Des écrivains inspirés
DOSSIER Ils ont entre 30 et 70 ans et brillent dans des registres variés du conte à l’autofiction.
Emmanuelle Bayamack-Tam, libertaire.
UNE SECTE; L’auteur adore les mondes à part. Les utopies, quitte à les railler. C’est une communauté sans radicalité belliqueuse. Lenny, le chef, veut le bonheur de ses ouailles, la joie. Les prières sont des poèmes de Baudelaire, de Rimbaud, d’Aragon. Certes, cette espèce de saint prêche la frugalité mais sa fille Farah se moque de ses chimères. Incredule en tout. Farah déclare que son royaume est le doute. Et c’est très vivifiant dans un monde dominé, réifié par les dogmes et les certitudes meurtrières. Ou les illuminations destructrices. Il faut dire que Farah est un cas, un pseudo hermaphrodite si on veut, un garçon doté d’un phénotype féminin. Les arrêts du corps médical, des Diafoirus entourant son berceau, sont du Molière d’avant-garde.
Emmanuelle Bayamack-Tam sature son marathon de toutes les obsessions contemporaines sur le genre, le couple, l’amour, la parentalité... Elle le fait sans provoquer ni assener une doctrine. Les choses se présentent ainsi, les situations, le réel et ses métamorphoses, les avatars de la vie infinie. Naturelle, toujours. Donc, nul discours, nulle croisade mais l’épopée de Farah dénuée de genre et de sa mère Hind, transexuelle. Vite dit ! Car sa mère est peut être son père. L’intrigue défait les mensonges, élucide un roman familial d’un nouveau genre.
La mise en route est un peu longue, moins tonique, moins ebouriffée que ce qu’on a retenu d’Arcadie, le roman précédent d’Emmanulle Bayamack-Tam, prix du populaire Livre Inter. Certes, de nombreux echos d’Arcadie ricohent mais déviés dans le prisme de La Treizième Heure. L’histoire s’enflamme vraiment avec le prise de parole de Hind. Son irruption scintillante. Son intronisation scènique. C’est une femme fastueuse, reincarnation renvendiquée d’Hymne à la beauté de Baudelaire, déliée, longue, parée, fardée, superbe. Narcissique, dévastatrice, Fée, sorcière, Lilith... Mais pas le stéréotype culturel, pas une Salomé fantasmatique enfantée par les peurs masculines. Car Hind, d’origine algerienne, est un garçon qui s’est toujours senti fille. Et quelle fille jusqu’au bout de ses faux ongles, receuillis pieusement par Farah !
Entités intouchables
Hind abandonne Lenny, le patriarche idéaliste, et son bébé Farah pour fuir avec le beau Sélim. Il faut changer la vie. Elle sera rattrapée par la déception, le regret, l’éclosion de son humanité. Un vœu de résilience, comme on dit, aujourd’hui, pour tout et n’importe quoi. Est-ce une restauration ultime de la pensée commune, de la bienveillance, de la moralité ? On aurait presque préféré laisser Hind dans son ailleurs luciférien et apocalyptique. Resplendissante dans ce string doré qui va bouleverser les parents de Sélim ! Le roman est souvent cru, les étreintes originales. Les mots bruts dans l’écrin des plus beaux poèmes de Nerval, d’Apolinaire...
Emmanuelle Bayamack-Tam, en vraie romancière, se tient à distance du Bien et du Mal, des entités intouchables. Elle manœuvre dans la Malice qui est le mouvement de la vie paradoxale. Ses livres revèlent d’une féerie réaliste, d’une utopie critique, d’une lucidité polyphonique. "Je suis née femme", proclame Hind, en dépit de Beauvoir. "Laissons aux théoriciens le soin de dethéoriser." Le grand art est concret. Hind adresse à sa fille, Farah, ce message sur sa féminité : "La mienne était une fleur qui attendait juste d’être déployée, une fleur flamboyante et entêtante - une fleur d’une espèce inconnue, ma chérie, comme toi." Emmanuelle Bayamack-Tam, c’est l’individualisation extrême, libertaire.
Patrick Grainville, Le Figaro littéraire, 25 août 2022.
Emmanuelle Bayamack-Tam "Mon écriture est très désirante"
Avec "la Treizième Heure", celle qui écrit aussi sous le pseudonyme de Rebecca Lighieri confirme son goût pour les corps transgenres et les romans hybrides. Rencontre
Je me propose de dire la métamorphose des formes en des corps nouveaux.» Ainsi parlait Ovide, dans les premières lignes des « Métamorphoses », implorant au passage l’aide des dieux pour l’accompagner dans cette vaste entreprise païenne où les mortels se transforment en génisse, en laurier ou en héliotrope et Jupiter en cygne ou en pluie d’or. On ne sait pas à quel saint se voue Emmanuelle Bayamack-Tam si elle dépose offrandes et prières devant le temple de Junon ou sur l’autel de Notre-Dame de la Garde à côté de marins, mais avec ou sans l’aide des dieux, elle s’est assurément lancée dans la même exaltante aventure que le poète latin des débuts de l’Empire romain - l’exil en moins, c’est en tout cas ce qu’on lui souhaite. L’écrivaine née à Marseille, Massalia du temps d’Ovide, chante elle aussi les « corps nouveaux », ceux du XXIe siècle, transgenres, non binaires ou hors normes. Dès son premier roman, « Rai-de-cœur » (P.O.L), paru en 1996, elle imaginait Daniel, un petit garçon aimant jouer à la poupée, porter des robes et embrasser d’autres garçons. Daniel est réapparu quelques années plus tard dans « La Princesse de. » (2010). De livre en livre Emmanuelle Bayamack-Tam aime reprendre ses personnages. Daniel, mais aussi Arcady, Nelly, Farah... « Je les fais revenir avec quelques variantes en les plaçant dans des configurations différentes. Ça compose une sorte de "Comédie Humaine" », dit-elle quand on la rencontre à Paris, discrète et affûtée.
A elle seule bien des personnages, pourrait-on dire d’Emmanuelle Bayamack-Tam en trafiquant Shakespeare et à sa suite John Irving, autres chantres du queer. Il y a bien sûr les êtres de papier, flamboyants, qui peuplent ses romans. Mais il y a aussi Rebecca Lighieri, son double. Sous ce pseudonyme, adopté en 2013, Emmanuelle Bayamack-Tam signe des textes plus sombres à la frontière du roman noir : « Husbands », « les Garçons de l’été » et dernièrement « Il est des hommes qui se perdront toujours ». On note que les titres de Lighieri penchent du côté masculin et ceux de Bayamack-Tam - « Une fille du feu », « La Princesse de. »... - du côté féminin. « Je ne sais pas trop quoi faire de cette remarque », élude-t-elle avec un sourire poli, la dichotomie entre ses deux noms d’écriture ne se situe pas là, en effet. C’eût été bien trop binaire pour une écrivaine qui, au contraire mélange les genres avec délices.« Prendre un pseudonyme a été très désinhibant. Je me suis autorisée à utiliser des grosses ficelles romanesques, explique celle qui est aussi professeure de français dans un lycée du Kremlin-Bicêtre. Quand j’écris sous le nom de Rebecca Lighieri, mon unité d’écriture est la scène, l’intrigue, alors que sous mon nom c’est la phrase et même l’hémistiche. »
La poésie imprègne chaque ligne de « la Treizième Heure ». On y retrouver avec plaisir Farah irrésistible narratrice intersexe d’« Arcadie », précédent roman qui se situait dans une communauté utopique, prix du Livre Inter 2019. De communauté il est à nouveau question puisque Farah appartient cette fois à l’Eglise de la Treizième Heure. Lenny son père à l’empathie christique, en est le chef spirituel : il « a fait de la poésie le feu central de notre théologie et de notre lithurgie - ce qui ne nous empêche pas de divulguer peu ou prou le même message que Jésus en plus écologiste, en plus féministe et en plus queer », note Farah du haut de ses 16 ans. Les fidèles dont Marie-Ciboire, Kinbote ou Jewel, s’adonnent à des messes poétiques qui s’achèvent par le sonnet « Artemis » de Nerval : « La Treizième revient... c’est encor la première ; Et c’est toujours la seule, ou c’est le seul moment : Car es-tu reine ô toi ! la première ou dernière ? Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant. » « Pour ce roman où la poésie est partout, je suis partie d’une phrase de Gombrowitcz qui, lui, détestait la poésie : « J’ai l’impression que la messe poétique a lieu dans le vide le plus complet’’ » Souligne Emmanuelle Bayamack-Tam. Mais parce qu’on ne peut vivre de vers et d’eau fraîche, les fidèles de l’Eglise fabriquent et vendent des produits dérivés, dont des bougies inspirées de celles de l’actrice américaine Gwyneth Paltrow, au parfum de vagin. Farah, elle, a d’autres préoccupations. Elle veut savoir qui est sa mère, partie quelques jours après sa naissance, laissant son père dévasté. Elle imagine cette inconnue avec les traits de Miguel Bosé dans « Talons Aiguilles » d’Almodovar, perruque platine et faux cils. Farah, Lenny, le père, et Hind, la mère, prennent la parole à tour de rôle. Et l’on découvre, au fil des pages, l’histoire d’amour poignante entre Lenny et Hind, femme transgenre et transgressive.
La transidentité traverse presque tous les livres d’Emmanuelle Bayamack-Tam. « Les stéréotypes de genre m’intéressent d’autant plus quand celui qui s’empare des codes de la féminité est un homme et celle qui s’empare des codes de la masculinité une femme. Ça nous fait souffrir ces histoires de genre, ces identités très figées. Ce qui est en train de s’inventer dans les communautés trans pourrait profiter à tout le monde », estime l’autrice, qui a une approche de ces questions plus sensibles que théorique. Elle n’a par exemple, jamais lu Judith Butler. « C’est d’abord mon désir qui me pousse vers les corps trans ou les corps hors normes. Mon écriture est très désirante. Et j’aime que la fiction puisse proposer un espace moins binaire plus bigarré. » Entre les mains d’Emmanuelle Bayamack-Tam, c’est le roman lui-même qui devient un corps nouveau, transgenre, un flux charriant aussi bien le rimbaldien « rutilement » que les anglicismes « body positive » et « deadname » et irrigué de références hétéroclites, allant de Michel Sardou -« c’est un interprète extraordinaire »- à Lovecraft- la boîte de nuit tenue par Kenny le frère de Lenny, s’appelle « Le Cthulhu »-, en passant par Madame de La Fayette. Le passage dans lequel Farah danse avec sa mère s’inspire de la scène de bal dans « La Princesse de Clèves ». « Même si le lecteur n’identifie pas les références, il peut ressentir le sentiment d’étrangeté engendré par ce jeu de citation. » Et jouir tout son soûl de cette littérature joyeuse et libre.
Elisabeth Philippe, L’Obs, 1er septembre 2022
L’éternel retour du changement
ROMAN.Au sommet de son art, Emmanuelle Bayamack-Tam, lauréate du livre Inter 2019, donne avec la Treizième Heure un texte virtuose où la littérature est au service de l’intime et du politique.
Non, la Treizième Heure n’est pas une secte. Rien à voir avec les témoins de Jéhovah ni les mormons. Ni conservateurs ni coincés, ses membres forment cependant « une congrégation qu’on peut dire religieuse bien que Dieu y tienne une place négligeable». II s’agit, rien que ça, de mettre en pratique l’idée si souvent ressassée qu’ « un autre monde est possible ». Pour se débarrasser des mensonges qui ont façonné le malheur humain, il, y a des tas d’ateliers et, surtout, un rituel, dont la poésie est le «feu central».On y récite du Baudelaire, du Heredia, beaucoup d’auteurs du XIXe siècle, ainsi que de plus tardifs, comme Roger Gilbert-Lecomte (1). Mais le grand inspiré est Nerval. Immuablement, à la fin des offices, on récite : « La Treizième revient, c’est encor la première... » Le nom même de l’église fait évidemment référence à ce cycle de renouveau postulé par l’auteur des Chimères, d’où vient le sonnet, et qui peut même s’interpréter politiquement, au sens étymologique, comme une révolution.
Farah, la fille de Lenny, le fondateur, dit elle aussi ces vers avec enthousiasme. Mais ça s’arrête là: aux berceuses de la poésie, elle préfère les péripéties des romans. Plus c’est invraisemblable et extravagant, meilleur c’est. «À moi les typhons, les naufrages, les îles au trésor, les jardins de minuit, les apprentis sorciers, les chapeliers fous, les hommes invisibles, les barons perchés, les royaumes du nord, les guerres du feu, les petits princes et les petites princesses. » Si un jour on devait manifester pour défendre le roman, c’est cette profession de foi qu’il faudra inscrire sur les banderoles.
UNE ŒUVRE QUI CARBURE À LA MÉTAMORPHOSE
Pas de guerre entre poésie et roman, dans la Treizième Heure. En attendant que les fidèles transforment le monde, Farah le fuit dans la fiction. Mais les romans sont suffisamment proches de la réalité pour que la jeune fille les utilise comme « manuels d’instruction ». C’est que Farah se pose des questions. Qui est sa mère, qui l’aurait abandonnée à la naissance, après « un an d’amour » avec son père? Qu’est-elle, même, celle qui voit son corps se transformer, sans devenir celui d’une femme comme les autres ? Farah se découvre « chimère » biologique, intersexuée, comme la narratrice d’Arcadie qui porte le même nom qu’elle. On retrouve dans la Treizième Heurele goût d’Emmanuelle Bayamack- Tam pour les personnages passant de roman en roman, ni tout à fait les mêmes ni tout à fait autres. Farah va donc, comme les détectives et les espions dont elle lit les exploits, mener son enquête sur le mystère de son origine, cause, ou pas, de sa différence.
Le roman, après quelques surprises, quitte Farah et donne la parole à son père, Lenny, et à sa mère, qui a à dire des choses inattendues. La structure en triptyque qu’adopte la narration fait émerger tout naturellement ce qu’on découvre. Si dans l’imaginaire romanesque de Farah les héros courent d’énigmes en solutions, ici, ces changements d’axe mettent les récits dans la logique - familiale quoique spéciale - de personnages dont l’attitude n’est alors inexplicable qu’en apparence. L’autrice sème dans le roman des indices, qui auront leur écho. On voit ainsi Farah « découvrir » sa mère dans une scène fameuse de Talons aiguilles, d’Almodovar, où Un ano de amor est interprétée par la chanteuse Letal, incarnée par Miguel Bose. On en retrouvera au moment crucial plusieurs éléments, dont des stilettos de 12 cm qui n’échapperont pas à l’adolescente, mais n’en disons pas trop.
La Treizième Heure, comme beaucoup de livres d’Emmanuelle Bayamack-Tam, carbure à la métamorphose. Changement de genre, de corps, de narrateur, de matériau mythique ou religieux, de culture, tout s’imbrique dans ce roman sans frontières où même le passage de vie à trépas (et retour) contribue à la régénération annoncée. La tension entre la poésie ou la chanson et le roman orchestre et rythme ces mutations. Les chapitres, tout comme ceux d’Arcadie, sont intitulés d’après des vers connus, des refrains, des répliques ou des titres de films, de Daft Punk à Giono, Brel ou Éluard. Peu soucieuse d’élitisme, Emmanuelle Bayamack-Tam livre ses sources en fin de volume. L’important est que ce livre, infusé d’astres littéraires, musicaux et cinématographiques, puisse se lire sans bagage et, au contraire, aiguise la curiosité du lecteur. Qui n’aura pas besoin de treize heures pour dévorer la Treizième Heure.
(1) Roger Gilbert-Lecomte (1907-1943),dit « Coco de Colchide », un des fondateurs du groupe le Grand Jeu avec René Daumal et Roger Vailland.
Alain Nicolas, L’Humanité, 8 septembre 2022
Un grand roman sur l’identité et ses bouleversements, par Emmanuelle Bayamack-Tam.
À l’Église de la Treizième Heure, créée par Lenny, on récite du Nerval ou du Rimbaud, et l’effet est immédiat. Ces messes poétiques font un bien fou aux adeptes du «triomphe de l’amour» Dans cette communauté millénariste, féministe, queer, animaliste et plus encore, on rencontre d’abord Farah, la fille que Lenny élève seul depuis le départ précipité de Hind, sa «mère». Puis vient donc Lenny, le fondateur de la secte, qui voudrait apporter à tous «une source de joie, de plaisir et de réconfort »n’est qu’ambiguïté et complications. Quand Hind prend la parole avec flamboyance, elle se révèle LA grande héroïne de ce roman hilarant et audacieux. Hind est une splendeur transsexuelle, petite poitrine ravissante et pénis de bonne taille, chignon banane d’un blond platine, minijupe en lamé et top en satin rouge. Reine des karaokés où elle chante Piaf, Lama ou Sardou comme personne, Hind est algérienne violemment hostile à ses aspirations et désirs
Si chacun des trois héros de La Treizième Heure donne une version de l’histoire, Hind s’impose parmi eux par son aplomb, sa fragilité et son franc-parler, dominant ce grand roman sur l’identité et ses bouleversements successifs. La triade familiale classique, père, mère, enfant, est singulièrement bousculée par Emmanuelle Bayamack-Tam, qui adore jouer au chamboule-tout avec les idées reçues. À la fois tragique et mordante, d’une drôlerie irrésistible et d’une gravité puissante, La Treizième Heureest un pari parfaitement réussi qui reprend les grandes obsessions d’Arcadie(2018), autre roman où Farah apparaissait déjà en adolescente moustachue et intersexuée, amoureuse d’un gourou qui cherchait à lui faire plaisir.
Tout en posant quelques questions fondamentales sur le genre, la famille biologique, les origines et les croyances, La Treizième Heure est aussi un hommage à la littérature, romanesque, poétique et populaire. Ce livre bouleversant emporte le lecteur dans un tourbillon de fantaisie et de grotesque, où l’écriture n’est jamais un exercice, mais toujours une jouissance.
Christine Ferniot, Télérama, Septembre 2022
Prix Médicis : Bayamack-Tam et ses identités flottantes
Quand elle a été récompensée mardi par le prix Médicis (après le prix Landerneau des lecteurs), Emmanuelle Bayamack-Tam a dit de la Treizième Heure (P.O.L) : « C’est un roman certes, mais aussi un hommage à la poésie.»La «treizième heure», c’est celle d’Artemisl’étrange poème de Nerval. Comme Emmanuelle Bayamack-Tam qui en a toujours habilement disséminé dans la plupart de ses textes, Lenny est passionné de poésie et a créé l’église de la Treizième Heure, une communauté dont la liturgie est faite de récitations de poésies, en particulier Artemis, et dans laquelle se retrouvent des marginaux et des angoissés, sur fond d’ambiance de fin du monde. Trois personnages s’expriment tour à tour : Farah d’abord, adolescente intersexuée, son père Lenny ensuite, qui a fondé cette église, et Hind, femme trans et mère de Farah qui l’a abandonnée à la naissance. Depuis Rai-de coeur (1996), les questions de transidentité, de genre, traversent l’œuvre de Emmanuelle Bayamack-Tam. Son premier roman (à l’intrigant incipit : «Je ne savais pas que la vie serait aussi triste. Je jure que je ne le savais pas.») parlait de la découverte de l’amour et de l’homosexualité. La Farah de la Treizième Heure était déjà dans (prix du Livre Inter 2019), car l’autrice et professeure de français aime reprendre certains de ses personnages. Autre héroïne récurrente, Charonne, métisse et énorme, apparue dans Une fille du feu (2008), revenait aussi dans Je viens (2014), roman choral et triptyque comme la Treizième Heure.
Pour ses textes plus noirs et populaires, Emmanuelle Bayamack-Tam signe de son pseudo, Rébecca Lighieri : Husbands en 2013, les Garçons de l’été ou II est des hommes qui se perdront toujours (2020). Ses textes contiennent de nombreuses références littéraires qu’elle fond dans le décor, hybridées dans la phrase, par jeu, par admiration et goût de la langue. Dans la Treizième Heure, le nombre de références (romans, poésie et chanson française) et de citations déguisées abonde, elles sont listées.
Le prix Médicis étranger est allé à Andreï Kourkov pour les Abeilles grises (Liana Levi), roman sur l’absurdité du conflit déclenché par des séparatistes pro russes dans l’est de l’Ukraine en 2014. Le prix Médicis de l’essai a été remis au philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman pour le Témoin jusqu’au bout (éditions de Minuit). Le philosophe a consacré cet ouvrage au spécialiste des encyclopédistes et du Siècle des Lumières Victor Klemperer, «un grand philologue qui a choisi de rester à Dresde» sous le nazisme pour étudier les mutations de la langue allemande dans un régime totalitaire.
Frédérique Roussel, Libération , Novembre 2022
Emmanuelle Bayamack-Tam choisit les liens du texte
Avec « La Treizième Heure », l’écrivaine démontre follement sa volonté de recomposer, dans ses livres, auteurs, personnages ou situations. Poétique de la liberté, en quelques mots
Pourquoi diable faudrait-il, à chaque fois qu’un écrivain se remet à l’ouvrage, qu’il envoie aux oubliettes le livre précédent ? « Je n’ai pas cette volonté de tout renouveler à chaque fois. Ce serait, en ce qui me concerne, très artificiel », grimace Emmanuelle Bayamack-Tam, que l’on attrape à son retour de vacances.
Rien d’étonnant, donc, à ce qu’elle rallume, avec La Treizième Heure, les souvenirs de son précédent roman, Arcadie (P.O.L). Ce livre avait marqué la rentrée littéraire 2018 et reçu le prix du livre Inter. On en retrouve ici, avec une autre histoire, l’attachante héroïne - une jeune fille vive et acerbe (ou, qui sait, peut-être un garçon), qui a poussé comme une herbe sauvage dans une communauté pas piquée des hannetons. Dans Arcadie, c’était un phalanstère prônant l’amour libre; ici, une « Eglise littéraire » où l’on dit paisiblement la messe poétique. Dans un univers romanesque remodelable à l’envi - l’autrice écrit aussi des romans noirs sous le nom de Rebecca Lighieri -, examinons ici, en trois mots, les fondations d’une poétique solidement campée.
Case
Trois mots, ce sont trois de trop : l’autrice abhorre « les classifications, les assignations, les désignations » en bref « les cases qui, de toute façon, nous font souffrir ». Même si, dit-elle, on se trouve comme elle « du bon côté du manche ». Ce qui n’est jamais le cas de ses personnages, « outranciers, atypiques et difficiles à dénommer, oui, à caser», telles Farah et sa mère, Hind - une « femme à bite » qui n’est autre que le père biologique.
Dans la littérature, Bayamack-Tam voit un « moment de grâce », entre Baudelaire et Nerval, pour « les personnages de bouffons et de clowns qui vont interroger le bien-fondé des cases ». Y compris littéraires. Peu ou prou dans cette période, Verlaine et son Sonnet boiteux (1884): un poème « disgracieux, claudiquant », dit-elle avec gourmandise, dont les alexandrins ont treize syllabes et non douze, et qui déborde du moule poétique comme elle, du roman. « On a du mal à décrire mes histoires, parce qu’elles ne sont pas très romanesques : il ne se passe rien, pas de péripéties. » La Treizième Heure ? « Juste un chagrin d’amour. » Elle hausse les épaules : « Peut-être que je ne sais pas écrire des romans. Peut-être que c’est autre chose. »
Métamorphose
Qu’écrit Emmanuelle Bayamack-Tam, alors ? Des métamorphoses, répond-elle du tac au tac. « Les Métamorphoses, d’Ovide [Ier siècle], je ne cesse d’y revenir et d’y puiser. De toute façon, “La Métamorphose” pourrait être le titre de tous les romans de la littérature. Parce que le roman, ce n’est que ça. »
Tous les siens sont habités de personnages qu’elle aime saisir à l’adolescence, « quand le corps se transforme et vous attend de l’autre côté », dit-elle joliment. Dans La Treizième Heure, par exemple, le petit garçon Farah se change en femme. Ce qui, en soi, ne suffirait pas à faire un livre, insiste Emmanuelle Bayamack-Tam : « La détermination de son genre est une métamorphose parmi d’autres, qu’on aurait tort de fétichiser. Les corps se tatouent, se scarifient, maigrissent, se délabrent. »
Elle-même ne revendique pas de transfiguration majeure au cours de ses années d’écriture. La naissance de la phalène Rebecca Lighieri en 2013 avec Husbands (P.O.L) ? Tout au plus une « mini-métamorphose », un costume passé pour lui permettre « d’être une autre et d’écrire des livres très différents ».
Elle revient à la littérature, jamais loin, qu’elle écrive ou s’exprime. « Au départ de ce livre, il y a Gérard de Nerval et le recueil des Chimères [1854] comme un noyau irradiant ». Fournit en effet son titre au roman l’énigmatique Artémis, sixième sonnet en alexandrins d’un recueil de douze. Bayamack-Tam le connaît par cœur et en déclame doucement les premiers vers : « La Treizième revient... C’est encor la première ;/ Et c’est toujours la seule, - ou c’est le seul moment :/ Car es-tu reine, ô toi ! la première ou dernière ?/ Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant?... » Et l’autrice d’évoquer, à voix grave et mesurée, le questionnement identitaire de celui qui écrit : « Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé. » Elle lit chez Nerval « une volonté d’autodéfinition constamment à l’œuvre », qui travaille aussi ses personnages de métamorphes. « Maintenant, comment s’autodéfinit-on ? reprend-elle. Je ne veux pas répondre, et le roman pose pourtant sans cesse la question. »
Famille
Ce qui l’agace, c’est qu’on veuille à cor et à cri imputer qui l’on est au temps de l’enfance. « Attention, je sais bien que l’enfance peut être cyclonique : c’est même mon sujet de livre en livre depuis toujours.» Mais elle croit aussi ceci : « Nous aurions tout intérêt à cesser de scénariser l’enfance traumatisée, pour mettre à profit l’âge adulte, qui finalement, dure beaucoup plus longtemps. »
Au fond, l’enfance n’est qu’un aspect de ce qui l’intéresse véritablement : la famille. Un intérêt qu’elle partage d’ailleurs avec son hétéronyme : « C’est une des exceptions, en effet, à un cloisonnement assez strict entre mes deux projets littéraires. » Pour Rebecca Lighieri, la famille est « évidemment » sujet à roman noir (voir Il est des hommes qui se perdront toujours, P.O.L, 2020). Et, pour Emmanuelle Bayamack-Tam, « il est salutaire de questionner les usages qui paraissent naturels en matière de famille ». Ainsi La Treizième Heure raconte l’histoire d’une enfant née par gestation pour autrui (« Illégale en France, pas ailleurs : ces enfants existent.»). Elle s’anime : « En écrivant les familles adoptives, recomposées, élargies à une communauté, je veux remettre en question le lien du sang, que l’on a coutume de sacraliser. »
II faut dire qu’Emmanuelle Bayamack-Tam a sa propre définition de la famille. « Petite, je me sentais liée, peut-être de façon fantasmatique et illusoire, à des auteurs morts depuis longtemps. » Espérant que « cela ne paraisse pas complètement immodeste », elle ajoute : « Je tiens de l’enfance cette idée que m’ont enfantée Nerval, Baudelaire, Racine, Proust et d’autres auteurs plus ou moins patrimoniaux auxquels je me réfère souvent, quand bien même je ne leur arrive pas à la cheville. »
En souvenir de cette enfance « très livresque », Bayamack-Tam a forgé des personnages de lecteurs, « et surtout de jeunes lectrices ». C’est peut-être, avance-t-elle avec pudeur, « un moyen d’être dans une forme d’autofiction – dans laquelle on est toujours un peu. »
Surtout, au fil des ans, elle a fait des écrivains avec lesquels elle se sent en famille la matière de son écriture – une « évolution » : « J’assume désormais ma liberté d’écrire avec les mots des autres. » Elle dit avoir longtemps redouté « qu’on [la] trouve pédante ». Ou que l’on dise que relevait du plagiat sa manière d’émailler sa prose d’alexandrins blancs, de la sertir de mots des auteurs qu’elle aime sans guillemets (« un choix esthétique, graphique »), et parfois en les adaptant. Aujourd’hui, l’écrivaine n’a plus peur. « Je sais que c’est ce que je fais. Et que personne d’autre ne le fait. »
Zoé Courtois, Le Monde des Livres, Septembre 2022
« Emmanuelle Bayamack-Tam, transgenre littéraire », un article de Anne-Frédérique Hébert-Dolbec à propos de La Treizième Heure d’Emmanuelle Bayamack-Tam, à retrouver sur la page du Devoir.