— Paul Otchakovsky-Laurens

Une archive

Mathieu Lindon

« Je suis une archive à moi tout seul », déclare ici Mathieu Lindon avec ironie. Il se raconte donc comme archive vivante témoignant de son père, Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit de 1948 jusqu’à sa mort en 2001, de sa famille et de la « famille des auteurs », dont Sam (Samuel Beckett), Alain Robbe-Grillet, Marguerite Duras, Jean Echenoz, et beaucoup d’autres. C’est un livre qui parle de passion, d’amour et de famille, de pouvoir, de succession et de transmission, de génie, de bonté, d’héroïsme, de ruse et de méchanceté. L’archive en question, c’est la vie d’un petit garçon qui...

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La presse


Le fils : Mathieu Lindon


C’est une histoire intime qui concerne des millions de personnes, dont tous les lecteurs de Marguerite Duras, Samuel Beckett, Jean Echenoz, Hervé Guibert, Jean-Philippe Toussaint, Bernard-Marie Koltès, et la liste est interminable. C’est un récit d’amour filial qui échappe à l’hagiographie, le portrait d’un homme inégalable, celui de Jérôme Lindon, qui dirigea Les Éditions de minuit, de 1948 à sa mort, mais dont le goût du pouvoir et des abus ne l’étaient pas moins. L’un des bonheurs d’Une archive – l’archive étant Mathieu Lindon – est que l’auteur reste toujours au plus proche de l’enfant ferrailleur et rieur qu’il était, si bien que la vie de la « maison », les écrivains, mais aussi la description des lieux sont saisis à travers les yeux d’un petit garçon. C’est un livre qui va vite, une écriture qui cavale au rythme de la pensée de l’écrivain, qui attrape dans ses filets des anecdotes, en n’oubliant jamais de les rendre signifiantes. Comment fait-on avec un héritage prestigieux, les traits de caractère que l’on reçoit malgré soi, ce qu’on voit et ce qui nous est imperceptible – ce que Mathieu Lindon nomme son « abrutissement » ? Comment soulève-t-on la chape de plomb de l’excellence ? En creux, se dessine aussi le portrait d’André, un frère longtemps éloigné, omniprésent malgré son absence, les trois enfants de la fratrie ayant choisi des manières différentes de s’affranchir.


Anne Diatkine, Vogue France, mars 2023



Une archive de Mathieu Lindon : où le fils écrivain rend enfin hommage au père éditeur


II lui aura fallu plus de vingt ans pour livrer sa version de Jérôme Lindon et des Éditions de Minuit par le prisme de l’intimité. Un très beau texte traversé par l’amour et les grand-es mort-es hyper-vivant-es.


Comment écrire sur un père ? Et comment écrire sur un père qui est déjà devenu une archive ? Le père de Mathieu Lindon, le très grand éditeur Jérôme Lindon, patron légendaire des non moins légendaires Editions de Minuit, a déjà été archivé par d’autres, qu’il s’agisse d’institutions ou d’écrivain-es. L’Institut Mémoires de l’édition contemporaine conserve ses archives et celles des éditions, l’historienne Anne Simonin a consacré un livre à l’histoire de ces mêmes éditions, et Jean Echenoz et Jean-Philippe Toussaint ont chacun placé l’éditeur au centre de très beaux textes. Ce qui explique peut-être qu’il ait fallu à Lindon, le fils et l’écrivain, plus de vingt ans - après la disparition du père et éditeur en 2001 – pour se l’approprier et nous le donner à voir dans cette zone que les autres ne pouvaient pas aborder : son intimité.


Peut-être est-ce aussi la récente vente de Minuit à Gallimard, telle la dernière page toumée d’un récit qu’il pouvait dès lors écrire, qui a autorisé Lindon à livrer sa propre archive. Pour toujours, « l’intelligentillesse » de Jérôme Lindon y sera préservée, son immense humour et son goût pour le jeu, parfois sa méchanceté, sa grande fidélité et ses petites infidélités, sa vie privée, et ce qu’éditer veut dire : « Et puis, miraculeusement, un écrivain est venu vers lui parce que miraculeusement personne d’autre n’en voulait et que miraculeusement il a immédiatement identifié Samuel Beckett comme Samuel Beckett et a su se démener, on ne peut plus aidé par l’œuvre évidemment, pour que cette reconnaissance s’étende sur toute la planète. » Entre les deux hommes, ce sera plus que de l’admiration : une infinie affection. Jérôme totalement dévoué à Sam, à son œuvre, et Sam laissant souvent ses gains aux Editions pour les soutenir financièrement.


Une archive est saturée de ces liens affectifs, familiaux, liens de filiation réels comme symboliques, qui unissent le père et ses enfants, mais aussi l’éditeur et ses écrivain-es. La famille se double sans cesse d’une autre, esthétique et politique, littéraire. Ce sont les ponts entre les deux, cette zone intermédiaire où elles s’imbriquent, qu’archive ici Lindon - lui seul pouvait le faire. Dans le labyrinthe de ces histoires d’amour et d’édition qu’il raconte, apparaissent Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Marguerite Duras et tous-tes les autres... II sait les incarner, à travers quelques anecdotes a priori légères, de façon fulgurante : quelques traits et on croit les voir, les entendre. Comme cet appel de Duras alors que l’auteur, jeune homme, est soudain harcelé par un Yann Andréa amoureux : « Je me rappelle trois phrases, qui toutes m’ont réjoui. L’une était : “Mathieu, le mal qu’il te fait à toi, qu’est-ce que c’est par rapport au mal qu’il me fait à moi ?” Une autre : “Mais, tu sais, il est gentil, il m’achète des œufs, du bifteck. ” Et il y avait aussi, m’ouvrant une nouvelle perspective : “Oui, il a un truc avec les Lindon. ”»


Une archive peut être lu comme le double symétrique de Ce qu’aimer veut dire (2011). II y évoquait déjà son père, notamment le moment où ce dernier acceptait de publier son premier roman, à condition qu’il soit signé sous pseudonyme, pour le protéger et protéger les liens avec la génération précédente. Mathieu Lindon acceptera, puis publiera ses textes suivants sous son nom, chez un autre éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens, entrant ainsi dans une autre famille, celle de P.O.L – comme il était entré avec d’autres garçons, dont Hervé Guibert, dans la famille de choix de Foucault, père symbolique au centre de Ce qu’aimer veut dire. Comme si Jérôme Lindon, ayant d’autres affections (ses auteurs et autrices), autorisait le fils à avoir des substituts de père et d’éditeur.


Résistant, il participait à un maquis juif pendant la guerre. Puis jeune homme, il « a su tous les identifier, ces auteurs, ces situations politiques, et faire ce qu’il fallait pour rester fidèle au destin qui lui tombait dessus, pour exprimer la plus grande loyauté envers les possibilités dont il n’aurait jamais rêvé qu’elles lui soient offertes ». Exercice d’amour non aveugle, d’admiration sans borne, Une archive est un magnifique tombeau.


Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles, décembre 2022



Une archive


Mathieu Lindon se souvient de son père, le grand éditeur Jérôme Lindon. Le portrait tendre d’un homme de combats, à rebours de son image sévère.


Ce n’est pas un hommage, pas un monument, pas un tombeau, pas un linceul de papier. Non plus qu’un geste de révérence ou de piété filiale. Qu’est-ce alors ? « Une archive », dit simplement le titre de ce très beau récit. Comprenez : une collection de traces, de souvenirs, de choses vues, entendues, pensées – un ensemble qui n’est pas facile à cerner mais qui n’est pas sans rapport avec la description que Michel Foucault faisait de l’archive : « Cette masse extraordinairement vaste, complexe, de choses qui ont été dites dans une culture. » Foucault, on y pense bien sûr, puisqu’Une archive semble le pendant d’un autre livre de Mathieu Lindon, admirable également, paru il y a onze ans : Ce qu’aimer veut dire, consacré au philosophe, à l’amitié intense et douce qui les liait quand il avait 25 ans, à la place qu’il tint dans sa vie - par-delà la mort. « Je suis reconnaissant dans le vague à Michel, je ne sais pas exactement de quoi, d’une vie meilleure », y écrivait Mathieu Lindon. Est-ce de ce genre de gratitude qu’il est encore question cette fois, dans cette évocation de Jérôme Lindon, son père, très grand éditeur, qui prit à l’âge de 23 ans les rênes des éditions de Minuit pour les diriger durant plus d’un demi-siècle, jusqu’à sa mort, en 2001 ?


Non, il s’agit plutôt, pour Mathieu Lindon, d’ouvrir sa mémoire comme on ouvrirait un classeur débordant de documents immatériels (« Moi je m’en fiche, des archives. Je suis une archive à moi tout seul »), afin d’y puiser la matière anecdotique ou grave d’un roman familial dans Iequel s’entremêlent son enfance, son père et cette maison d’édition si spéciale, à la source d’« une mythologie » qui tenait une telle place dans l’existence des Lindon que les notions ordinaires de sphères privée et professionnelle n’ont ici rigoureusement aucun sens. « Ma vie dans les livres depuis le premier jour », écrit Mathieu Lindon au seuil du récit. Une vie parmi les écrivains : Samuel Beckett, Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Marguerite Duras, Pierre Vidal-Naquet... Une vie d’écrivain, aussi - Une archive contient de très belles pages sur l’éditeur de Mathieu Lindon, Paul Otchakovsky-Laurens, mort il y a tout juste cinq ans.


Le grand Sam occupe une place à part, dans le parcours de Jérôme Lindon et celui, quasi consubstantiel, des éditions de Minuit dont il s’était retrouvé à la tête si jeune, au lendemain de la guerre, et presque par hasard, comme on attrape « un destin au vol » : « Miraculeusement, un écrivain est venu vers lui parce que miraculeusement personne d’autre n’en voulait et miraculeusement il a immédiatement identifié Samuel Beckett comme Samuel Beckett et a su se démener [...] pour que cette reconnaissance s’étende à toute la planète. » Homme-livre et homme de combats (le maquis juif à 18 ans, l’engagement contre la torture en Algérie...), Jérôme Lindon occupe le cœur du texte, dont le portrait juste, tendre, amusé, se dessine et ne cesse de se préciser, se nuancer de page en page modulations subtiles, réglages minutieux, et toujours à délicatement pondérer, sur les thèmes substantiels de l’autorité, du pouvoir, du courage, de la fierté, de la bonté, de la fidélité. De la gaieté, aussi, « parce qu’au-delà de son apparence et parfois sa conduite austère il était fantaisiste et j’aime cette fantaisie qui ne se promène pas partout en disant “je suis la fantaisie, je suis la fantaisie” mais se révèle chez ceux dont on n’aurait pas imaginé qu’ils en regorgent [...] Ça m’avait frappé qu’il veuille mettre du plaisir ou de l’amusement dans tout, ç’avait été d’une grande générosité de m’inculquer cette voie ». Un legs, parmi tant d’autres.


Nathalie Crom, Télérama, janvier 2023



Lindon, père et fils


Mathieu Lindon n’a pas tardé à écrire sur son père, il a seulement attendu l’heure. Elle vient de sonner. Vingt et un ans après la disparition de Jérôme Lindon et six mois après le rachat par Gallimard des Editions de Minuit, que dirigeait Irène Lindon, la sœur de Mathieu, l’auteur d’« En enfance » ajoute donc sa propre « archive ». C’est sa manière à lui, très affective, pleine d’une « intelligentillesse » dont il voudrait avoir hérité, de portraiturer un homme impénétrable, qui n’aimait guère la lumière, et de lui déclarer son amour. D’autres, dont la chercheuse Anne Simonin, ont documenté la geste des Editions de Minuit ou salué, tels Jean Echenoz et Jean-Philippe Toussaint, l’éditeur qu’il fut pour eux. Seul Mathieu pouvait raconter le père qu’il fut - Irène s’étant toujours camouflée derrière le devoir de réserve et André, troisième de la fratrie, réalisateur du bien nommé film d’animation L’Enfant invisible, ayant envoyé une bouteille d’encre à la tête de son père et coupé définitivement les ponts avec lui, qui souffrit tant de ne pouvoir connaître ses petits-enfants. Avoir Jérôme Lindon pour père, c’était grandir sous le poids d’une mythologie, née de la Résistance, et d’un devoir d’insoumission, que la vaillante petite maison prolongea jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie, et même au-delà. C’était habiter un appartement aux vitres soufflées que l’OAS avait plastiqué et où, plus tard, des appels téléphoniques anonymes déversaient nuit et jour insultes et menaces contre un éditeur juif ayant pris fait et cause pour les Palestiniens. D’autres combats, moins violents, mais pas moins décisifs - c’est à Jérôme Lindon qu’on doit la mesure imposant en France le prix unique du livre, grâce auquel la littérature et la librairie sont encore protégées - ont ponctué la vie de cet activiste maigre aux allures de clergyman, dont son fils fait un portrait intime et attendri. A la fois aimable et méchant, pingre et généreux, confiant et méfiant, parfois volage, mais d’une fidélité absolue à ses auteurs - Beckett, alias Sam, primus inter pares –, militant syndical et éditeur visionnaire, Jérôme Lindon sut rassembler, bien après le Nouveau Roman, de nouveaux romanciers, qu’il voulut même réunir sous l’adjectif « impassible », et dont il fit sa seconde famille. Comme son père, le fils sait marier la gravité et l’humour. On verra ici Jacques Vergès apporter chez Minuit une mallette remplie de billets de 500 francs, Catherine Robbe-Grillet assister en maîtresse SM, son « esclave » à ses pieds, aux funérailles de son mari et Mathieu Lindon, fatigué des assiduités de Yann Andréa, le compagnon de Duras, lui conseiller de se suicider. Le pudique Jérôme Lindon n’aurait sans doute pas publié « Une archive », mais il l’aurait lu sous cape et beaucoup aimé.


Jérôme Garcin, L’Obs, janvier 2023



Tout un monde


Mathieu Lindon, fils du directeur des Éditions de Minuit de 1948 à 2001, partage un moment de son histoire


Tout est là. Il ne raconte pas sa famille, mais il raconte la famille. Si l’on est lecteur, on en fait partie : génie de Samuel Beckett recevant le prix Nobel de littérature en 1969 ; couverture blanche avec liseré bleu et petite étoile ; ligne éditoriale courant sur plusieurs générations ; triomphe de Marguerite Duras couronnée par le prix Goncourt en 1984 pour L’Amant ; engagement politique durant la guerre d’Algérie. Les Éditions de Minuit mettent alors en avant des ouvrages de déserteurs et dénoncent la torture. Tout un monde qui est le monde. Mathieu Lindon (né en 1955) raconte Jérôme Lindon (1925-2001). Le journaliste, entré à Libération en 1984, est le fils du directeur des Éditions de Minuit de 1948 jusqu’à sa mort. Dans Une archive, tout est vivant et ouvert. On voit passer Pierre Bourdieu, Nathalie Sarraute, Gilles Deleuze. Derrière un style distancié, on sent une émotion sourdre.


L’éditeur Jérôme Lindon est le fils de Raymond Lindon, premier avocat général à la Cour de cassation, et le petit-neveu d’André Citroën, fondateur de l’empire industriel automobile Citroën. Le fils de famille entre aux Éditions de Minuit en 1946 comme chef de fabrication. La maison d’édition dirigée par Vercors, pseudonyme de Jean Bruller, connaît des difficultés financières. Jérôme Lindon rachète les Éditions de Minuit en 1948. Le catalogue ne cessera d’évoluer : Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Claude Simon, Jean Echenoz, Marie NDiaye et Jean-Philippe Toussaint en font notamment partie. Une maison littéraire et engagée. Jérôme Lindon verra son domicile et sa maison d’édition victimes d’attentats de l’Organisation de l’armée secrète (OAS) et sera à l’origine de la loi sur le prix unique du livre de 1981. Les Éditions de Minuit sont rachetées par le groupe Gallimard en 2021. Thomas Simonnet en prendra la tête à la suite d’Irène Lindon.


Jérôme et Annette Lindon sont les parents de trois enfants. Irène Lindon dirige les Éditions de Minuit à partir de 2001 ; André Lindon devient réalisateur ; Mathieu Lindon fait carrière au Nouvel Observateur puis à Libération et rejoint les éditions P.O.L comme écrivain. Il sera, notamment, l’auteur du Procès de Jean-Marie Le Pen en 1998 et d’En enfance en 2009. Dès le début, Mathieu Lindon nous indique comment il souhaite que l’on se saisisse de son récit familial. L’écrivain ne veut pas que l’on comprenne Une archive comme un portrait de son père, mais plutôt comme un hommage au rôle tenu par les Éditions de Minuit dans sa vie. On le lit comme un portrait tendre, acerbe, drôle de Jérôme Lindon. Un fils parle de son père et tire le fil de la famille, de l’amour de la littérature, de l’époque. Jérôme Lindon reste un éditeur mythique par son travail, mais aussi par son aura.


Mathieu Lindon raconte mille et une choses et rien ne fait anecdote. Quand Jérôme Lindon s’engage en faveur des Palestiniens, il reste une dizaine d’années sans voir ses parents, à la suite d’une dispute sur la politique d’Israël. On pourrait expliciter la face noire et la face lumineuse de Jérôme Lindon à travers deux relations. Il se brouilla, jusqu’au bout, avec son fils cadet André Lindon et il se dévoua, jusqu’au bout, pour son ami Samuel Beckett. L’un fut sa douleur ; l’autre fut son bonheur. Mathieu Lindon évoque la volonté de domination de Jérôme Lindon et comment André Lindon n’y céda jamais. Le fils cadet quitta un soir la table familiale : « J’en ai marre de ce type qui se prend pour Napoléon. » Les deux fils prirent leurs distances avec leur père. Mathieu Lindon ne travailla pas avec lui aux Éditions de Minuit et André Lindon lui interdit de voir ses deux uniques petits-enfants jusqu’à la fin. Jérôme Lindon écrivit de nombreuses lettres à son petit-fils, mais ne les lui fit pas parvenir de son vivant.


L’auteur de Ce qu’aimer veut dire (P.O.L, prix Médicis 2011), ami de Michel Foucault et d’Hervé Guibert, analyse les jeux de pouvoir, la méchanceté et la générosité, la mauvaise humeur. La brouille familiale se perpétuera après la mort de Jérôme Lindon, à travers les lettres posthumes remises à Irène Lindon. Le directeur des Éditions de Minuit aimait raconter l’histoire d’un père faisant sauter en l’air son enfant de plus en plus haut afin de le rattraper dans ses bras. L’enfant est joyeux. Le père finit par ne pas le rattraper pour lui apprendre à ne faire confiance à personne si ce n’est à lui-même. L’éducation de la famille : ne jamais oser une plainte et être toujours à l’heure. Les deux attitudes étant vues comme des politesses élémentaires. L’avarice et le snobisme de Jérôme Lindon ont été légendaires, tout autant que son courage et son intelligence. Dans le clan, on a le trait acéré. Le fils cadet avouait à propos de la mère : « Elle a fait semblant d’être bête pour faciliter la vie familiale. »


Mathieu Lindon use de son charme et de son humour pour nous faire entrer dans le temple des Éditions de Minuit. On ne sait d’où vient l’émotion tant le style la déjoue, mais on se cogne à elle au coin de la phrase. Il y a Annette Lindon disant à la mort de son mari « Qui lui tiendra la main, maintenant ? » ou il y a les larmes subites de Jérôme Lindon dans la voiture peu de mois avant sa mort. Jérôme Lindon : la Résistance durant la Seconde Guerre mondiale et le rayonnement des Éditions de Minuit en France et dans le monde. L’éditeur de Robert Pinget, de Claude Simon (prix Nobel de littérature 1985), de Marie NDiaye, a été un solitaire œuvrant pour le collectif. Il a changé à jamais le paysage éditorial français. Jérôme Lindon était austère et fantaisiste sans se forcer. De son père, le fils a hérité du peu de goût pour la sentimentalité et la solennité. Les preuves d’amour sont des preuves d’admiration. Le fils a écrit un récit au cœur desserré.


Marie-Laure Delorme, Le Journal du Dimanche, janvier 2023



Enfin fils


Après maints détours, l’écrivain et journaliste dit tout ce qu’il doit à son père, Jérôme Lindon, longtemps patron des Éditions de Minuit. « Une archive »inaugure ainsi une liberté nouvelle


C’est à cet instant, c’est-à-dire deux bonnes heures après le début de notre discussion, que Mathieu Lindon redresse la tête pour proférer cette menace amusée, d’autant plus vaine qu’elle se conjugue au conditionnel passé : « Ah non, alors là, si vous aviez dit ça au début de notre entretien, je serais parti depuis longtemps ! » Ça quoi ? Quelle est la cause de ce soudain agacement ? Depuis dix minutes, je lui cite des passages de son nouveau livre qui me paraissent à la limite du compréhensible. On les relit ensemble, mot à mot, trébuchant de concert sur tel pronom fantôme, tel adverbe casse-pieds.


Ainsi, à la page 149 d’Une archive, Lindon évoque l’unique fois de sa vie où il a vu son père pleurer, au volant de sa voiture, un jour de l’été 2000. II écrit : « II n’y avait plus rien à dire. La faiblesse et l’aveu dont se préserver plus que tout étaient là et personne ne pouvait plus rien y faire, que comme si de rien n’était, le soir, au dîner ». Voilà donc un exemple de phrase, fais-je valoir, dont la construction, un brin tordue, fait vaciller les lecteurs. Est-ce volontaire ? « C’est absolument comme ça que j’écris, jamais je ne changerai ces mots » répond l’écrivain. « Oui, il est possible qu’il faille s’y reprendre à deux fois, mais cela m’amuse de jouer avec la grammaire. Elle a la réputation d’être figée, moi j’aime sa souplesse, son élasticité. Jean Dubuffet, que j’admire presque autant comme écrivain que comme peintre et sculpteur, disait qu’il n’y avait qu’une seule manière de bien écrire, mais mille façons d’écrire mal. Je suis l’ennemi de la solennité, mon écriture est une exagération du langage parlé, j’aime que mes phrases suivent mes raisonnements, et c’est parce que je viens de là d’où je viens que je n’ai pas voulu écrire classique, écrire comme on attendait que j’écrive. »


À cet instant, je réalise que non seulement Mathieu Lindon est resté, lui qui donc aurait pu partir, mais qu’il est entièrement à sa place, désormais. Pleinement fils du père. Dans son beau livre consacré à Michel Foucault, Ce qu’aimer veut dire (P.O.L, 2011), il affirmait que le philosophe lui avait donné la vie : à ses côtés, parmi les amis qui l’entouraient, avec lesquels il lisait, parlait, se droguait, le jeune homme aurait trouvé « cette famille fictive qui est devenue la vraie ». Douze ans ont passé, et la fiction a cédé devant la filiation - les détours devant la ligne directe. Maintenant, Mathieu Lindon, écrivain de talent et journaliste à Libération, veut proclamer tout ce qu’il doit à Jérôme Lindon (1925-2001), célèbre patron des Éditions de Minuit, éditeur de Samuel Beckett, Marguerite Duras ou Claude Simon. À commencer par cette répugnance vis-à-vis de la solennité. Mais aussi : la peur de voir un silence s’immiscer dans la conversation ; une forme arrogante d’humilité ; cet « accablement rieur » qui lui tient lieu d’indignation ; l’évidence que la vraie gentillesse exige le goût des saillies vachardes, la méchanceté comme art de braver l’ennemi : « Méchant, je le suis moins qu’avant, confie le fils. Je peux avoir des répliques amusantes, c’est tout. » Ou encore l’obsession de la ponctualité (de fait, il était à l’heure). Et surtout, donc, cette manière de tenir bon sur son désir, d’assumer le texte qu’on n’attendait pas de lui.


Nommer cet héritage, ce n’est pas gommer les malentendus, les coups tordus, la perversion ordinaire, et Lindon raconte avec humour quelques épisodes où le père fut tenté d’effacer le fils, ou simplement de l’égarer : « Chez lui, les rapports de force étaient tellement explicites qu’il n’était pas si difficile d’en sortir, confie-t-il. Même ses manipulations étaient ouvertes. Le plus dur, c’était de rompre avec le snobisme. Le snobisme, c’est comme le racisme, c’est porteur de malheur. C’est comme un racisme social. On peut voir les racistes comme des gens qui œuvrent contre eux-mêmes en se privant de mille choses. Or, à quoi sert le snobisme sinon à s’interdire certaines relations ? Quand j’étais adolescent, il fallait que j’aie des amis qui vaillent le coup. Il y a quelque chose ici qui relève de la bêtise. J’ai essayé de me faufiler, c’était mieux que de prendre les armes... »


Pourtant, tout le monde n’aurait pas eu l’énergie de survivre à cet homme de pouvoir. Hériter exigeait de faire le tri, de se faire un prénom. II y va d’une certaine archive, c’est-à-dire, selon l’étymologie grecque, d’un commencement qui est un commandement. En honorant Jérôme Lindon, nom archive, Mathieu se soumet à cette autorité pour inaugurer sa liberté nouvelle. Sur la forme comme sur le fond, ce n’est pas une petite réussite : « II est vrai que j’ai rattrapé quelque chose de ma famille, beaucoup de ceux dont je parle sont morts, mais je sais d’où je viens. J’ai été un enfant mécontent, un adolescent à la solitude maladive, je suis passé tout au bord de la catastrophe, mais finalement je ne m’en suis pas mal tiré, et c’était sans doute une chance de vivre et grandir dans cette famille. De toute façon, j’ai toujours une sensation de ridicule quand j’entends des gens qui font comme si la famille ne comptait pour rien dans ce qu’on devient, et qui croient s’en sortir en traînant leurs parents dans la boue. 


Parmi les plus belles pages d’Une archive, il y a celles que Lindon consacre à la fâcherie entre son frère aîné, André, et Jérôme. Jamais il ne précise ce qui a provoqué la rupture, mais sans cesse il revient sur sa conséquence la plus douloureuse : l’éditeur vedette, qui fut le « père » idéal de plusieurs générations d’écrivains, ne sera jamais devenu le grand-père qu’il rêvait d’être. Meurtri par l’absence de relations avec son petit-fils, il se fit à son tour écrivain, « écrivain d’archives », en rédigeant pour lui de nombreuses lettres, lesquelles ne seront transmises à leur destinataire qu’après la mort de l’éditeur. « II était très attaché à la famille, la filiation biologique comptait beaucoup pour lui. Lui qui avait survécu à la guerre voulait que ça continue le plus longtemps possible, et que le nom perdure en ligne directe. Et comme ni ma sœur Irène ni moi n’avons eu d’enfants, ceux de mon frère étaient ses seuls petits-enfants. Jérôme avait un tempérament très ludique, il aurait adoré modeler ses petits-enfants. Ce silence a été le drame de sa vie. »


Peut-on vraiment donner la vie quand on est fâché avec ses parents ?, demanda un jour Mathieu Lindon à son frère, André. Symétriquement, on pourrait lui retourner cette curieuse question : peut-on retrouver son père, pour de bon, quand on n’a pas d’enfants soi-même ? Dans ses livres, cette préoccupation insiste. « C’est une bizarrerie que la question des enfants ne se soit jamais posée pour moi, remarque-t-il. Ici, l’homosexualité est secondaire, on peut toujours se débrouiller. Je m’entends bien avec ma nièce et mon neveu, avec les enfants de mes amis aussi. Mais il se trouve que je ne peux pas rentrer dans un rapport de force avec les êtres que j’aime. Je leur suis soumis, j’aurais du mal à donner des consignes, à dire : “Fais ceci, va faire cela, c’est pour ton bien...” J’ai déjà beaucoup de difficultés à m’occuper de moi, je me vois mal éduquer quelqu’un d’autre. »


II y a pourtant plus d’une manière de transmettre. À sa mort, Jérôme Lindon avait laissé à Mathieu une lettre posthume. Ce que je te donne en héritage, lui disait-il en substance, c’est la gratitude que j’éprouvais à l’égard de mon père, celle que je n’ai pas pu lui dire à temps. À 67 ans, le fils s’inscrit avec force dans le cours des générations et signe sa propre lettre au père, archive d’un futur enfin réconcilié.


Jean Birnbaum, Le Monde des Livres, janvier 2023

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Mathieu Lindon, Une archive, Une archive Mathieu Lindon

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Mathieu Lindon, Une archive , Mathieu Lindon avec Marie Richeux France Culture 9 janvier 2023