— Paul Otchakovsky-Laurens

s&lfies

Anne Portugal

« Collection de poèmes de circonstance, sous forme de chromos fictifs, pensés comme des selfies. Dans leur cadre graphique les textes tremblés sur deux colonnes plus ou moins conjointes se veulent fidèles à l’émoi et à l’hésitation du preneur d’images, reproduisant sur la page l’effet du ‘Cheek to Cheek’, la complicité d’une union factice et fugitive, efficace dans l’à-propos. Quelque chose du rapprochement syntaxique aura eu lieu, quelque chose de l’alliance aura filtré, quelque chose de la rencontre sera restitué. Ou comment aller vers de la figuration tout en versifiant l’abstraction. »


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La presse


Affinités sélectives


La rencontre entre la poésie lettrée et le selfie peut paraître aussi incongrue que celle d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection. Les 5 millions de selfies postés chaque jour dans le monde sur les médias sociaux forment un corpus d’images inépuisable qui ne fait que s’autoalimenter : à l’opposé, donc, des modes de diffusion de la poésie contemporaine. Pourtant, ce que cherche à capter le selfie – au-delà du moi qu’il met en scène –, une circonstance, un moment minimal de vie, une apparition, une présence-absence, est aussi ce dont s’occupe la poésie. Anne Portugal propose de faire du selfie une forme de poème, avec son rythme et ses règles typographiques propres : entouré d’une bordure, sans majuscule ni ponctuation, le selfie est un poème à la fois libre et cadré.


Pour se démarquer de la pratique médiatique et visuelle, Anne Portugal intitule son recueil s&lfies, remplaçant la voyelle par ce logogramme que l’on appelle joliment une esperluette, utilisée par l’écriture médiévale et qui signifie en occitan « c’est pour le et » – aujourd’hui plus répandue en anglais (où elle a pour nom ampersand) qu’en français. Plus qu’un signe de distinction, l’esperluette renvoie ici à la compagnie : le sujet se met en scène avec d’autres et célèbre un moment d’amitié. Plusieurs « selfie[s] de groupe », dont un à Belle-Ile, font se rapprocher les corps au risque de les faire déborder, de ne pas tous les contenir (« le réel est étroit »), Un « selfie devant l’étang » laisse apparaître des intrus dans le cadre, un « selfie de train » interpose une vitre dans le poème et rassemble, en un cliché, la tristesse des séparations (« si tu pars »), Nombre des cinquante-quatre selfies présentés ici convoquent le prénom de l’ami ou de l’amie inclus dans l’autoportrait : « mon selfie avec lili », « série pierre », « avec michael dans un jardin anglais », « mon selfie avec rosmarie », « aux niagara falls avec olivier ». L’absence de lettres capitales place les êtres, les choses, les qualités sensibles et les lieux sur un continuum graphique et affectif, les égalise. Chacune de ces vignettes est la captation d’un instant qui relie deux ou plusieurs personnes et un lieu particulier. II est la fixation banale d’un moment amical, un petit souvenir.


Anne Portugal rattache la forme poétique des selfies à la longue tradition des poèmes de circonstance, où la poésie est inscrite dans tous les cercles de la sociabilité, ceux de la vie publique comme ceux de la vie privée. Le poème est lié à une commande, suscité par un événement – mariage, célébration, deuil, anniversaire –, censé donner une forme et une mémoire au moment. Cette tradition a donné naissance à de très nombreux genres – l’épithalame célébrant le mariage, la consolation, l’éloge, le tombeau –, qui, bien que frappés de suspicion par le lyrisme impersonnel du romantisme, ne demandent toujours qu’à être renouvelés : qu’on pense au magnifique Poème lu au mariage d’André Salmon, d’Apollinaire, auquel font signe les quelques selfies d’Anne Portugal précisément intitulés « épithalame ». Mais la poésie de circonstance n’est pas seulement mondaine. Elle s’adosse à la réalité au point qu’elle a pu devenir, sous la plume d’Eluard, synonyme de poésie engagée avant et pendant la seconde guerre mondiale. Attachée au réel comme la ventouse de la perche à selfie sur le téléphone portable, la poésie de circonstance est aussi le témoignage d’un temps marqué par l’événement, petit ou grand.


L’attachement est ainsi le vrai thème de s&lfies. La façon dont le sujet vient se glisser dans le cadre, dont les yeux des unes se glissent tout près des yeux des autres, exprime le bonheur d’un rapprochement fugace, d’une complicité légère, égale, qu’aucune dépendance ne vient alourdir. Les poèmes-selfies sont accompagnés, sur la page de gauche du livre, d’un dizain en italique qui précise de façon presque abstraite les positions, la prise de vue, les bougés et les tremblés des photographies, «et l’empressement/ et le déroulé/de leurs circonstances ». Ils commentent parfois la difficulté de faire des selfies, de s’imposer dans le champ, par volonté ou par effraction. Ces poèmes sont eux aussi suspendus et libres, on y entre comme on veut par un mot, par une suggestion (« dire encore l’air », « à quoi penses-tu », « en autant de parcelles  », « le sens de la devinette »), par un lien ponctuel, qui n’oblige à rien. De l’air de dire : ceci est à peine un poème, c’est un poème minimal, qui entre de façon impromptue dans vos vies en réseau, qui forme, par multiplication et nombre, le réseau de nos vies.


s&lfies est un livre sur l’amitié en poésie, qui cherche à dire non pas toute l’amitié, ce qu’il y aurait en elle de solide et de durable, mais ce qui reste de léger et de passant dans ses moments et dans son mouvement. II fait penser à tout ce qui ne se fixe pas dans ce qui est fait pour fixer: l’écrit, la photographie. Les selfies sont si intensément présents qu’ils sont voués à disparaître. Que la poésie, qui a beaucoup traité d’impermanence, prenne en charge la sienne propre est particulièrement émouvant.


Tiphaine Samoyault, Le Monde des Livres, juin 2023



Prises de vues de Suzanne Doppelt et d’Anne Portugal


Se distinguer, rester proches


[...]Dans un cadre, deux colonnes de mots, l’une collée à droite, l’autre à gauche, comme si elles voulaient s’écarter, sans se séparer. Elles se touchent parfois. C’est ce qui arrive quand nous prenons un selfie avec quelqu’un d’autre. Se distinguer, rester proches, contenus dans cet espace limité. Anne Portugal nous offre dans son dernier ouvrage ces «selfies de texte», autoportraits solitaires ou de groupes. Poèmes « de circonstance », est-il précisé sur le site de son éditeur, comme les clichés que l’on fait sans y penser, et qui témoignent d’une rencontre, d’une présence, d’un plaisir de voir ou d’être là, ces textes rejouent sur le papier le car net de notes abandonné pour la collection d’images.


Préparation du selfie, circonstances, description de l’image ou motivation de la prise de vue : on pourrait s’attendre à ce que le texte encadré se lise comme ces commentaires qu’on fait en tournant les pages d’un album. C’est compter sans l’effet de condensation imposé par le dispositif, la brièveté des notations et la répartition entre la gauche et la droite des vers. La contrainte formelle est forte et conduit au bord du minimalisme, bien que la raréfaction ne soit pas le but recherché. On trouve pourtant des effets nés du jeu avec le cadre, comme ces débuts et fins de vers manquants, comme coupés par un cadrage trop serré, que l’on repère à des indices comme les parenthèses non refermées ou jamais ouvertes.


II y a du jeu, bien sûr, dans tout cela. Anne Portugal aime cet usage de la page où des régimes d’écriture se font face, comme dans Formule flirt. Ici, la symétrie dans le cadre se duplique en un texte en page opposée, d’une disposition plus « classique ». Faut-il voir là la raison de l’énigmatique « & » qui s’invite dans le titre, signe imprononçable du double ? Commentaire, méditation? Ces textes donnent au monde encadré une résonance qui fait de cet ensemble de selfies un univers qu’on ne se lasse pas d’imaginer.


Alain Nicolas, L’Humanité, juin 2023



L’exquis et le quotidien


Son œuvre poétique, Anne Portugal la bâtit depuis les calendes des années 1980. Brique après brique, avec constance mais en toute légèreté. Souvent avec d’autres, puisqu’elle a traduit des poètes américains à quatre mains, accompagné des artistes et des photographes, et répondu à de nombreuses commandes – s&lfies en réunit plusieurs. Elle se cache, Anne Portugal. Elle (com)pose avec des proches, derrière eux, devant eux, à côté ou aux côtés d’eux. Mais qui est-elle ? Car elle ne livre aucun indice sur sa personne. Sa poésie semble réfractaire au je : c’est un comble pour un recueil intitulé s&lfies, non ?


L’exquis et le quotidien un article de Cécile Dutheil de la Rochère paru dans En attendant Nadeau à retrouver dans son intégralité en cliquant ici : En attendant Nadeau (article du 7 juin 2023).



Anne Portugal : la poésie comme amitié du monde(s&lfies)


Anne Portugal : la poésie comme amitié du monde (s&lfies) – un article de Johan Faerber paru dans DIACRITIK à retrouver dans son intégralité en cliquant ici : DIACRITIK (article du 26 juin 2023).



Et si le vers prenait la pose ? – sur s&lfies d’Anne Portugal


s&lfies se présente comme un album photo de poèmes de circonstance encadrés comme des images… mais sans véritables images. Anne Portugal est l’une des rares poètes, en France, à encore travailler le vers, et elle manifeste par ces 54 selfies textuels qu’il est tout à fait possible de renouveler ce vers, mais surtout qu’il est une technologie d’écriture.


Et si le vers prenait la pose ? – sur s&lfies d’Anne Portugal un article de Jeff Barda paru dans AOC à retrouver dans son intégralité en cliquant ici : AOC (article du 30 juin 2023).



Un article de Jeanne Jacob à propos de s&lfies, à retrouver sur la page de Zone Critique.

Vidéolecture


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