« C’est un don de la nature : l’homme est bon, à ce qu’il paraît. Quand il est mangé cru, il est moelleux sous la dent. »
Iegor Gran a imaginé pour ce nouveau roman un drôle de journal, irrésistible autant qu’inquiétant, retrouvé dans un petit carnet Moleskine. Alix, une jeune femme, fonctionnaire d’un institut d’études sur les pratiques culturelles, confie ses pensées les plus intimes, et son fantasme secret : celui de « manger un homme ». Pourquoi un homme et pas une femme ? Sa pulsion androphage a-t-elle à voir avec sa lutte contre la domination masculine qu’elle subit dans son travail sous la coupe de...
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« C’est un don de la nature : l’homme est bon, à ce qu’il paraît. Quand il est mangé cru, il est moelleux sous la dent. »
Iegor Gran a imaginé pour ce nouveau roman un drôle de journal, irrésistible autant qu’inquiétant, retrouvé dans un petit carnet Moleskine. Alix, une jeune femme, fonctionnaire d’un institut d’études sur les pratiques culturelles, confie ses pensées les plus intimes, et son fantasme secret : celui de « manger un homme ». Pourquoi un homme et pas une femme ? Sa pulsion androphage a-t-elle à voir avec sa lutte contre la domination masculine qu’elle subit dans son travail sous la coupe de son chef de service, le veule, le lâche Vaillancourt ? Chaque jour, elle écrit le récit de sa journée, et dans des phrases à l’emporte-pièce, elle note librement ses réflexions, ses colères. On découvre alors la triste et ridicule « vie de bureau », les petites trahisons comme les « épopées » ordinaires des uns et des autres. Tout le service entre en ébullition avec la proposition acceptée par la hiérarchie de passer au strict menu végétarien à la cantine. Alix parviendra-t-elle, de son côté, à assouvir son obsession de chair mâle ? Elle trouvera alors une alliée précieuse avec la jolie Apolline. Son journal devient un document loufoque et grinçant sur nos mœurs très actuelles.
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Le goût des hommes
L’appétit vient-il en écrivant ? On se pose la question avec inquiétude en ouvrant ce « Journal d’Alix ». Premiers mots : « C’est un don de la nature : l’homme est bon, à ce qu’il paraît. Quand il est mangé cru, il est moelleux sous la dent, sa chair et délicate et... » Rousseau, sauce cannibale. Alix est une jeune femme révoltée par la domination masculine, qui travaille au ministère de la Culture et se confie à son « Journal » en refusant de « censurer ses pensées». C’est réussi. Un peu en vrac, comme elle, cette Alix consigne tout dans son carnet. Elle tente d’oublier une certaine Renée, considère Rimbaud comme « un agressif misogyne », se caresse dans son bain avec le gant qu’elle a piqué à sa collègue Apolline, ne supporte plus son chef de service, se demande «pourquoi théoriser quand on peut mordre ». L’androphagie, stade ultime du féminisme ? C’est l’hypothèse farfelue et grinçante développée ici par Iegor Gran (photo), ce champion de l’humour noir, qui réussit dans cette fable kafkaïenne à examiner les ressorts de la misandrie tout en évoquant, avec une sensibilité à fleur de plume, les souffrances bien réelles dont il lui arrive de se nourrir.
Grégoire Leménager, L’OBS, février 2022
La viande de macho se mange chaude
Le Journal d’Alix se donne à lire comme une pièce à conviction : le carnage à venir n’y est-il pas flagrant ?
Iegor Gran, moqueur et troublant
C’est juste avant la pause déjeuner, quand les estomacs rugissent, qu’un lecteur de bon goût s’attaque à cet irrésistible Journal d’Alix. A jeun, comment résister à l’appel de ce nouveau roman extravagant et jouissif où la nourriture tient le premier rôle ? Car c’est buffet à volonté : lasagnes bolognaise avant l’amour, rince-palais végan et, surtout, à toutes les sauces, «l’homme», qui «est bon, à ce qu’il paraît».
Qu’on se rassure, pas de cannibalisme barbare dans ce seizième roman de Iegor Gran, Grand Prix de l’humour noir pour ONG! (P.O.L, 2003). Seulement la consommation, en conscience, comme un acte politique et féministe, de viande de mâle dominant. Tel le chef de service d’Alix, du reste «génétiquement très proche du porc», ainsi que ceux qui regardent les femmes comme des bouts de bifteck.
Se moquer de tout et de tous en ayant l’air de ne pas y toucher ; mettre dans le même sourire en coin machistes à la petite semaine et révolutionnaires aux buissons sous les bras : voilà la marque de fabrique de l’écrivain et ancien chroniqueur de Charlie Hebdo. Lequel a, de surcroît, une manière exquise de marier son persiflage aux expérimentations formelles où il est également passé maître. Ainsi, dans Les Trois Vies de Lucie (P.O.L,2006), la lecture des seules pages de gauche, ou de droite, ou bien des deux, offrait trois histoires différentes.
Selon son désir
Ici, c’est à Alix que Iegor Gran impose des contraintes littéraires pour que son personnage puisse «aller au fond de soi comme moyen d’écrire le monde», selon le titre fort vendeur de l’atelier d’écriture auquel elle s’inscrit. Dans le journal, chaque jour correspond à un feuillet; chaque feuillet se termine par une question à choix multiple, sur le modèle des tests dans les «magazines féminicides». A ceci près qu’Alix, devenue peu à peu toute-puissante, pourrait noircir toutes les cases si elle le voulait, être tout ce qu’elle veut selon ce qu’elle choisit d’écrire. Pis, décider pour les autres. Les imprimer selon son désir.
II faut dire que la catastrophe a été annoncée. Dès le début du roman, dans un «avertissement au lecteur» préoccupé, celui qui se présente comme l’éditeur confesse ses états d’âme quant à la publication d’un carnet « conservé sous scellés au Palais de justice de Paris ». «La décision de le publier n’allait pas de soi. (...) Que de bruit autour de cette femme! Que d’arrière-pensées et de récupérations idéologiques!» Le romancier, lui, se frotte les mains : le statut exhibé de pièce à conviction pousse le lecteur qui se veut malin à chercher dans ce carnet les indices d’un carnage à venir. Et bientôt, voyant qu’Alix contient la frustration de ses envies androphages, à l’appeler de ses voeux.
Car le «journal d’Alix» est d’abord le registre d’une vie de bureau plutôt plan-plan. Le département Prospective, sis à
«l’Institut» - une émanation du ministère de la culture -, abrite des guerres minuscules et une cantine infecte. Certes, Alix y sème quelque peu la zizanie. Elle conduit sa collègue Anne-Barbe, qui fane dans l’ombre de quelques chefs masculins, à exiger l’éco-exemplarité au bureau. Elle fait de la douce et odorante Apolline son amante puis sa «chienne», et la pousse au massacre de la plante verte fétiche d’une «poule pondeuse» de collègue qu’elles abhorrent. Mais, tout de même, rien à voir avec l’orgie carnée que la jeune femme ne cesse de fantasmer, et le lecteur d’imaginer. Iegor Gran fait de la ligne rouge, qu’Alix ne semble jamais se décider à franchir, son terrain romanesque de prédilection. C’est là, dans la zone trouble où le romancier peut tour à tour inquiéter et exciter, que naît la dimension presque érotique de ce roman. Tandis que les vilaines pensées luttent pour prendre le dessus et faire naître monstres et mantes religieuses, Iegor Gran joue la montre. Le désir, au bout du compte, s’accomplit dans un final ébouriffant dont on ne dira rien - si ce n’est qu’il apporte une belle contribution à l’anthologie du gore en littérature. Finalement, le macho est-il fameux? Motus. Ce roman de Iegor Gran, en tout cas, a définitivement un goût de revenez-y.
Zoé Courtois, Le Monde des Livres, 18 février 2022
Manger un homme tout cru
Une fable totalement incorrecte d’Iegor Gran qui imagine un désir fou d’androphagie.
Le Journal d’Alix d’Iegor Gran est un roman totalement provocateur, absurde, mais comme souvent chez cet écrivain, c’est aussi un livre plein d’humour et de réflexions incorrectes sur nos sociétés. Iegor Gran aime s’emparer de thèmes potentiellement romanesques et jarnais encore explorés.
Dans son nouveau roman, il s’en prend cette fois de manière volontairement caricaturale au féminisme radical comme au véganisme sans pour autant oublier de critiquer le patriarcat qui demeure si fort dans les entreprises et les administrations.
Dès le début, on sent qu’un drame aura lieu car ce journal où Alix a consigné chaque jour ses réflexions se retrouve sur le bureau d’un juge d’instruction. Le fantasme de cette jeune femrne est violent et tourne chez elle à l’obsession, elle veut manger littéralement un homme : "C’est un don de la nature: l’homme est bon, à ce qu’il paraît. Quand il est mangé cru, il est moelleux sous la dent"
Comme elle travaille comme fonctionnaire d’un institut d’études sur les pratiques culturelles composé uniquement de femmes sauf le chef de service - un mâle aussi nul et mou que dominant par le seul fait de son sexe -, elle fait correspondre peu à peu son délire de dévoration avec la dénonciation de ce patriarcat.
Véganisme
Alix est conscient de la folie de son rêve d’androphagie, et pour tenter de l’exorciser, elle se met à écrire son journal, espérant que les mots suffiront à calmer son envie sans devoir passer à l’acte.
Pour l’aider dans cette sorte de thérapie, elle suit un atelier d’écriture pour améliorer peu à peu son style dans ce journal qu’elle appelle "Mon Moleskine".
Même si Alix ne se prétend jarnais féministe, c’est une forme de féminisme radical, poussé à la limite par la liberté de l’écrivain, qu’a choisi Iegor Gran, au risque d etre vilipendé par des féministes. À sa décharge, soulignons qu’il s’en prend tout autant au rnachisme et à l’inefficacité des petits chefs d’administration, mâles plantés sur leurs privilèges. Comme il ironise sur le véganisme: le département où travaille Alix, dans un élan éco-citoyen, décide de transformer sa cafétéria en un restaurant vegan, comme si c’était la révolution attendue pour la planète. Au grand dam d’Alix privée du goût de la viande.
Pour ajouter encore au rejet des hommes, Alix va tomber amoureuse d’une jeune femme de son service, Appoline, qu’elle prendra sous son aile, devenant bientôt comme une cheffe de meute contre le chef du service.
Après chaque page du journal d’Alix, on se demande si elle va ou non finir par manger tout cru son chef de service. Iegor Gran aime le pamphlet, l’humour pour sourire ou ne pas pleurer devant les absurdités du monde.
L’humour est une arme périlleuse. En 1729, le poète et pamphlétaire britannique Jonathan Swift proposait ironiquement de manger les bébés des pauvres d’Irlande pour empêcher ces enfants d’être à charge de leurs parents. C’était déjà totalement incorrect.
Guy Duplat, Arts libre (Belgique), Semaine du 12 février 2022