« À travers le personnage de Zélie, j’aborde une fois de plus la question de mes propres insuffisances : elle est insuffisamment entière, insuffisamment généreuse, insuffisamment ambitieuse, insuffisamment talentueuse. Quatre prédispositions idéales pour une introspection lucide et sans concession. » (Nicolas Fargues)
Pour ses cinquante ans, Zélie s’est offert une retraite anticipée de son métier de professeure d’arts plastiques en proche banlieue parisienne. Fini les cours et les ados. Fini toute forme de contrainte, et aussi toute forme d’ambition personnelle. Fini ses efforts pour devenir meilleure peintre, meilleure mère, fini ses efforts pour se conformer à une époque qui lui échappe et qu’elle se garde bien de condamner pour ne pas aggraver son cas. Renoncer, c’est tellement plus tranquillisant. Son avenir ? Laisser faire. L’âge, les souvenirs. Pas si simple quand on est, comme Zélie, pourvue d’un naturel curieux et enthousiaste. Quand, contre toute prédiction, elle est bien obligée d’admettre qu’elle plaît encore. Elle n’avait rien demandé à ce type de vingt ans de moins qu’elle et qui semble ne pas se formaliser de ses rides ni de ses muscles fanés. Pas imaginé que cette rencontre la mènerait à Bukavu, en RDC, où le détachement, comme la tranquillité, cela n’existe pas. L’altérité, ça, Zélie ne sait pas y échapper. Renoncer tout à fait, ça ne s’improvise pas.
La Péremption est un peu le binôme antithétique de Je ne suis pas une héroïne, roman publié en 2018. À chaque fois, une narration féminine à la première personne. Une femme noire de trente ans dans un cas (Je ne suis pas une héroïne), une quinquagénaire blanche dans l’autre. La rencontre d’un homme blanc plus âgé dans l’un, celle d’un homme noir plus jeune dans l’autre. Un voyage en Nouvelle Zélande dans l’un, un séjour dans l’Est de la RDC dans l’autre. Mais dans les deux cas, le même thème principal : aimer seule et loin.
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Pas si anonyme
Quand le lecteur découvre Zélie, elle est occupée à tenter d’interpréter une phrase que lui a dite une élève : compliment ou vacherie ? De manière générale, Zélie s’interroge beaucoup sur le sens des mots : ceux qui lui sont dits, ceux qu’elle emploie, ceux qui finissent par incarner l’air du temps, ceux qui sont devenus des clichés. Est-ce parce que, arrivée à 50 ans, elle n’est plus sûre de comprendre son époque ? Toujours est-il que sa déconnexion, son intérêt limité pour les débats qui agitent son temps la poussent à se mettre en retrait. Profitant d’un héritage, Zélie quitte ainsi son emploi de professeur d’arts plastiques dans un lycée de la banlieue parisienne. Elle cesse aussi d’aspirer à la reconnaissance pour ses propres œuvres. Elle acte qu’elle ne transmettra ni ses goûts ni ses valeurs à son fils, Furio. Elle accepte d’être devenue « une véritable anonyme au sein d’une ville où tout le monde a 30 ans », elle dont la joliesse a longtemps attiré tous les regards. Oui, mais il y a la rencontre avec le bien nommé Shock (Séraphin, de son prénom originel), trentenaire congolais, si tranquillement en phase avec notre temps qu’il n’hésite pas à se présenter comme un entrepreneur travaillant «dans le design, la mode, l’événementiel, la restauration ». Leur histoire emmènera Zélie jusqu’à Bukavu, sur le lac Kivu, à la frontière rwandaise, histoire de prendre la mesure de leur altérité. Cette altérité est au cœur de tous les romans de Nicolas Fargues depuis Le Tour du propriétaire (P.O.L, 2000). Sur son exploration, il construit une œuvre qui cultive le goût du sarcasme et de la satire sociale, pointe avec une certaine jubilation les mensonges que l’on se fait à soi-même. On retrouve tout cela dans La Péremption, rehaussé d’une pointe de mélancolie.
Raphaëlle Leyris, Le Monde des Livres, avril 2023
En même temps.
Portrait d’une femme de 50 ans et comédie très humaine de notre époque « La Péremption » fera mouche et fera date.
Zélie. Son prénom est celui d’un personnage de Balzac en même temps que celui des petites filles modernes baptisées par leurs parents selon le goût d’antan. Et ce prénom sonne terriblement juste, comme chaque détail de ce roman décapant et souvent hilarant, dont le sujet est le temps, l’air de notre époque autant que celui qui passe sans qu’on y puisse rien faire d’autre que quelques injections. À50 ans, Zélie flotte. Entre la promesse qu’elle s’est faite de ne jamais penser que c’était mieux avant et l’incompréhension devant les nouveaux us et coutumes de la société, incarnés par Furio, son fils chéri en même temps qu’ovni, vendeur chez Sonia Rykiel et consommateur de stupéfiants, «dans le pire des cas, il aurait l’overdose stylée ». L’humour de cette femme dépassée, souvent blessée, est sa façon bravache d’avancer la tête haute. Avant d’être trop vieille dans un entourage où tout le monde «fait jeune », elle a décidé de prendre sa retraite d’enseignante en arts plastiques pour se lancer dans un projet personnel. Moraliste et dupe de rien, Nicolas Fargues met dos à dos les sexes et les générations, et pas seulement parce que Zélie rencontre unjeune Congolais : «La situation nous renvoyait l’un à l’autre à un épouvantable cliché : la Blanche vieillissante et son ultime coup de fraîcheur par mâle noir interposé. »Se jouer des clichés et des rôles, c’est la spécialité de Nicolas Fargues depuis Le Tour du propriétaire. Dans La Péremption,il joue aussi drôlement avec les « éléments de langage ». C’est fort mais jamais cruel, les échanges entre Zélie et sa mère sont déchirants. D’ailleurs, le roman est dédié à sa mère.
Olivia De Lamberterie, Elle, avril 2023
L’idylle de Shock
Rencontre d’un Congolais cool et d’une quinqua blanche, par Nicolas Fargues
Zélie est-elle périmée ? Enseignante en arts plastiques dans un collège, elle a 50 ans et décide, tiens donc, de prendre sa retraite. La perspective d’hériter d’un bel appartement lyonnais le lui permet. Retraite, le mot la fait penser à un « fauteuil inclinable », le tout est de na pas finir par terre. Elle vit seule. Son fils s’appelle Furio, prénom qui rappelle un film de guerre japonais assez queer et cravache avec David Bowie. Furieux est vendeur chez Sonia Rykiel, milite dans une association LGTBQI. Il n’était pas méchant, nous confie sa mère. Seulement, sur son visage à lui l’ostensiblement soucieux se muait en ouvertement hostile chaque fois qu’il évoquait l’association. Comme si tout interlocuteur qui y était étranger représentait pas principe un non-sympathisant de la cause. Si tu n’es pas avec moi, c’est que tu es contre moi : je ne me serais pas risquée à prétendre qu’au-delà de la nature émotive de mon fils, la formule me paraissait assez bien se prêter à l’agressivité ambiante, tant dans la rue que sur les fameux réseaux sociaux. Agressivité dont je ne me serais pas risquée à prétendre qu’elle était plus manifeste aujourd’hui qu’autrefois. On dirait presque du Houellebecq ; mais c’est La Péremption, un roman de Nicolas Fargues, l’antihéros est une antihéroïne et le titre rappelle plutôt La Disparition.
« Donner le change ». La première phrase du livre est celle d’une élève arabe de troisième, une élève qu’elle semblait exaspérer. Apprenant le départ de sa prof, Souad lui dit : ce qui est bien avec vous, Madame, c’est que vous donnez envie d’être vieille. Zélie surprise, se demande s’il s’agissait d’un compliment, le culte des aînées étant un marqueur culturel de poids chez les collégiennes maghrébines de France. Zélie est zélée quand il s’agit de se sous-estimer, c’est une forme d’orgueil chez le privilégié (blanc, cultivé, relativement aisé, d’une modestie tout en surplomb), mais aussi de maltraiter son amour propre, dans le genre La Rochefoucauld mou. De l’élève, elle aurait préféré entendre : Madame vous êtes belle. On peut rêver Sa mère veut-elle se tuer ? Je la comprenais, ma mère. Je la comprenais d’autant mieux que, à titre personnel, je commençais à les trouver longues, moi aussi, les années. Exister, au bout d’un moment, ça consiste à donner le change et puis c’est tout. Cinquante ans, c’était déjà toute une vie. Pas tout à fait trop, mais déjà largement assez. La partie encore décente du déclin. Le bon moment pour décréter que cela suffisait comme ça. Au-delà, on n’était plus présentable. Comme la vie est bien faite, je me disais que vieillir, c’était notre devoir d’humilité.
Quand dans une soirée elle rencontre Shock, un jeune Congolais cool, elle demande à sa vieille copine si elle doit y aller, jouer le rôle de la vieille blanche bien conservée qui se tape un amant noir. Fonce ou tu le regretteras, lui dit l’autre. D’accord, mais autant foncer au ralenti : C’était à cinquante ans que je découvrais que simuler l’indifférence pour ne pas avouer trop ouvertement son impatience constituait un recours défendable pour mes amoureux ordinaires, c’est-à-dire aussi démunis que je l’étais devenue avec moi-même. Ses tactiques et ses craintes sont aussi prévisibles que les malentendus, inévitables. Leur historie les conduit, en très peu de temps, du XIe arrondissement parisien au lac Kivu. Elle est le cœur du livre, pouls incertain. On y retrouve la satire bien chambrée de Nicolas Fargues, cette exploration par le coupable de ses complexes, de sa mauvaise conscience, de sa bonne mauvaise foi, qui se développe ici sur plusieurs fronts : les vieux face aux jeunes, les femmes face aux hommes, les Occidentaux face aux Africains. L’histoire de Zélie et Shock concentre les trois. La Péremption, c’est le discret fardeau de la femme blanche. Tout est tragique, mais pas si grave, en mode mineur. Les personnages-narrateurs de Fargues ont une intelligence sensible de leurs faiblesses, et ça ne change rien. Ils flottent dans leur vie comme dans un costume trop grand.
Les phrases en italiques sans guillemets sont les ressorts du roman. Dites à Zélie, dites par elle, ou imaginées par Zélie comme des repoussoirs. Ce sont généralement des lieux communs dans l’air du temps ; des airbags destinés à amortir cette réalité choquante et mystérieuse : les autres. Elles caractérisent et enferment les individus, les situations. Les italiques les tirent du récit, comme des mouches d’un bouillon tiède. Technique de moraliste, et Nicolas Fargues en est un. Technique narrative, également. Grâce à ces phrases, Zélie rebondit, réfléchit, et l’auteur fait avancer le récit. Certaines sont formidables. Un jour, Zélie a montré à sa classe un extrait de film où Giacometti disait avec sérieux : « Si je fais de la sculpture, c’est pour en finir. Pour en finir avec la sculpture, au plus vite. » Commentaire de Moussa: les artistes d’avant, madame, ça prend trop la confiance. Trop fort, Moussa.
Art et échec. Zélie n’a pas été qu’enseignante. À 27 ans, elle était une jeune artiste prometteuse. Elle a exposé ses premières œuvres dans une galerie réputée, Nathalie Obadia. Ça s’appelait : Minuscule et ridicule. Dès la série d’œuvres suivante, intitulée Mademoiselle Tartempion, Nathalie Obadia a dit : « Je ne me sens pas interpellée ». Et ça s’est arrêté là. II est donc aussi question d’art et d’échec, d’échec surtout, et c’est assez drôle. En passant, Zélie parle de Despentes, de Beigbeder, mais pas en italiques. À la fin du livre, elle a 51 ans. Elle est rentrée illico du Congo où chauffait une révolte, rapatriée sans Shock qu’elle ne verra sans doute plus, l’âme en peine mais pas trop, ça lui fera des souvenirs, des regrets, du grain à moudre, et puis cette confession. La phrase de Swann sur Odette (dire que j’ai gâché des années de ma vie, etc., pour une femme qui n’était pas mon genre) lui paraît bizarre : J’ai pensé que je ne comprenais pas ce que Swann pouvait reprocher aux gens dont on tombe amoureux et qui ne sont pas notre genre. C’est quoi, notre genre ? Nous-mêmes ? C’est bien le problème de Zélie. Elle est tellement déçue par elle-même qu’elle ne parvient pas à imaginer qu’elle pourrait se surprendre. Elle ne peut que faire semblant, puis renoncer. Elle vit au conditionnel passé. Elle se surveille, s’éteint, continue. Orgueil, impuissance ? Mystère. En retraite, elle pourrait lire tout Proust, et elle ne peindra plus.
Philippe Lançon, Libération, avril 2023
Date limite
Le temps est une affaire de date – que ce soit pour marquer un moment de l’Histoire ou signifier un rendez-vous « galant », selon l’acceptation anglo-saxonne du terme. Ce n’est donc pas un hasard si les fantômes proustiens de Swann ou d’Odette apparaissent dans le nouveau roman, acide et saisissant, de Nicolas Fargues, La Péremption – intitulé ô combien temporel. Professeure d’arts plastiques tout juste âgée de 50 ans, Zélie choisit de partit tôt à la retraite, car elle ne comprend plus ses élèves, emblématiques d’une génération « hermétique aux temps morts [et] aux textes de plus de six lignes ». Une véritable remise en cause existentielle pour cette plasticienne qui avait connu un petit succès, il n’y a pas si longtemps, avant de se sentir démodée et d’en arriver à se dire que « l’art c’est comme les bons sentiments : un caprice de nantis, d’esthètes et de naïfs ». Lors d’une soirée chez son vieil ami Mathieu (engagé dans la cause des sans-papiers), cette mère d’un jeune vendeur chez Sonia Rykiel rencontre un charmant Congolais, de vingt ans son cadet, Schock. Séduite, Zélie entretient alors une relation avec ce garçon ambitieux, qui souhaite créer un élevage ultramoderne de chèvres à Bukavu, labellisées « Développement durable ». Le début d’une nouvelle vie ? Une fois encore, l’auteur de J’étais derrière toi n’a pas son pareil pour imaginer les situations dérangeantes, titiller les codes sociaux et composer des personnages complexes. Élégant et précis, son style met d’ailleurs particulièrement en avant les mots de l’oralité en les insérant, en italique, au cœur de sa phrase, afin de mieux rappeler les évidences que l’on ne saurait voir. Ainsi, vieillir, ne serait-ce pas avant tout s’étonner un peu moins chaque jour du caractère banal de nos particularités ?
Baptiste Liger, Lire, mars 2023
Une femme à sa fenêtre
Nicolas Fargues signe le portrait d’une femme qui, à 50 ans, parvient à relancer les dés de sa vie. Un roman profondément humain.
Elle a 50 ans. La belle affaire. Elle s’appelle Zélie et pour fêter ça décide non de renoncer à sa vie, mais au moins de faire un pas de côté. De s’abstraire du tumulte. On peut aussi appeler cela une retraite anticipée. Finis pour elle les cours d’arts plastiques dispensés – sans déplaisir, mais sans vraie vocation non plus – dans un lycée proche de la banlieue parisienne. Presque disparues également les ambitions artistiques qui avaient pu un temps, dans sa jeunesse, faire d’elle une peintre dont on commençait à parler. De toute façon, les aléas de la notoriété n’ont jamais vraiment été son genre de beauté. Nantie d’un ex-mari avec qui elle couche encore parfois, par désœuvrement et gentillesse, d’un fils qui lui est étranger en tout si ce n’est par l’amour qu’elle lui porte, d’une mère dont l’esprit commence à battre la campagne, Zélie s’échappe, Zélie s’absente plus souvent qu’à son tour. Rien ne la retient, ni l’époque, ni la nostalgie poisseuse de celles qui l’ont précédée. Elle se dit que sans doute, à un moment donné de notre vie, finit-on par ne plus accorder d’importance à des vacances au Portugal, ni à d’interminables débats sur la composition de la liste communiste de la neuvième circonscription du Val-de-Marne. Sans doute finit-on par ne plus se préoccuper que de mode de cuisson des pommes de terre et de fraîchissement du fond de l’air en début de soirée. Zélie en est là lorsqu’elle rencontre Schock, vingt ans de moins qu’elle, peau noire, peau douce, originaire de République démocratique du Congo, tout de charme, d’insolence, lascive et de présence au monde vêtu. Schock semble cultiver une plaisante forme d’indifférence y compris à l’âge de celle qui devient très vite son amante. Cette rencontre, qui est peut-être amoureuse après tout, peut-être aussi autre chose, comme la matérialisation inattendue d’une ligne de fuite, les mènera tous deux à Bukavu, ville natale du jeune homme.
L’histoire de Zélie, cette femme à la fenêtre de sa vie, est celle du nouveau roman de Nicolas Fargues, ironiquement et un peu amèrement intitulé La Péremption. Voilà cinq ans (Attache le cœur, P.O.L, 2018) que l’on demeurait sans nouvelles de Fargues. C’est avec un plaisir intact que ses lecteurs retrouveront ici tout ce qui fait son exemplaire singularité. LA distance élégante de son écriture, l’acuité de son regard sur l’époque et ses travers sans version pour autant dans l’amertume houellebecquienne, son attention portée aux personnages féminins et finalement, dans ce livre peut-être plus que jamais, sa profonde humanité, sa tendresse discrète. Un romancier du réel. Réinventé.
Olivier Mony, Livres Hebdo, mars 2023