— Paul Otchakovsky-Laurens

Le Visage tout bleu

Patrice Robin

Je suis né avec le cordon ombilical enroulé autour du cou, le visage tout bleu. Ma mère ayant accouché chez ses parents, le médecin n’avait eu d’autre choix, pour me sortir de ce très mauvais pas, que de me faire respirer le seul oxygène disponible à proximité, celui utilisé par mon oncle, le forgeron du bourg, pour ses soudures au chalumeau. Un homme à qui je dois la vie ou au moins de ne pas avoir gardé de graves séquelles neurologiques de cette naissance.

J’aurais pu aussi ne pas naître. Le 30 juillet 1934 à 14 heures, la machine à vapeur qui entraîne depuis le matin la batteuse à blé au Grand Logis, une ferme du centre bourg de...

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La presse

L’un et l’autre


Avec Le Visage tout bleu, Patrice Robin revisite cinq étapes clés de son existence et va ainsi au cœur de ce qui motive son écriture, où la littérature et la fidélité à ses origines se rejoignent.



Lors du décès brutal du fondateur des éditions POL, Paul Otchakovsky-Laurens, nous avions demandé à Patrice Robin d’évoquer son souvenir (lire sur Politis. fr, 5 janvier 2018). Il avait choisi ces deux qualificatifs pour caractériser son éditeur: «solitaire» et «solidaire». Ces deux vocables pourraient lui être tout autant attribués. «Solitaire» : c’est le sort de tout écrivain non mondain. «Solidaire» : c’est, pour Patrice Robin, issu des classes populaires, une affaire de fidélité.
Ces deux mots pourraient aussi symboliser le livre qu’il fait paraître aujourd’hui, Le Visage tout bleu. On retrouve cette même idée dans l’une des deux citations mises en exergue, deux vers de Walt Whitman: «Je chante la personne simple séparée, le Soi-même, / Cependant que j’exprime le mot Démocratique, le mot En-Masse».
Le Visage tout bleu est un livre relativement bref. Il trace pourtant un parcours en cinq points à travers l’existence de Patrice Robin, qu’il a déjà effleurés pour certains dans ses livres précédents. Il ne s’agit en rien d’un travail récapitulatif mais d’un texte qui va au coeur de ce qui motive l’écriture de l’auteur. En cela, Le Visage tout bleu est idéal pour qui voudrait découvrir cet écrivain profond et subtil, pas suffisamment lu à notre goût et que Politis suit depuis ses débuts ou presque.
Les cinq étapes saillantes dont Patrice Robin développe les caractéristiques sont les suivantes: sa naissance (en 1953) ; l’explosion d’une batteuse à blé en 1934 dans son village natal, Beaulieu-sous-Bressuire (Deux-Sèvres) ; le suicide d’un jeune homme de 26 ans, Richard ; les ateliers d’écriture qu’il mène ; enfin, un lieu, la propriété dite de La Petite Escalère, dont les prés et les forêts sont parsemés d’oeuvres de plasticiens.
S’il n’est a priori pas évident, il y a bien, cependant, un fil nécessaire qui relie ces différents chapitres. Un fil qui s’enracine dans les circonstances de sa venue au monde. Patrice Robin est né cyanosé, c’est-à-dire avec le cordon ombilical enroulé autour du cou, l’empêchant de respirer (d’où «le visage tout bleu»). Pas si grave quand l’accouchement a lieu dans une clinique. Mais le danger est bien réel quand il survient dans un petit village, loin de tout. Heureusement, son oncle Roger, forgeron, disposant de l’oxygène indispensable (pour ses soudures), celui-ci fut prestement administré au nourrisson.
Patrice Robin est resté attentif aux éventuelles séquelles dont il aurait pu être l’objet, pour certaines d’ordre psychologique. Ce qui, par voie de conséquence, a développé en lui «un intérêt tout particulier pour ces hommes et femmes aux comportements étranges, pour tout ce qui touche de près ou de loin à leur vie, et donc à celle qui aurait pu être» la sienne. Question de hasard, qui débouche sur des considérations existentielles, avec, toujours, la dimension sociale pour socle. C’est exactement le cas du second épisode. L’explosion de la batteuse en juillet 1934 à Beaulieu a tué neuf personnes. Sa mère, alors petite fille, aurait pu être la dixième victime si, comme à son habitude, elle avait joué sur le seuil de la maison familiale à ce moment-là, à deux pas de l’accident. En outre, les responsabilités de l’entrepreneur, qui, pour obtenir une production de blé plus importante, mettait en surrégime la machine, et celle du loueur de cette dernière, n’ont jamais été engagées, d’où l’absence de dédommagement aux familles paysannes des défunts.
De la même façon, l’auteur mène l’enquête sur ce qui a poussé Richard - de dix-huit ans son cadet, né dans un milieu identique au sien - à se supprimer. Leurs parcours diffèrent sur un point essentiel: la place que chacun a trouvée dans le monde. Celle de Patrice Robin a consisté, non sans difficultés, à rester fidèle à ses origines sociales tout en s’engageant dans l’univers littéraire, qui, par nature, l’en éloignait. Les deux derniers chapitres en sont le témoignage, l’un direct, avec les ateliers d’écriture, l’autre métaphorique. Patrice Robin, solitaire et solidaire. Une éthique de vie d’écrivain et de citoyen.

Christophe Kantcheff, Politis, le 14 avril 2022.




Le neveu du forgeron



Une vie tient à un fil, un cordon ombilical, une corde, elle peut basculer sur un accident et on s’étonne de vivre ou l’on se confronte à la mort inexplicable d’un être. Dans Le visage tout bleu, en trois récits complétés par un quatrième consacré aux ateliers d’écriture qu’il anime, Patrice Robin suit le fil des existences, met en lumière les siens, dans le lieu, les Deux-Sèvres, et l’ancrage social, celui des gens de peu.

« Je suis né avec le cordon ombilical enroulé autour du cou, le visage tout bleu. » La première phrase du recueil donne le ton. L’enfant doit à un oncle forgeron de survivre. Lui seul dispose de l’oxygène indispensable pour le sauver : l’oxygène servant aux soudures, dans le chalumeau. Des années plus tard, le narrateur voit à Bologne un foetus « pas beau à voir », pour reprendre les mots de sa mère. De cette naissance cyanosée lui resteront des peurs, des angoisses. Enfant, une peur panique de l’eau. Plus tard, un besoin de tout contrôler quand il voyage ou qu’il se déplace. Un membre de sa famille a connu la même épreuve et, écrivant souvent des lettres, éprouve le désir d’être lu jusqu’au bout. On pourrait y voir un symbole. L’écrivain qu’est devenu Robin a besoin d’être lu de la même façon, jusqu’au bout, jusqu’au moindre détail.

Et ces détails, ils abondent quand il raconte l’explosion d’une machine agricole qui a failli tuer sa mère en 1934, longtemps avant sa naissance. Il enquête, recherche dans la presse locale de l’époque ce que l’on a dit de cette catastrophe ayant fait de nombreux morts. Il se trouve en contact avec la famille de l’entrepreneur qui aurait mal entretenu la machine. On est au bord du conflit. De vieilles souffrances rejaillissent. Tout Beaulieu-sur-Bressuire est resté marqué par cet évènement. La petite fille qui jouait devant la maison a échappé au pire. Il sait peu de chose d’elle : « Je sais seulement qu’à cette seconde ma mère commence pour moi d’exister, et avec elle le monde d’où je viens ».

Richard, le personnage central du troisième récit, est également issu de ce monde. Le monde du « c’était comme ça » du « bah, ça passera bien ! ». La mère travaillait comme couturière, le père allait dans les fermes. Dans ce monde, on n’ose pas se hausser du col, on ne se donne pas le droit d’étudier en classe préparatoire, on reste à la place qui vous a été assignée. Richard s’est suicidé et sa mort reste un mystère. Patrice Robin, son ainé de près de vingt ans, voudrait comprendre. L’écriture est l’outil d’investigation. Il essaie, renonce, avant de reprendre. Ce ne sera pas le roman qu’il comptait écrire mais ce court récit que nous lisons. Entre le narrateur, qui a brièvement exercé le métier de comptable pour rassurer ses parents, et l’ingénieur centralien à qui ses directeurs ont demandé de réparer une machine que seul un technicien pouvait comprendre et qui explique pour partie son suicide, il y a au moins un point commun : « son geste a quelque chose à voir avec nos origines communes ».

Patrice Robin a pu prendre ses distances sans rien renier. Quand ses parents y vivaient encore, il revenait dans les Deux-Sèvres et retrouvait les villageois : « J’offre parfois de cette eau-de-vie à mes invités, leur dis ce que je dois à mon oncle forgeron et, à travers lui, à ceux dont je suis issu, mais aussi combien, à cause de cette naissance peut-être, j’ai ressenti très tôt le besoin de m’éloigner d’eux pour respirer, vivre ma vie. »


Norbert Czarny, En attendant Nadeau, 19 mars 2022.



Une reconnaissance


Les textes qui composent le nouveau livre de Patrice Robin, constituent, plus qu’un portrait de l’auteur, celui d’une classe sociale à laquelle il est rarement accordé un peu de reconnaissance.



Si Le Visage tout bleu débute avec le récit de la naissance difficile de son auteur, c’est sans exhibitionnisme que Patrice Robin l’a écrit. Bien au contraire. « Naissance » pose ainsi le lieu d’où l’écrivain nous parle. Venu le cou étranglé par le cordon ombilical, l’enfant survivra grâce à l’oxygène de la forge de son oncle. On naît parfois le visage d’un bleu provoqué par l’asphyxie et cela laisse une trace, comme un sceau : celui des gens trop modestes pour s’imaginer aller en clinique ou à l’hôpital. Des visages bleus, on en trouve dans le dernier texte du livre : il s’agit de personnages qu’on pouvait voir à La Petite Escalère, une propriété dans les Landes où 28 hectares de jardin ont accueilli des sculptures d’artistes de renom. Invité à venir présenter Des bienfaits du jardinage, l’écrivain découvrira que Gilbert le jardinier de ce paradis avait été « empêché d’apprendre à lire par des parents qui n’avaient pas jugé bon de faire soigner sa myopie ». Né un siècle plus tôt, Gilbert aurait pu figurer parmi les victimes de la catastrophe agricole qui fit neuf morts et que le deuxième texte évoque parce que le drame faillit coûter la vie à la mère de l’auteur. Les cinq textes, écrits dans une langue d’une grande précision se passent ainsi le relais. Le troisième évoque le suicide d’un jeune homme, issu d’une famille modeste, devenu ingénieur sans perdre pourtant ce sentiment d’illégitimité qui colle aux pauvres comme le chewing-gum à la semelle. Jamais Patrice Robin n’insiste, ne grossit le trait. Et c’est avec beaucoup d’attentions, de précautions, qu’il évoque quelques âmes meurtries qui l’accompagnent depuis des années et auxquelles il essaie de donner le pouvoir d’écrire. Comme une reconnaissance.


Thierry Guichard, Le Matricule des Anges n°233, Mai 2022.



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