C’est en retournant par hasard sur les lieux d’une vieille anecdote enfantine que Marielle Hubert a pu écrire sur la nostalgie de l’enfance, qu’elle fait remonter dans ce roman choral aux âges sombres et lumineux des cavernes.
« À huit ans, un garçon de mon âge m’avait fait la mauvaise blague de me perdre au fond d’une grotte du Quercy emportant avec lui la lampe de poche, seule gage de survie dans le ventre de la Terre. La nuit de l’existence qui tombe sur chacun des êtres un jour ou l’autre s’était abattue sur moi ce jour-là, à proximité des peintures et gravures des Premiers Hommes, ceux qui n’écrivaient pas encore. Pour survivre...
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C’est en retournant par hasard sur les lieux d’une vieille anecdote enfantine que Marielle Hubert a pu écrire sur la nostalgie de l’enfance, qu’elle fait remonter dans ce roman choral aux âges sombres et lumineux des cavernes.
« À huit ans, un garçon de mon âge m’avait fait la mauvaise blague de me perdre au fond d’une grotte du Quercy emportant avec lui la lampe de poche, seule gage de survie dans le ventre de la Terre. La nuit de l’existence qui tombe sur chacun des êtres un jour ou l’autre s’était abattue sur moi ce jour-là, à proximité des peintures et gravures des Premiers Hommes, ceux qui n’écrivaient pas encore. Pour survivre à ces quelques minutes de noir absolu, je m’étais sans le savoir, rangée de leur côté, avec un langage qui ne savait rien dire en phrases et en mots mais en images sombres. »
Avec Ceux du noir, la parole est donnée à deux enfants, qui font connaissance lors d’une visite familiale d’une grotte préhistorique. Ils sont tous les deux rongés par l’impatience de vivre, désespérés par l’impuissance et l’immobilité que l’enfance leur impose. En attendant l’âge adulte qui leur permettra d’aller enfin à l’assaut du monde, ils n’ont que le langage pour secours. Alors ils parlent, ils racontent. Les désirs, les fantasmes, la peur et l’excitation de la vie.
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Couleurs des émotions adolescentes
Dans « Ceux du noir », son premier roman, Marielle Hubert dit l’âge du tiraillement entre trop-plein et béance. Une réussite.
Ceux du noir s’élance depuis un épisode de l’enfance de Marielle Hubert : à 8 ans, l’autrice a dû encaisser la mauvaise plaisanterie d’un garçon qui, dans une grotte ornée, l’a entraînée à l’écart du groupe de visiteurs pour ensuite l’abandonner, sans lampe torche, dans le noir absolu. Les longues minutes passées dans l’obscurité infusait le temps et en effaçait tous les repères et les limites chronologiques. Un temps noir. L’expérience fut, on l’imagine bien, mortifiante, et Marielle Hubert confirme, dans une vidéo sur le site Internet de son éditeur, avoir véritablement eu « l’impression de mourir ». Or c’est bien toute la singularité de Ceux du noir : ne pas germer sur le terreau fertile d’une vision, mais s’engouffrer dans l’impossibilité d’une vision, dans un aveuglement si total qu’il contamine tout.
L’indistinction à l’œuvre trouble jusqu’au titre de ce premier roman : alors que le « ceux » convoque une communauté nébuleuse, le mot renvoie en réalité – il suffit d’une lettre pour que tout change, signe de la fragilité des choses – à deux enfants qui font l’expérience du noir absolu dans la première des trois parties du récit. Aucun des deux n’a de nom. L’une est une petite fille de 8 ans, évident alter ego de la romancière ; l’autre, un garçon de 11 ans, lancé à la recherche de cette fillette égarée par malice. Ce sera un rendez-vous manqué : l’aîné du duo se heurte au garnement qui a trompé sa fille et cette dernière ne saura jamais que ce « grand » n’était en réalité pas de mèche avec le gredin. La rencontre ratée entre les deux jeunes personnes s’inscrit à même la narration : chacun narrateur à tour de rôle, la fillette et le garçon se toisent, s’oublient, se racontent, mais ne se parlent pas.
Déjà perce une impatience
Maintenus dans un arrière-plan flou, les parents des enfants se confondent dans « un gros tas d’adultes qui discutent ». Ceux du noir relègue ainsi dans un angle mort pratiquement tous ceux qui n’ont pas l’âge de ses protagonistes pour faire de l’adolescence sa grande obsession. Certes dans la première partie du roman les deux narrateurs sont encore enfants, mais déjà perce une impatience : la fille se laisse entraîner au fond de la grotte en espérant des baisers, le garçon trimballe dans ses pensées plein de « femmes nues ». Les deux enfants ont en commun cette maturité dans leur immaturité. Ni l’un ni l’autre ne s’exprime puérilement, ni ne semble d’intéresser à autre chose qu’au désir de n’être déjà plus des enfants. C’est qu’« à 13 ans, à 14 ans, l’enfance est vieille de toutes ces années, de treize ans, de quatorze ans ».
Sous la plume de Marielle Hubert, l’adolescence ne correspond pas à l’image que l’on s’en fait habituellement : un entre-deux inconfortable, le pédiluve un peu répugnant à traverser entre le vestiaire de l’enfance et le grand bassin de l’âge adulte. L’adolescence devient pour la romancière simultanément l’âge d’un trop-plein – toutes ces années déjà vécues, toutes ces pulsions qui tourmentent les deux narrateurs dans la deuxième partie, alors qu’ils ont 12 et 15 ans – et l’âge d’une béance – cette grotte obscure où l’on se perd. Ce n’est pas par hasard si la partie centrale du roman, la phase intermédiaire du texte, son adolescence même, est intitulée « Rien » alors qu’elle est pourtant si saturée d’émotions que le garçon tente de se faire une raison : « Je m’habitue à ce que le silence ne soit qu’un souvenir. »
Mots trop nombreux ou absents
Le tiraillement façonne l’écriture : à des scènes très denses, parfois si détaillées dans les atermoiements et les doutes des protagonistes qu’elles semblent évoluer au ralenti, répond un art de l’ellipse capable d’enjamber sèchement plusieurs jours, mois, années. L’adolescence devient plus qu’un thème : c’est la poésie qui donne sa forme à Ceux du noir. Les mots aussi semblent tour à tour trop nombreux ou absents. Le jeune narrateur se mure dans un mutisme ostentatoire pendant que les pensées carambolent dans sa tête. Des glissements sémantiques (tel « accidentale, occidentale ou occipitale ») contrastent avec le silence de la grotte. Soit on ne sait plus à quel saint vocable se vouer, soit les mots manquent. C’est en somme une véritable littérature adolescente, une troisième voie ou voix, entre l’infans qui ne parle pas et les adultes « qui discutent ».
Pierre-Edouard Peillon, Le Monde des Livres, 6 mai 2022