legor Gran The Walking «Z»
Un pamphlet enragé sur les Russes poutinisés
« ll faut avoir l’esprit en cuvette de WC pour accepter de bouffer de la merde.» C’est à propos des Russes depuis l’invasion de l’Ukraine et du signe belliqueux «Z». On se dit un peu bêtement : legor Gran a le droit d’écrire ça, ses parents étaient des dissidents soviétiques, il est né à Moscou. On se prend à rêver d’un Français qui vomirait de même sur la mentalité hexagonale (mais nous, Français, nous rétorquera-t-on, n’avons rien à nous reprocher, ce n’est pas comparable). On ne voit pas d’exemple. II y a bien eu Baudelaire et Tiqqun, mais c’était sur les Belges et «la jeune fille», ça ne compte pas.
«Bistrot de gare».
Si l’on se met ainsi à penser horizontal et vertical, qu’on veut rabattre ITAL Z comme zombie sur la France, la Belgique (ou n’importe quel autre pays, car on pourrait faire un livre semblable sur les partisans de Trump, etc.), c’est qu’on voit bien que le pamphlet de Gran, avec sa démesure et son urgence, touche à ce qu’il y a de plus laid et banal dans l’humanité : l’orgueil, le déni, la peur, la violence -entre autres. Sauf qu’en Russie, l’indignité est passée à l’acte : «Katia, 16ans, coincée à Marioupol à côté du cadavre de sa mère morte de froid et de malnutrition, appelle son oncle resté en Russie. Réponse embarrassée de l’oncle-zombie: "Mais qui êtes-vous ? Arrêtez de m’appeler. Je ne vous connais pas."» legor Gran le redit à la fin de son livre : il n’a rien inventé, on peut aller voir (si on lit le russe) les sources Twitter, groupes Telegram, hashtags qu’il cite, relayant les délires haineux et complotistes qui sévissent actuellement au pays de Poutine. «Certes, "tous les Russes ne sont pas comme ça"», note-t-il en prélude. C’est une «sagesse du bistrot de gare - à laquelle je souscris volontiers. II n’empêche ».
A la première page, on sourit: «Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la plupart des zombies sont des gens biens. Ils aiment leurs proches autant que nous. [...] On peut prendre le thé avec un zombie et rire ensemble aux souvenirs d’une vieille comédie romantique. » » A la deuxième, on déchante. Litanie de divagations depuis le 24 février : une mère se convainc qu’une vidéo de son fils prisonnier est truquée, une intellectuelle pense que «toute cette agitation est organisée par l’Occident pour vendre des armes et faire oublier la crise du Covid», un autre que c’est la faute des Ukrainiens : s’ils fuyaient leur pays ou se rendaient, cela limiterait le nombre de morts. Et gare à la délation si vous n’êtes pas zombifié. Tous les exemples rapportés sont accablants et frappés du désespoir de l’auteur, qui découvre dans nombre de ses amis russes des morts-vivants insoupçonnés.
Germe pourri.
Dans ce désert de la raison, son livre se fait enquête enragée, aussi douloureuse que drôle: comment peut-on croire à une propagande aussi mal fichue? Gran rapporte le cas d’un agent du renseignement qui écrit «signature illisible» sur un document censé accréditer la thèse d’un nazisme ukrainien: «Le tâcheron [...] a recopié texto les instructions de son chef de service.» Il y en a cent autres cas de couleuvres énormes, que l’écrivain s’amuse à pousser dans leurs retranchements absurdes. La réponse est qu’en réalité la question n’est pas d’y croire ou non, et qu’aucune contre-information, comme on le sait, n’a jamais déjoué une désinformation. La guerre contre l’Ukraine ne fait qu’activer, suppose Gran, un germe pourri de l’âme russe : l’obsession impérialiste et le ressentiment contre l’Occident, dont l’écrivain retrouve les traces aussi bien chez Pouchkine que dans l’avis du pékin moyen, jamais remis des «humiliations» de 1945 et de 1991: «Oui, l’Ukraine mérite ce qui lui arrive! Ah, ils ont voulu rejoindre l’Europe? Ils voudraient vivre mieux ? Ceux qui se sont goinfrés, on va les aider à déféquer!»
Dans Seul dans Berlin (1947)de Hans Fallada, on se rappelle que la mort de leur fils au front instillait la révolte chez un couple d’Allemands nazifiés. Dans Z comme zombie , le Russe poutinisé ne possède hélas pas cet anticorps. Pire, la misère, la souffrance, sont pour lui un signe d’élection: «II passe haut la main le test d’Abraham, celui où l’on doit pouvoir sacrifier Isaac pour se prouver à soi-même la force de sa foi.» Si ces Russes ont comme nous la «malédiction» d’êtres humains, ils en ont une autre plus dangereuse : vouloir inspirer la terreur, et supporter d’y vivre. Iegor Gran ne voit pour eux aucune guérison à l’horizon et, pour nous, une issue impuissante: sortir de «l’hypnose» indulgente où nous sommes devant ce «peuple»
Eric Loret, Libération, 10 septembre 2022.
Des Russes et de leur aliénation volontaire
Dans un essai acide et décapant, legor Gran décortique la folie du peuple russe qui, par haine de l’Occident, gobe et adhère à la propagande poutinienne.
II n’y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. L’adage populaire, qui se vérifie si souvent, s’applique au peuple russe, comme en fait la démonstration implacable l’essayiste legor Gran, né à Moscou, fils de l’écrivain Andreï Siniavski, naguère envoyé au Goulag et dont il a raconté le tragique destin dans son précédent livre Les Services compétents
L’invasion de l’Ukraine le 24 février dernier sur ordre de Poutine fournit la trame de cet opuscule acide et décapant sur la « zombification » du peuple russe par son président-dictateur et ses vastes moyens de propagande. Sa démonstration est par moments ahurissante, tant les preuves de la bêtise locale sont accablantes. On en rirait si l’on ne devait en pleurer. La haine de l’Occident alimentée depuis des lustres par le Kremlin pour camoufler ses turpitudes, sa corruption généralisée, ses crimes - a servi de combustible pour « nazifier» les Ukrainiens, sans autre forme de procès. II faut vraiment être devenu un zombie, insiste legor Gran, pour vouloir envoyer ses enfants à l’abattoir au nom d’une idéologie frelatée plutôt que d’ouvrir les yeux. La vérité est congédiée au profit d’une «adhésion fervente» à ce délire généralisé.
Dans le Z, affiché partout, legor Gran voit la nouvelle croix gammée. On le dessine même dans les plats servis dans les assiettes, comme geste d’allégeance et sentiment d’appartenance. Surtout, ce Z contamine la langue russe et pervertit le sens même des mots. L’auteur parle même de «l’incontinence zédienne ».
À la manœuvre de ce lavage de cerveau, digne du 1984 d’Orwell, la télévision inféodée au Kremlin. «Pas un gramme de vérité, ou même d’apparence de vérité, dans les récits hallucinatoires et minables inventés par les gros bourrins de la propagande poutinienne »tranche legor Gran qui se fait un plaisir de les aligner dans son tableau de chasse. II réserve un sort particulier à Poutine, portrait cruel et juste, qui joue sur la corde sensible de son peuple. Les Russes se croient élus par Dieu pour affirmer leur puissance sans limite, en occultant leur insuffisance et déliquescence. Tout est bon pour faire bouillir leur ressentiment. Ils se prétendent persécutés par l’Occident pour mieux déployer leurs bataillons de la mort.
Un vent mauvais emporte la Russie vers le chaos et le gouffre d’un suicide collectif. Les zombies sont «fossilisés» dans leurs convictions, déplore legor Gran. II entrevoit mal comment ce peuple pourra se guérir de l’aliénation volontaire qui l’entraîne vers les pires abîmes.
Jean-Claude Raspiengeas, La Croix, Septembre 2022
Les zombies russes haïssent l’Occident
Dans un petit livre cinglant, l’auteur du “Retour de Russie” s’attaque à la fièvre nationaliste qui, avec l’invasion de l’Ukraine, s’est emparée du pays de Poutine. Entretien
Le 23 février, Iegor Gran, qui venait de publier une fable kafkaïenne sur la misandrie avec « le Jounal d’Alix », réfléchissait à un prochain livre sur l’époque où il était lycéen. Le 24 février, il n’en était plus question. Deux ans après avoir raconté dans un formidable roman comment « les Services compétents » du KGB ont envoyé au goulag son père, l’écrivain Andreï Siniavski, l’auteur du « Retour de Russie » s’est mis à vivre à l’heure de la guerre. Comme il est parfaitement bilingue, Gran a passé des semaines à scruter les réactions des Russes en regardant leur télévision, en épluchant internet, en lisant tout ce qu’il pouvait lire. Il en a tiré un de ces petits livres cinglants dont il a le secret, « Z comme zombie », dans lequel il examine la fièvre nationaliste qui s’est propagée au pays de Poutine à mesure que l’Ukraine était envahie par des blindés russes « barbouillés » » de la lettre Z. Gran en dissèque les cas les plus symptomatiques, pour localiser les origines du virus dans un bain culturel où l’on invoque Pouchkine sans l’avoir lu, dans une histoire violente et un « amour coprophage » pour Staline, dans une géographie nourrie par l’idée que « les frontières de la Russie ne s’arrêtent nulle part », dans un ressentiment contre l’Occident qui dépasse l’entendement. On s’est beaucoup demandé, depuis le 24 février, ce qui se passe dans la tête de Poutine. Gran, lui, déplace le projecteur pour le braquer sur la psyché du peuple russe. Et même si son ironie très acide ne manque jamais de drôlerie, ce qu’il dévoile du « mystère bordélique de l’âme slave » est souvent effrayant.
Comment avez-vous réagi, le24 février, lorsque la guerre a commencé ?
Devant un événement majeur comme celui-là, on est en état de choc. Je le redoutais, parce que j’ai vu ce qu’ont fait les Russes en Tchétchénie, puis comment Poutine a annexé la Crimée. Mais j’avais un petit espoir. D’autant que, d’un point de vue stratégique, ce que Poutine a fait est stupide. Ça a même été ma première pensée... Puis j’ai vite constaté la naissance des zombies. Ils étaient dans une extase intérieure, tout à fait en accord avec Poutine.
Qui sont-ils, ces «zombies » ?
Le zombie, c’est celui qui préfère la mort de son propre enfant à la vie tranquille des Ukrainiens. Naïvement, je pensais que les parents des soldats russes tués se manifesteraient, comme à l’époque de la guerre soviétique en Afghanistan. On n’a rien vu. Alors qu’en dix ans d’Afghanistan il y a eu trois fois moins de militaires morts qu’en six mois d’Ukraine... Au contraire, je suis tombé sur des reportages stupéfiants. Par exemple sur une mère endeuillée qui dit :« Cette opération était nécessaire, les Occidentaux ne passeront pas. » Elle est fière que son fils soit un cadavre. Mais pour quelle cause ? Pour une cause qu’elle s’est inventée elle-même. C’est ça, le zombie : quelqu’un qui s’éloigne de la vie, plutôt que de paraître faible dans une guerre fantasmée contre la culture occidentale, la tolérance, etc. Parce que oui, on est tolérants. Où on essaie de l’être, c’est assez nouveau et pas si simple. Mais les Russes nous voient comme un îlot de types gras du bide qui veulent imposer leur vision morale au monde. La véritable haine n’est pas contre l’Ukraine, mais contre l’Occident. Les Ukrainiens ont grandi dans les mêmes immeubles pourris que les Russes des années 1970-1980. Et voilà que ces péquenots veulent devenir comme nous...
Les «zombies » ne sont-ils pas victimes de la propagande poutinienne ?
Le pouvoir a contribué à la zombification, bien sûr. Mais cette propagande est si grotesque, si mal faite qu’on dirait du sabotage. Je cite des fake news incroyables : ces laboratoires secrets où l’on injecterait de l’ADN slave dans le virus du Covid pour qu’il ne s’attaque qu’aux Slaves... et que des oiseaux migrateurs seraient ensuite chargés de disséminer en Russie. Je n’invente rien ! C’est expliqué sur des chaînes publiques, et même par quelqu’un comme Nikita Mikhalkov. Ce type est un mastodonte du cinéma mondial, ou du moins l’a été, et il reprend, droit dans ses bottes, ce délire, il n’y a pas d’autre mot. J’évoque aussi le cas extraordinaire du faux attentat déjoué contre Soloviev, un des propagandistes en chef de Poutine. Parmi les « preuves » données par le FSB, il y avait un cocktail Molotov bricolé avec une bouteille... en plastique. Il y avait aussi un livre prétendument dédicacé par un « nazi » qui avait écrit :« Tue pour vivre, vis pour tuer.» Puis : « Signature illisible. » J’ai cru à un poisson d’avril... Comment un agent des services secrets peut-il écrire en toutes lettres le mot « illisible » alors qu’il devait juste contrefaire une signature illisible ? Et comment peut-on exhiber cette « preuve » à la télévision ?
Parce que des gens veulent croire à cette propagande ?
Je suis certain qu’aucun zombie n’y croit vraiment. Les Russes ont d’ailleurs une source pléthorique d’information sur internet YouTube n’est pas censuré. Ils sont 49 millions par jour à s’y connecter. Ils ont accès à tous les discours de Zelensky à des journalistes exilés hyper compétents... Ils ont une vision totale de ce qui se passe en Ukraine, mais choisissent de ne pas le voir. C’est un choix. C’est très difficile à admettre pour nous. Je vois des gens qui twittent :« Oh, mais que ne pourrait-on lancer une bombe sur Poutine ?»Sauf que le problème ne serait pas résolu. Il y a beaucoup de gens autour de lui, et l’iceberg d’un peuple russe qui soutient l’« opération militaire spéciale » en se racontant qu’il libère les Ukrainiens pour ne pas avoir de propagande gay chez lui...
Que reprochent les «zombies » à l’Occident ?
L’Occident les agace à de nombreux niveaux. Mais le premier, c’est qu’on y vit au présent, fondamentalement : pour vous, pour moi, ce qui compte, c’est le bonheur au quotidien de nos enfants, de notre jardin, de notre chien, de nos voisins... On fait des trucs débiles comme la fête des voisins. Pourquoi ? Parce qu’on est dans le présent. Depuis qu’on vit sans guerre, on est dans un temps qui a suspendu son vol, où chacun essaie de profiter de ses instants de vie. Et je trouve ça formidable. Je ne dis pas que tout est rose, bien sûr : on subit des drames personnels, on a des aigreurs contre la société - j’en ai tout le temps. Mais c’est insupportable pour beaucoup de Russes. Ils ont vécu dans le futur pendant soixante-dix ans en se disant : nos enfants souffrent, mais demain les oiseaux chanteront. Leur communisme était une idéologie du futur. Avec le poutinisme, l’idolâtrie du passé a pris le relais. Un passé traficoté, « fakenewsifié »... Le présent n’est pas assez spirituel. Il rabaisse l’homme russe. C’est pour ça que les zombies nous méprisent. Nous, disent-ils, on préfère la fiction à la réalité.
Comment quantifier le phénomène ? On pourrait vous taxer de russophobie, car tous les Russes ne sont pas des « zombies »... Bien sûr, je suis un russophobe payé par le département d’Etat américain ! Non, tous les Russes ne sont pas comme ça Mon livre commence là-dessus. Mais toutes les études, côté ukrainien aussi bien que russe, montrent un soutien majoritaire à l’opération militaire. En gros, 15 % des Russes sont contre la guerre, 25 % s’en foutent et 60% sont pour... dont 15% à la puissance 1000. Pour ceux-là, Poutine n’en fait pas assez, il devrait tout raser. J’ai lu et entendu ça partout Par exemple, je suis sur Twitter une Svetlana, comptable. Elle aime la cuisine et photographier son chat... En parallèle, elle poste des choses hallucinantes sur l’Ukraine. Qu’elle n’appelle même pas Ukraine, mais « pays 404 » - comme les pages d’« erreur 404 » qu’on trouve sur internet... Chaque massacre, pour elle, est une invention des services secrets occidentaux. Au début de la guerre, elle était très enthousiaste. Là, elle trouve le temps long. L’armée russe lui semble trop douce. Si Poutine recule, elle sera déçue.
Pour vous, cette dame est-elle représentative d’un courant fort en Russie ?
Elle n’est pas seule du tout. Il y a aussi ce qui m’a vraiment traumatisé dès les premiers jours. Dans chaque famille, il y a des disputes entre frères et sœurs, des divorces, des gens qui ne reconnaissent plus leurs enfants. L’épisode qui m’a fait écrire ce livre, je ne l’ai pas mis dedans. C’est un type qui se trouvait à Kharkiv au début de la guerre avec sa femme, ses enfants et sa propre mère. Les missiles russes ont commencé à tomber. La maison tremble, il essaie de protéger la grand-mère en l’installant dans une baignoire en fonte. Lui-même, terré sous un chambranle de porte, pense qu’il sera peut-être mort dans dix minutes et téléphone à son père, qui est gardien d’église au fin fond de la Russie : « Voilà ce qui se passe, c’est peut-être la dernière fois qu’on se parle. » Le père répond : «Arrête tes conneries je ne te crois pas. » Le fils en est à pleurer au téléphone, l’autre lui dit qu’il reprend le narratif des nazis... Le fils a fondé un site, « Papa, crois moi », pour ceux qui, dans une personne aimée, ont découvert un fasciste. Un film a été fait sur le sujet. Les témoignages sont bouleversants. Des milliers et des milliers de gens sont confrontés à la zombification de leurs proches. Pour qui la parole d’un fils ne vaut rien par rapport à la « vérité ».
On retrouve ici le motif de l’aliénation volontaire qui traverse vos autres livres, qu’ils parlent du confinement ou d’un certain féminisme...
Bien sûr ! Pour que l’on ne me prenne pas pour un affreux russophobe, je précise que tous les humains, vous comme moi, vivent dans un monde de fiction, qu’ils s’inventent eux-mêmes. Chacun s’écrit sa biographie, en gommant ses côtés sombres. Donc n’est-ce pas naturel que des gens dérivent vers un déni de choses moralement abjectes ? La question reste de savoir comment cela a pu se concentrer dans ce pays-là et à ce moment-là. Je ne pense pas, comme Hélène Carrère d’Encausse, que « les Russes ont une capacité de souffrance » parce que « toute leur histoire est faite de catastrophes ». Comme si les Russes étaient élus par on ne sait quelle divinité pour souffrir ! C’est dire cela qui est russophobe. Et c’est reprendre la narration des zombies, dont Hélène Carrère d’Encausse est ici l’idiote utile. Bien sûr qu’on préfère incriminer Poutine, la caste des politiques, l’armée, le FSB... et pas une envie profonde des Russes causée par tout un tas de fantasmes.
Vous allez jusqu’à parler d’une « responsabilité du peuple russe dans les crimes d’Ukraine»... mais vous êtes cinglant, aussi, sur le rôle joué par l’Occident. Oui, cette cristallisation de haines est aussi le résultat d’une complaisance de l’Occident.
Je l’ai vécue pendant vingt ans. Que n’ai-je entendu ? Qu’il suffisait de faire du commerce avec les Russes pour que tout s’arrange. Qu’on pouvait fermer les yeux sur quelques dérives autoritaires. Donc sur la présence de polonium dans le thé de Litvinenko à Londres en 2006. Ah, si à l’époque on avait expulsé tous les diplomates russes... Cela me ronge. Je suis partisan de la démocratie et de ses principes, mais quand elle est menacée par des cas extrêmes, elle doit appliquer des procédures plus retorses. Aujourd’hui, je suis pour la confiscation, totale et immédiate, des avoirs détenus par des oligarques. Quitte à être un peu moins fair-play que d’habitude. En plus, les listes existent, Navalny a fait le travail... D’autre part, les pays Baltes, la Pologne, la République tchèque, le Danemark, qui savent à qui ils ont affaire avec Poutine, sont contre l’attribution de visas européens pour les Russes. D’autres pays sont beaucoup plus complaisants, comme la France ou l’Italie. Et c’est ainsi qu’en plein mois d’août, la femme du porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, faisait encore la nouba dans un restaurant grec en cassant des assiettes. Pendant ce temps, on a des millions de réfugiés ukrainiens...Ce n’est pas normal. Il est temps de priver tous les oligarques russes de leurs vacances en Europe.
Grégoire Leménager, L’Obs, septembre 2022
Iegor Gran en colère
C’EST UNE MÈRE qui se laisse convaincre que le soldat fait prisonnier par les Ukrainiens et racontant l’atrocité des combats sur une vidéo n’est pas son fils. C’est un homme qui raccroche avec irritation quand un appel de Marioupol lui annonce la mort de sa sœur. Ou un autre qui, mis face aux images d’immeubles calcinés à Kharkiv, dit à son fils : «Tu vois bien que ce sont les Ukrainiens eux-mêmes qui se bombardent à la roquette.»
Tels sont les « zombies » russes dont Iegor Gran relate les «transes» dans un pamphlet porté par une rage froide. S’il admet volontiers, d’emblée, que «tous les Russes ne sont pas comme ça », l’écrivain, né à Moscou, affirme qu’ils sont majoritaires, ceux adhérant à une propagande qui ne prend même pas la peine d’être vaguement élaborée. Après avoir donné de nombreux exemples de Russes qui préfèrent «les morts ukrainiens à la vie de [leurs] propres enfants », Gran s’attache à réfléchir, sur le même ton grinçant, aux causes de cette «automutilation » de la conscience, à ce qui pousse la Russie à «préférer les privations qui lui donnent l’illusion de s’élever spirituellement à la stagnation d’une vie tranquille où l’on cultive son jardin pour embellir son présent».
Et, après cela, il reste encore à l’écrivain assez de colère pour accuser «un Occident fayot et énamouré »d’avoir donné un blanc-seing aux, atrocités de Poutine en lui faisant les yeux doux.
Raphaelle Leyris, Le Monde des Livres, septembre 2022