« Après la réalisation et la parution de vous m’avez fait chercher (2021), je pensais faire une longue pause, peut-être même ne plus jamais écrire de livre. Cependant, lorsque j’ai appris la nouvelle de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, quasi instantanément, et comme irrésistiblement, j’ai commencé d’improviser flirt avec elle, il me semblait que je devais transcrire au jour le jour l’horreur que cette guerre m’inspirait, pour repousser les limites de mon écriture. »
D. F.
Dominique Fourcade a eu le sentiment de revivre, à la fin de sa vie, ce qu’il avait vécu à son tout...
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« Après la réalisation et la parution de vous m’avez fait chercher (2021), je pensais faire une longue pause, peut-être même ne plus jamais écrire de livre. Cependant, lorsque j’ai appris la nouvelle de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, quasi instantanément, et comme irrésistiblement, j’ai commencé d’improviser flirt avec elle, il me semblait que je devais transcrire au jour le jour l’horreur que cette guerre m’inspirait, pour repousser les limites de mon écriture. »
D. F.
Dominique Fourcade a eu le sentiment de revivre, à la fin de sa vie, ce qu’il avait vécu à son tout début : le désespoir de la guerre. Mais beaucoup de choses ont changé par rapport à son enfance et sa jeunesse : le sentiment désormais très fort de l’Europe, la réalité d’être un écrivain, c’est-à-dire d’être quelqu’un qui ne peut vivre un moment d’existence plus profondément et plus fidèlement que dans l’expérience de l’écriture. Il compose un long poème en 15 séquences, suivies d’un « flirt avec trois photographies ».
Son écriture prend en charge le présent, rien que le présent, à la fois trivial et mythologique. Le mot flirt lui est tout de suite apparu comme de loin le plus léger pour traiter de la relation avec la chose la plus grave : le elle de avec elle désigne la mort. La mort sous toutes les formes, et pas seulement celles propres à la guerre, sous lesquelles elle s’impose aujourd’hui.
« à Boutcha rue des Alouettes beaucoup de mes frères ont été tués alors qu’ils
passaient à vélo
moi leur sœur
je n’avais que leurs bicyclettes à leur mettre pour linceuls c’était sans précédent d’humanité. »
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« Il me fallait me brancher sur la guerre »
Le poète et critique d’art a vécu l’invasion russe de l’Ukraine comme un choc intime. La nécessité d’écrire s’est imposée : c’est « flirt avec elle, journal de résistance nourri de souvenirs et de références
Dominique Fourcade avait fait paraître, à la fin de l’année 2021, une sorte de livre-somme, vous m’avez fait chercher (P.O.L), magnifique et singulière composition à trois voix (avec Hadrien France-Lanord et Sophie Pailloux-Riggi) qui revenait sur son parcours de poète et sur le compagnonnage qui fut le sien avec les peintres, les artistes, le monde. Ce livre serait peut-être le dernier, s’était dit l’auteur, qui a aujourd’hui 85 ans.
C’était compter sans le vivant travail de la mort, si l’on peut appeler ainsi le paradoxe qui nous permet de découvrir flirt avec elle, qui vient de paraître: «elle» y désigne à la fois le féminin de l’amour, de l’écriture, et de la mort, donc, surgie auprès de Dominique Fourcade par le deuil d’un ami proche et par le déclenchement de la guerre en Ukraine, traumatisante pour un homme né en 1938 et qui croyait l’Europe à l’abri d’un conflit répétant celui de son enfance. La nécessité d’écrire s’est dès lors imposée, un peu comme on tient un journal de résistance : pour tenir le cap du présent, abreuvé soudain d’innombrables souvenirs déferlant sur les «flirts» – les poèmes – successifs du livre, complétés de trois photographies.
L’ensemble de ces «flirts» propose une expérience de lecture unique, nourrie de mille références aux arts et en particulier à la peinture, dont on sait l’importance dans le travail de Dominique Fourcade, grand connaisseur, par exemple, de l’œuvre de Matisse. Il faut pourtant y insister : nul besoin d’être un spécialiste du poète, ou un décrypteur familier des échos autobiographiques, nombreux, qui résonnent dans un texte si savamment intime. II suffit d’être un lecteur sans préjugés, ouvert au mouvement que propose ce livre hors normes : une aventure, dirait-on, si le mot n’était galvaudé. Une traversée de la guerre, en tout cas, qui n’exclut ni l’humour ni l’auto-commentaire ironique, mais toujours nous emporte, par l’enchaînement des surprises.
J’ai commencé flirt avec elle sans référence à quoi que ce soit, répond Dominique Fourcade quand Le Monde des livres lui demande s’il s’est souvenu d’Apollinaire pour s’engager dans cette poésie par temps de guerre. C’est comme écrivain que je prends le plus de risques, et me donne le plus à la vie. C’est par l’expérience de l’écriture que je suis en contact avec la réalité. Et la guerre est devenue cette réalité. Je me suis dit alors que si je ne voulais pas m’arrêter et m’infliger la mort, d’une certaine façon, il me fallait me brancher sur la guerre. Je n’ai pas eu le choix, en vérité. Je me suis donc lancé dans ces « flirts » qui sont venus les uns après les autres, sans plan préétabli. Le titre lui-même s’est imposé d’un coup, et je crois qu’il m’a autorisé tous les itinéraires possibles. C’est comme si j’avais élaboré des toboggans d’évacuation. La guerre est sans issue, l’amour est sans issue, la mort est sans issue, mais l’écriture permet, dans une sorte de vertige, une forme d’évacuation. J’ai simplement tenté de survivre. Je n’en avais pas conscience, alors, mais je me rends compte, en en parlant aujourd’hui, que c’est bien ce que j’ai fait.
II ne faudrait pas croire, pour autant, que flirt avec elle se complaît dans une esthétique de combat : si l’horreur de la guerre y tient une place essentielle, c’est comme élément d’une composition complexe et qui pourtant paraît spontanée, où se réunissent et communiquent les bouts d’existence - l’enfance, la guerre d’Algérie, New York, la danse, la lecture du Monde, les étreintes amoureuses, Robert Mitchum, Jamel Debbouze... – sur la toile en mouvement de la page. II faut beaucoup d’art et de métier, mine de rien, pour faire tenir ensemble ce que le poète appelle lui-même un «déferlement».
Tout arrive en même temps, dit-il: le trivial et le sublime, le linge sale et les quatuors de Beethoven, les aquarelles de Cézanne et le sang qui coule... II s’agit de faire en sorte que ce “tout arrive” soit transcrit dans une simultanéité, alors qu’un mot ne peut venir qu’après un autre: c’est tout le défi de l’écriture. Et c’est un défi qui trouve à se résoudre, aussi, dans le féminin, s’il faut désigner d’un mot trop général – trop générique une expérience d’abord sensible, fondamentale pour Dominique Fourcade. Le féminin est omniprésent dans mon travail d’écrivain, insiste-t-il, depuis mes premiers poèmes. Je m’étais d’ailleurs fait remarquer à l’occasion d’un colloque, où j’avais déclaré: “Nous, les poètes, nous sommes des femmes”... et comme je suis quelqu’un d’assez timide, au fond, qui n’a pas l’habitude des tréteaux, cette formulation avait marqué les esprits. Simplement, comme dans ma vie le féminin est l’égal du masculin, il est assez naturel que cette égalité se retrouve dans mon écriture, en particulier pour ce livre-ci.
Le féminin appelle en tout cas une multiplicité de motifs, figures de l’amour ou de la guerre, bonheur des gestes que l’existence répète, que la mémoire restitue. La répétition est un thème majeur de ma vie : le fait d’avoir deux fois la même émotion musicale à l’écoute de pièces distinctes, de vivre deux fois le même amour avec des êtres différents, etc. Une anecdote peut illustrer cela: j’ai été très proche de René Char [1907-1988], un homme que j’ai énormément aimé et admiré très tôt. Quand on s’est rencontrés, j’étais jeune encore, il m’a dit: “Dominique, on est bien d’accord, on improvise sa vie ?” C’était la confirmation de quelque chose que je savais déjà, qui vaut aussi pour la poésie. Or, quinze ans plus tard, à New York, le soir même de mon arrivée, je rencontre le grand critique d’art Clement Greenberg [1909-1994]et nous devenons amis... Au bout de deux jours, il se tourne vers moi et me dit: “Dominique, you improvise your life, don’t you ?” [“Vous improvisez votre vie, n’est-ce pas ?’’] J’ai ri. Voilà pour la répétition, si importante dans flirt avec elle, puisque je croyais naïvement que la guerre, telle que je l’avais vécue dans mon enfance, et dont j’ai gardé des souvenirs extraordinairement précis, ne se répéterait pas en Europe. Mais la répétition a lieu.
Dans la constellation des références et répétitions chères au poète, il en est une qui a une importance particulière : celle qui sans cesse fait revenir Proust, ce «grand poète européen, au moteur tellement silencieux qu’on le confond avec celui d’un planeur», l’admiré des admirés, dont l’évocation réveille aussi le souvenir des ciels de Paris en guerre, dans Le Temps retrouvé (Gallimard,1927). Proust compte beaucoup, mais c’est moins pour ce tableau de la guerre que pour son espèce de leçon de poétique, inouïe, qui suffit à donner l’envie de devenir écrivain, même si on n’est pas devenu romancier.
Dans flirt avec elle , je crois humblement que j’ai un peu approché les pratiques du roman, celles qui permettent, chez Proust, de jouer de tous les temps sur une même harpe... Mais je l’ai fait avec mes techniques à moi, car je suis incapable d’écrire un roman. Proust a été pour moi le grand encouragement, comme l’a été le grand poète français Baudelaire-Mallarmé-Rimbaud, ce trio formant à mes yeux un seul être. Et si l’on devait réunir l’ensemble de mes livres sous un seul vocable, ou chapeau, ce serait non pas bien sûr La Recherche du temps perdu, mais: “L’exposé du temps présent"... Ne serait-ce pas la possible enseigne d’une future «Pléiade» ? L’invitation, en tout cas, à relire des œuvres dont on se réjouit qu’elles ne soient pas complètes, mais vivent encore, si fort, dans la palpitation de l’inachevé.
Fabrice Gabriel, Le Monde des Livres, juin 2023