituée, paysan, curé, jeune homme ou vieillards. Ça baise à tout va, dans un climat de suspicion généralisée où la mort rôde à chaque page. Du rabalaïre à Raskolnikov, il n’y a qu’un pas que Guiraudie franchit allégrement, tout en livrant des réflexions désenchantées sur l’état du monde. Les vivants se réconcilient avec les disparus, le désiret la jouissance forment l’antidote à la productivité tandis que l’amour et la mort dansent une bourrée lubrique.
Artpress, Julien Bécourt, Avril 2022.
Alain Guiraudie, atelier brigoulage
Rabalaïre d’Alain Guiraudie est un roman en fuite : il échappe à la brièveté (il fait plus de 1000 pages), aux cases dans lesquelles le ranger (aventure cycliste et sexuelle sous emprise? Thriller parano en temps d’attentat?), échappe en fait à toute définition, jusqu’à son titre, mystérieux pour qui ne maîtrise pas l’occitan. Renseignement pris, « rabalaïre » signifie « un mec qui va à droite, à gauche, un homme qui aime bien aller chez les gens». De fait, le héros du roman aime bien aller chez les gens, et ce pour tout un tas de raisons, et surtout parce que justement, il est en fuite. Je n’ai pas lu Ici commence la nuit, le premier livre d’Alain Guiraudie (2014), mais Les Inrocks le décrivaient comme « un triangle amoureux qui mêle gérontophilie, excréments et occitan ». II y a de tout ça dans Rabalaïre. On y croise des seniors de 105 ans qui bandent mieux que jamais et ne parlent qu’occitan, des ogres forestiers à la laideur telle qu’elle en devient irrésistible et des veuves esseulées revigorées par la présence du curé d’à côté. Le sexe n’y est jamais mieux que sous «Brigoule», potion miracle et fictive qu’on se refile sous le manteau dans tout l’Aveyron et jusqu’à Clermont-Ferrand. C’est d’ailleurs dans la préfecture du Puy-de-Dôme qu’un bon tiers du livre se déroule, et cette trame-là, qui n’est qu’un bout de l’affaire, ressemble à s’y méprendre à celle de Viens je t’emmène, le dernier film en date du même Guiraudie, immense cinéaste du plaisir et du grand air, à qui l’on doit notamment L’Inconnu du lac (2013).Avec les mêmes obsessions en bagages ,le papier offre à l’auteur la possibilité d’ouvrir encore davantage l’espace, le temps et les fantasmes. C’est peu de dire que le livre se promène et nous balade, à pied ou (encore plus) à vélo, habillé ou (encore plus) à poil, en empruntant les tours et les détours d’une imagination sans limite. On pourrait le qualifier de picaresque, mais on aurait peur de l’enfermer, de le limiter. Rabalaïre épuise et exalte, sans paragraphe ni retour à la ligne, et semble écrit d’un seul geste, comme pour dire qu’il faudrait tout vivre et s’aimer du mieux possible avant de crever. Le temps presse,il faut aussi vivre vite. Quand Rabalaïre ralentit, c’est pour regarder au plus près des hommes et des femmes sans ciller. L’humanité est là, tout entière et elle est sacrée.
Jean-Baptiste Viaud, Libération, juin 2022