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Une bataille contre l’indicible
Abusée durant l’enfance par son beau-père, Neige Sinno témoigne d’un cauchemar dont l’onde de choc perdure. Un récit hors nome, une bouleversante quête de vérité.
Elle parle avec force et tranchant à partir de son propre itinéraire et de son douloureux vécu, tout en posant mille questions. Elle s’interroge elle-même tout en interrogeant le beau-père violeur, ce « Triste tigre » qui donne le titre à sa quête de vérité - emprunté au poème des Chants de l’innocence et de l’expérience, signé William Blake (1789), cascade de questions sans réponse sur le mal. Le cri de colère de Neige Sinno suit ceux qui nous ont chamboulés depuis trois ans, du témoignage de Vanessa Springora à la dénonciation de Camille Kouchner. Mais l’autrice, une intellectuelle qui ne fait pas partie du sérail, a une manière de forer la matière de son sujet avec une puissance inégalée, en prenant le lecteur à témoin. Impossible de lâcher son récit.
VIVRE AVEC SA PART D’OMBRE
Neige Sinno vient d’un milieu très modeste, à la limite de la précarité, née de parents hippies néoruraux qui se sont séparés. Et elle devait avoir 9 ans quand le nouveau compagnon de sa mère a commencé à abuser d’elle. Ou peut-être était elle plus jeune encore, murée dans le silence - parler aurait désintégré la famille et jeté sa mère dans un plus grand dénuement. Le choc du traumatisme a ainsi brouillé à jamais la chronologie des faits dans la mémoire de quadragénaire qui écrit. Les lieux des sévices, eux, sont restés gravés : la cave, le lit conjugal, toutes les pièces de la maison jusqu’au grenier, que l’enfant observait en dissociant son esprit de son corps supplicié.
L’écrivaine confirme ainsi la manière dont toutes les victimes d’inceste tentent de survivre au trauma. En revanche, elle s’inscrit en faux contre les mirages de cette nouvelle doxa qu’est la résilience : même ceux qui, comme elle, sont arrivés à construire leur vie d’adulte (en faisant des études, en devenant parents, etc.) demeurent marqués pour toujours. Aucun retour possible à l’innocence. Grandir dans le mensonge et la dissimulation fut sa formation. Bravache, Neige Sinno assume d’être une victime, dit le courage de continuer sa route en dépit de l’éternelle brûlure. Le fait d’avoir porté plainte à 17ans contre son violeur, et la condamnation de celui-ci à neuf ans de prison - il n’en fera finalement que cinq, refondant une famille dans la foulée - n’ont pas rassasié sa soif de vérité et d’une (impossible) justice. Elle s’efforce de parvenir d’abord à une éclairante justesse, en affirmant que le viol est plus « une question de pouvoir que de sexe ».
Celle qui n’a fait ni psychothérapie ni psychanalyse et n’appartient à aucune mouvance féministe ou militante se débat avec les mots. Ce qui l’a sauvée – même si elle récuserait le terme -,ce sont les livres, qu’elle a dévorés depuis le plus jeune âge, et dont les citations charpentent son récit. D’Annie Ernaux à Varlam Chalamov, de Toni Morrison à William Faulkner, ses devanciers sont tous là pour lui donner du grain à moudre, à elle qui refuse d’esthétiser la violence et de faire de l’art avec des larmes. Aucune érudition écrasante ici, mais un chemin qui permet de vivre avec sa part d’ombre. Au panthéon personnel de Neige Sinno règne d’ailleurs Claude Ponti, l’auteur pour enfants, qui fut abusé par son grand-père et a su inventer un univers où la peur n’a jamais le dernier mot. Douceur et tendresse : voilà le cadeau final de ce récit hors norme. Celui d’une écrivaine qui porte en elle tout à la fois la fillette blessée, l’excellente élève, la jeune femme téméraire et avide de liberté, la quadragénaire aimante devenue mère d’une petite fille. À qui elle a aussi confié sa vérité.
Marie Chaudey, La vie, 2 novembre 2023
Raison hantée.
Comment le langage peut-il rendre compte du viol que Neige Sinno a subi enfant par son beau-père ? Exceptionnel d’intelligence et d’honnêteté, Triste tigre est à lire impérativement
Triste tigre est un récit habité par des hantises qui attisent d’autres hantises, un livre gigogne où des questions conduisent à toujours d’autres questions, avec la volonté de faire rendre gorge à un sujet, l’épuiser d’interrogations, d’hypothèses et de raisonnements. Lui faire la peau avec des mots. Le langage, Neige Sinno en connaît le pouvoir, cette fine lectrice de Lolita de Nabokov, cette amoureuse revendiquée de la fiction. Mais, aussi absolus que soient son désir de vérité et sa sincérité, elle sait également la limite des mots pour raconter ce qui est par essence indicible et inaudible ; pour traduire cet au-dedans. « Tout ce qui a trait au viol se passe dans une dimension à part, une dimension bizarre, qui est physiquement la même que celle où se déroule le reste de la vie, qui s’y superpose comme un double d’une insupportable clarté. » Triste tigre est l’exploration de cette dimension. Et l’expérience sidérante, pétrifiante que ce récit inflige à son lecteur témoigne d’une seule certitude, celle que dans l’affrontement avec son sujet, Neige Sinno l’emporte, par son écriture, sa finesse, son audace. Le sujet même était le premier écueil. La hantise d’être réduite à lui, alors qu’elle ne l’avait pas choisi. Neige a 6 ans (elle est née en 1977) lorsqu’elle rencontre son beau-père. II a 24 ans. II voudrait qu’elle l’appelle Papa, manière non pas de l’aimer mais de la dominer. Neige refuse, elle a déjà un père, une mère et une sœur, Rose. Le couple formé par sa mère et son beau-père aura deux autres enfants. Et lorsqu’il sortira de prison après avoir été condamné, après avoir purgé sa peine (il a pris neuf ans, mais n’en a fait que cinq), il aura quatre autres enfants avec une nouvelle femme rencontrée alors qu’il était emprisonné. Oui. Quatre autres enfants. En dehors des scènes de viol commencées dans le silence de la nuit, pour ne pas réveiller Rose, à une période qu’elle ne sait pas exactement dater – 7ans ? –, Neige Sinno a peu de souvenirs. Elle se rappelle des lieux mais pas de l’école, de certaines odeurs et du sentiment de tristesse et de colère lors qu’elle était envoyée par sa mère à l’épicerie et qu’elle devait demander si c’était possible «de le marquer sur l’ardoise ». La famille est très précaire. Ce sont des étrangers dans un village de montagne, des travailleurs saisonniers qui retapent des fermes. À l’angoisse de faire exploser sa famille en révélant le viol s’ajoute celle de la plonger encore plus dans la pauvreté, la privant des revenus de son beau-père. À 20 ans, Neige Sinno parlera à sa mère et portera plainte avec elle, par crainte que son violeur ne s’attaque à ses enfants. Comment retranscrire la cruelle réalité dans sa crudité ? Qu’est-ce que c’est de grandir dans le mensonge ? C’est quoi exactement, un monstre ? L’image du tigre du titre provient du livre de Margaux Fragoso sur les violences sexuelles, Tigre,Tigre ! (Flammarion,
2011), laquelle l’avait empruntée à un poème de William Blake sur l’insondable violence du prédateur. Quelle frontière invisible sépare le bien du mal ? Pourquoi certaines victimes s’en sortent alors que d’autres pas : «Cette hiérarchie qui fait du résilient un surhomme par rapport à celui qui ne peut pas s’en sortir me dégoûte. » Quand est-ce que ça s’arrête, ce calvaire ? L’autrice y revient souvent, elle qui a désormais un compagnon, une fille, le traumatisme n’a pas de fin, c’est à jamais un événement qui se vit au présent. Pourquoi et pour qui écrire ce livre ? « Faire de la beauté avec l’horreur, est-ce que ce n’est pas tout simplement faire de l’horreur », écrit Neige Sinno, posant ainsi la question centrale de la littérature. Son idéal est Claude Ponti, l’inventeur du poussin masqué, violé par son grand-père lorsqu’il était petit garçon :«II n’est pas une ancienne victime qui a fait des livres. C’est un grand auteur et dessinateur qui a eu une enfance difficile. [...] La différence fait toute la différence. » Neige Sinno est une grande autrice qui a été violée par son beau-père. II n’y a dans son récit littéraire ni consolation ni thérapie, mais une manière d’apprendre à vivre avec cette enfance et comme un remède exceptionnel à la cruauté.
Olivia De Lamberterie, Elle, 24 août 2023
Triste tigre sur papier Neige Sinno exorcise l’inceste
Avec quels mots et sur quelle tonalité entamer le récit des viols subis pendant sept ans de la part d’un beau-père? Neige Sinno est une écrivaine douée d’une délicatesse et d’un volontarisme tels qu’elle ouvre son texte en mettant les pieds dans le plat sans les y poser complètement. Elle fait mine d’inviter le lecteur à suivre une conversation entamée avant son arrivée. II est le bienvenu. Première phrase, donc, pour adoucir l’entrée dans cette boue : «Car à moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus intéressant est ce qui se passe dans la tête du bourreau. Les victimes, c’est facile, on peut tous se mettre à leur place.» À plusieurs reprises, Neige Sinno précise qu’elle ne veut pas faire de l’art avec cette histoire. Bien qu’elle n’esthétise jamais son texte, il relève bien de la littérature, tant il est construit et écrit avec une acuité rare. Avec l’humour parfois noir qui imprègne son écriture, Neige Sinno à la fin de son récit revient sur l’absence de témoignage des bourreaux: «Moi-même, si je voyais mon propre livre sur un étalage, je ne suis pas sûre que je serais intéressée. En revanche si mon beau-père écrivait un essai, je serais la première à le lire. Notre monde vu par les yeux d’un violeur d’enfant, oui c’est un texte dans lequel je voudrais me plonger.» II faut lire bien sûr Triste Tigre, dont la profondeur et la finesse sont singulières. Avec une persévérance diffuse, il est question de «l’extrême violence sans violence que sont les abus» et du silence, possiblement meurtrier pour la victime, qu’impose le pouvoir du bourreau. En ceci, Triste Tigre, sera familier aux victimes d’abus sexuels mais également aux victimes de maltraitances psychiques qui taisaient ce qu’ils enduraient.
Plainte.
De l’âge de 6 ans jusqu’à son adolescence, Neige Sinno a été violée par le second mari de sa mère. II avait 24 ans lorsqu’il a commencé. Elle n’osait pas résister. Le père de Neige et de sa sœur, Rose, séparé de leur mère, les voyait de temps en temps, les aimait, et ne se doutait pas de ce qui se passait; leur mère ne s’en doutait pas non plus. Avec le violeur, elle a eu deux autres enfants. Lorsque Neige a eu 19 ans, elle a craint que son beau-père reproduise avec ses propres enfants ce qu’il avait fait avec elle. Conseillée par un amant qui est devenu un ami et un allié, elle a déposé plainte. Le beau-père a été condamné à neuf ans. II a reconnu les faits, ce qui est inhabituel dans ces affaires-là. Selon l’avocate de Neige Sinno, s’il avait reproché à son accusatrice de mentir, il aurait pu ne pas être puni. Lorsqu’il a été rapporté à cet homme que sa belle-fille avait porté plainte pour protéger les deux autres enfants, le violeur fut outré : toucher à deux êtres qui ont le même sang que lui? Quelle ignominie. Neige Sinno va loin dans la vérité. Certaines scènes sont saisissantes. Dans l’une d’elles le beau père incestueux se rend à une fête «costumé en merde», pour qu’on le prenne enfin pour ce qu’il est, «un caca». Personne ne décrypte son message, il se met en colère. Jamais l’autrice ne creuse l’effroi qui émerge de ces scènes. Aller loin dans la vérité, c’est oser écrire ceci : «Comme je l’ai dit, qu’il se donne lui-même la mort m’aurait semblé une solution plus juste que des années de prison.» Ancien enfant abusé, sportif, «charismatique», ce montagnard d’adoption tyrannique avec les siens passait pour avoir «une haute exigence morale [...]. À plusieurs occasions de mon enfance, je l’ai vu agir héroïquement pour aider les autres.» En montagne, il sauvait des vies. Neige Sinno ne tente plus de comprendre les actes de cet homme ; ils sont insaisissables. Ce vide rapproche l’inceste d’autres incarnations du mal radical, dont l’origine est mystérieuse et terrifiante. À la fin des années 80, époque où Neige Sinno est abusée, la mémoire des crimes des génocides et les témoignages des survivants de camps de concentration sont analysés. L’autrice avertit le lecteur qu’elle ne fait pas d’amalgames entre ces faits, mais ils ont en commun l’impossibilité de raconter la vérité. L’enfant violé ou maltraité se tait, les adultes qui l’entourent sont dans le déni, le mutisme de l’enfant les y encourage et le système perdure. Hannah Arendt, Varlam Chalamov, et l’Adversaire d’Emmanuel Carrère sont cités. Neige Sinno a étudié la littérature américaine : «C’est dans la fiction que je me suis construite. Et la fiction n’amène que des réponses à côté, des réponses hors sujet fondées sur des exemples qui n’existent pas.»
Lampe frontale.
Ce qu’amène aussi la fiction, c’est un sens de la composition et du pas de côté. Triste tigre, titre dont le choix est expliqué, compte plusieurs sources et récits, et diverses archives. Ils donnent au texte du mouvement, de la vie. Neige Sinno multiplie les points de vue pour ne pas être seule face à la catastrophe, «pour essayer de m’échapper un peu de moi, de cette version subjective qui me hante et m’étouffe». Elle reproduit des articles de la presse régionale dans lesquels il est question d’elle, enfant. Deux d’entre eux n’ont rien à voir avec l’inceste, et dans l’un d’eux, elle est en photo équipée d’une lampe frontale, près d’un spéléologue : «Je trouve ça chouette de faire figurer, dans les pages où apparaissent les petits et les grands désastres de la vie collective, des moments de joie partagée et d’insouciance [...]. Vous trouvez que ça n’a rien à voir ? Non, ça n’a rien à voir, c’est juste une preuve présentée dans un style fleuri et charmant datant du siècle passé que les victimes d’abus sexuels sont aussi des gens ordinaires qui font de l’escalade, de la natation ou de la spéléologie.»
Installée au Mexique avec son compagnon, l’écrivaine dans Triste tigre évoque leur fille, âgée de 10 ans, avec une remarquable intelligence de l’enfance. Cela transparaît dans une réflexion sur le consentement, mot presque usé tant il est commenté : les violeurs «transigent souvent avec eux-mêmes en s’imaginant qu’on leur a ouvert la porte d’une manière ou d’une autre», au propre comme au figuré. Mais «c’est toujours grand ouvert chez un enfant. Un enfant ne peut pas ouvrir ou fermer la porte du consentement. II n’atteint pas cette poignée. Elle n’est simplement pas à sa portée»
Virginie Bloch-Lainé, Libération, 20 août 2023
Neige Sinno : « Je voudrais que MeToo soit avant tout une exploration de nos ambivalences » (Triste Tigre)
Triste Tigre un article de Johan Faerber paru dans Diacritik à retrouver en cliquant ici : Diacritik
Rentrée littéraire – Neige Sinno
C’est notre plus grand coup de cœur de cette rentrée. Un récit puissant, que Neige Sinno a mûri pendant vingt ans. Le temps de trouver le ton juste pour parler des viols qu’elle a subis, enfant, sept années durant.
«Est-ce que nous avons été créés mon violeur et moi dans la même glaise ? » La question ne cesse de circuler et de sourdre dans les pages de Triste Tigre. Formulée avec d’autres mots, examinée sous toutes les lumières et tous les angles, jamais tranchée ni épuisée. «Tigre,Tigre [...], celui qui créa l’agneau t’a-t-il fait aussi?» écrit William Blake dans le poème auquel l’ouvrage emprunte son titre. «C’est une interrogation que j’ai eue toute ma vie, et que j’avais déjà enfant, lorsque j’étais violée. » Neige Sinno parle d’une voix douce que module une discrète et indéfinissable inflexion, peut-être un très léger accent acquis au fil de plus de deux décennies passées à l’étranger. Ce jour de juin, elle est à Paris, arrivant du Mexique où elle vit, pour préparer la parution prochaine de ce livre qu’elle ne voulait pas écrire mais qui, une fois qu’elle eut trouvé la forme, le ton, la voix narrative qui allait le porter, «est venu pour ainsi dire complètement conçu et construit», comme si depuis plus de vingt ans elle n’avait cessé de l’écrire dans sa tête. Un ouvrage puissant, réflexif et méditatif, impressionnant de profondeur et de maîtrise, et au climat changeant : douceur, tourment, apaisement, colère. Un livre qui échappe à la loi du genre, un livre hybride et inclassable mais qui tient résolument plus de l’essai, de la réflexion éthique, voire métaphysique, que de l’autobiographie: «Certes je raconte mon expérience, de façon très intime, mais je choisis les choses que je dis et celles que je tais. S’il s’agissait d’une confession, l’honnêteté intellectuelle me dicterait de ne rien omettre. En faisant des choix, je me protège, comme je protège mon lecteur, ma lectrice, et je trace un chemin pour parvenir là où je veux arriver. Le but de ce travail d’écriture n’était pas de rechercher quelque chose sur moi. » C’est vrai, tout n’est pas dit, pas écrit, des viols répétés infligés par son beau-père, que Neige Sinno subit sept années durant, à partir de l’âge de 9 ans – ou peut-être 7 ans, elle ne sait plus. En fait, le livre compte une seule scène explicite, précise, insoutenable : «Je n’avais vraiment pas le cœur à l’écrire, à m’imposer ça et l’infliger aux autres, mais il le fallait bien. II fallait bien qu’on sache clairement ce dont il est question. » Les «autres», ceux qui vont la lire - et, parmi eux, qui souffrirent un semblable crime et qui continuent, par-delà le temps qui passe, à devoir l’endurer - ne sont jamais absents des pensées et des propos de Neige Sinno, qui a écrit Triste tigre armée de «la volonté de porter un discours collectif». Raison pour laquelle elle revendique volontiers, pour cet ouvrage si littéraire et spéculatif, hanté par l’obsédante question de la frontière entre la lumière et les ténèbres, nourri aussi des lectures mêlées de Nabokov, Virginia Woolf ou Emmanuel Carrère, le statut de témoignage - un témoignage qui viendrait «à la fois de la rationalité et de la sensibilité». À l’oral comme à l’écrit, l’exigence, le scrupule, la nécessité impérieuse d’«être juste» toujours habitent Neige Sinno, sans la lester ni l’entraver : «En me publiant, on me donne la parole. Je ne veux pas dire n’importe quoi. J’aimerais être un porte-parole, même si j’ai conscience que je ne peux pas représenter toutes les expériences. Et je sais que l’on peut blesser l’autre sans le vouloir, puisque je l’ai été moi-même en entendant des personnes qui ont vécu la même expérience que moi en dire des choses dans lesquelles je ne me reconnaissais pas. Par exemple, sur le thème de la résilience, belle notion à l’origine, mais qui véhicule désormais, dans le discours général, l’idée que l’on peut se débarrasser de son traumatisme, en guérir. Ça me fait mal. » Neige Sinno avait une vingtaine d’années lorsqu’elle parla à sa mère et dénonça son violeur à la justice. II y eut procès, condamnation, prison. Un processus qui, écrit-elle, n’a rien réglé en vérité, mais ne fut cependant pas sans vertu : selon son expérience à elle, mettre des mots sur ce qu’on a subi desserre l’étau de la solitude. Cela vaut-il pour chaque victime? «II n’y a pas de passage obligé, pas de cheminement qui fonctionne pour tout le monde. Dire aux victimes qu’il leur faut dénoncer leur bourreau, c’est culpabilisant, certaines ne le veulent ou ne le peuvent pas. On vous répète aussi qu’il faut pardonner, car seul le pardon libérerait et permettrait d’avancer. Je l’ai beaucoup entendu, surtout lorsque, il y a quelques années, j’ai développé un cancer. “Pardonne”, m’ont dit certains
amis, ou tu vas en mourir. Mais c’est impossible, ce que m’a fait mon violeur n’est pas pardonnable. Si j’ai tenu à ce qu’il y ait un procès, c’est parce que je ne voulais pas que mon prédateur puisse faire d’autres victimes, et le procès l’a permis. Il n’y a pas de plus grande souffrance pour moi que de savoir que d’autres enfants, là, maintenant, au moment même où je vous parle, vivent cela. Par ailleurs, il y a vingt-cinq ans, j’étais tellement cassée, détruite, habitée par quelque chose qui n’avait pas de nom, une grosse boule d’indicible, que c’est le fait de penser aux autres qui m’a permis de me penser moi-même comme étant une victime, tandis que lui devenait clairement l’agresseur. » Déjà alors, Neige Sinno avait quitté la France. Point de chute : les États-Unis d’abord, puis le Mexique, où donc elle vit et enseigne désormais. C’est au terme d’études de lettres brillantes qu’elle est partie : khâgne, l’École normale supérieure, une thèse sur «L’écriture de l’inquiétude dans les nouvelles de Raymond Carver, Richard Ford et Tobias Wolff» : «Des auteurs, Carver surtout, qui venaient du milieu social dont je suis moi-même issue, très modeste, précaire, et même un peu marginal, sans conscience de classe et où ni la littérature ni les études n’étaient valorisées. Ces écrivains m’ont “autorisée” à écrire à mon tour parce qu’ils considéraient qu’ils n’avaient pas à s’excuser de venir de là d’où ils venaient, que nos vies sont aussi intéressantes que les autres et constituent un matériau tout aussi valable pour l’écriture. » Avant Triste Tigre, deux livres sont parus, chez des éditeurs confidentiels : La Vie des rats (2007), un recueil de nouvelles, puis un roman, Le Camion (2018) - «des fictions, précise-t-elle, sans forcément de dimension autobiographique, même si j’y ai mis, sans doute, ce que je sais de la domination et de la maltraitance». Aujourd’hui, elle se souvient de son départ comme non pas une fuite, mais «le désir d’une vie aventureuse». Qu’elle a menée selon son gré, dit-elle, sans développer davantage : « Ça semble un cliché, mais il est sûr que je voulais me réinventer. Même si le passé vous rattrape, car le temps n’est pas linéaire, mais cyclique, et tout finit par revenir. Le passé m’a rattrapée très fort lorsque je suis devenue maman, il y a dix ans. Mon monde s’est transformé, notamment sur cette question qui m’obsède de la limite entre le bien et le mal. Quand j’étais plus jeune, tout ce qui était subversif m’attirait. Le plus intéressant, dans la vie, c’était d’explorer l’obscurité, les tabous. Ce brouillage des frontières est en partie le produit du traumatisme que j’ai subi enfant, et la confusion a mis très longtemps à se déconstruire : nulle part il n’y avait de limites. Mais depuis que je suis maman, j’ai changé. Décider de ce qui est bien et ce qui est mal n’est pas encore toujours une évidence, mais il m’arrive aussi de poser des avis très tranchés qui me surprennent, et peuvent même m’agacer!» La notion de résilience, Neige Sinno y revient alors dans la conversation. Comme par souci, une fois encore, d’être précise et claire, d’être juste : «J’ai 46 ans aujourd’hui et, oui, j’ai avancé, bien entendu. On y est obligé. C’est ce que dit la notion de résilience quand elle n’est pas réduite à un cliché: on peut quand même être heureux, on a le droit de rire, la vie continue. Mais moi, il se trouve que ça m’aide à vivre de penser que je suis cassée, d’en avoir conscience. Une de mes amies, pour parler de son traumatisme à elle, emploie l’expression : “ma petite jambe de bois”. Je dirais la même chose : on avance tous avec nos blessures; on a tous, chacun à sa façon, une jambe de bois. Celle-là, c’est la mienne. »
Nathalie Crom, télérama, août 2023
« Triste tigre » : Neige Sinno autopsie l’inceste dont elle a été victime un article de Lise Wajeman paru dans Mediapart à retrouver en cliquant ici : Mediapart
De quoi on parle
Retenez ce nom : Neige Sinno. Elle signe un livre-événement, récit et analyse du mal à travers le viol qu’elle a subi de 7 à 14 ans, et l’onde de choc que ce crime a provoquée sur toute sa vie. Rencontre à Paris avec une voix littéraire impressionnante, à découvrir d’urgence.
Plus tard, elle nous dira que ceux et celles qui ont lu son texte commencent toujours par lui en parler comme ça, par la forme : “Ça permet d’en venir en douceur au sujet.” Elle nous sourit parce que c’est exactement ce qu’on a fait, une seconde après nous être installée face à elle dans un bar parisien. Ce qu’elle nous dit aussi, c’est que lorsqu’une personne devient proche d’elle, elle doit lui raconter ce qu’elle a vécu, parce que ce qu’elle a vécu la constitue. Ce qui arrive alors toujours, c’est que son ami-e lui confie une histoire violente, douloureuse, qu’il ou elle a aussi vécue. Ce n’est pas exactement notre cas bien sûr, mais c’est vrai qu’en réécoutant l’enregistrement de notre entretien, on remarque qu’on a beaucoup trop parlé. Elle s’appelle Neige Sinno, a 46 ans, est encore une inconnue, mais ne le sera plus après ce récit, impressionnant, qu’elle publie aujourd’hui. Quand on s’apprête d’ailleurs à lui dire combien on a aimé son texte, on recule, craignant l’obscénité à dire qu’il est “aimable” de lire un texte sur toute la cruauté du viol. “Quelqu’un que je ne connais pas qui me dirait d’emblée qu’il ou elle a ‘aimé’ ce texte, je ne serais pas sûre de comprendre. Avec les amis qui m’ont dit ça, il y a tout de suite des explications qui sont venues derrière. En même temps, là où je comprends qu’on puisse aimer mon texte, c’est dans le fait qu’on puisse aimer la joie que j’ai voulu y mettre. La joie que j’avais eue à trouver cette forme, son rythme, et le droit que je me donne à parler de ça! " Ça, c’est le viol systématique dont elle a été la victime de 7 à 14 ans de la part de son beau-père. C’est “la conversation que nous avons tous en ce moment sur le patriarcat, dit-elle. Ça m’a permis d’écrire enfin ce texte ces dernières années, alors que je tourne autour depuis longtemps. Un texte avec deux moi, celui qui se souvient de ce qu’il a vécu et celui qui analyse. ”Un texte inouï - et on pèse nos mots -, vertigineux d’intelligence, hybride entre autobiographie et essai, qui relève de la narrative nonfiction à l’américaine (Sinno a consacré son doctorat au roman américain, mais on pense plutôt à Maggie Nelson). Un livre total sur la question de l’abus, du viol d’une enfant par un adulte, sur l’emprise, sur la soumission et la domination et, à partir de là, sur la question plus ample du mal.
TOUTES LES FACETTES DU MAL.
En exergue, elle a choisi de placer une citation du Lolita de Nabokov, suivi par un premier chapitre intitulé “Portrait de mon violeur”, qu’elle commence directement par : “Car à moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus intéressant c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau. Les victimes, c’est facile, on peut tous se mettre à leur place. Même si on n’a pas vécu ça, une amnésie traumatique, la sidération, le silence des victimes, on peut tous imaginer ce que c’est, ou on croit qu’on peut imaginer. Le bourreau, en revanche, c’est autre chose. Être dans une pièce, seul avec un enfant de sept ans, avoir une érection à l’idée de ce qu’on va lui faire. Prononcer les mots qui vont faire que cet enfant s’approche de vous, mettre son sexe en érection dans la bouche de cet enfant, faire en sorte qu’il ouvre grand la bouche. Ça, c’est vrai que c’est fascinant. C’est au-delà de la compréhension. ” Tout au long des trois cents pages qui vont suivre, Neige Sinno va démonter, analyser, ausculter toutes les facettes du mal, car c’est bien de cela qu’il s’agit à travers l’horreur du viol, de la domination d’un adulte sur une enfant, du plus fort sur la plus vulnérable : la nature du mal. Et de faire autant référence à Christine Angot qu’à Chalamov, à Nabokov ou Maggie Nelson qu’à Hannah Arendt - “Même si ce n’est pas non plus la même chose êvidemment, je ne me permettrais pas de comparer ce qui m’est arrivé avec la Shoah”, insiste Neige Sinno avec gêne. Elle parle peu, d’une voix douce, hésite, se reprend, cherche ses mots, les questionne. Son texte avance comme un Rubik’s Cube, en reprenant des situations, des faits, des actes, l’esprit butant sur cette incompréhension : “On est dans ma tête, c’est comme une obsession, j’y reviens toujours, il revient toujours, je ne m’en sors pas.” Elle dit aussi, et c’est ce que l’on a rarement lu, toutes les conséquences que les actes de son violeur ont eues sur elle, l’onde de choc du viol sur l’adulte qu’elle est devenue, comment cela l’a irrémédiablement marquée, comment elle doit vivre avec, comment toutes les victimes vivent après, avec le mal inscrit dans leur psyché, leur vie. “Je ne veux pas assener mon opinion au lecteur, mais parfois je pense qu’il y a une obscénité à demander à une victime pardon et résilience. Le pardon, je n’en prends pas le chemin. Je ne suis pas non plus sûre que ce soit une bonne chose! " Quand on lui dit qu’on a été souvent sidérée par sa façon d’aller aussi loin, de tout aborder de front, de chercher à penser l’impensable, elle répond soudain fermement : “Je ne voulais pas que mon lecteur soit sidéré, mais il fallait qu’on sache de quoi on parle. Je ne voulais pas utiliser cette émotion très violente que le lecteur pourrait ressentir pour lui imposer ma vision. Je souhaitais être accompagnée, et moi aussi accompagner quelqu’un qui s’autoriserait à penser cela, et tout ce que ça implique, qu’on l’ait vécu ou non. Il faut se permettre d’aller loin, de se mettre en danger, pour atteindre l’autre!’ Pari gagné. On a rarement lu un livre aussi fort.
L’OPPRESSION : UN SYSTÈME
Une famille recomposée à la montagne. Mère “qui fait des ménages”. Beau-père “qui bosse sur des chantiers”, charismatique, pervers, autoritaire. Père “femme de ménage aussi”, comme elle dit, plutôt absent. Le beau-père ne touchera pas à sa sœur ni à ses autres enfants. C’est elle qu’il viole. II lui dit qu’il l’aime, donc la viole; la punit parce qu’elle ne l’aime pas, donc la viole; la menace de détruire la famille, sa mère, si elle parle, donc la viole et elle ne parle pas. “Les manipulateurs sont de grands auteurs de fiction. Ils savent très bien qu’en étant doux ils empêchent l’enfant de penser au mot viol. Dans sa compulsion, il faisait en sorte que je ne puisse pas utiliser ce mot-là. L’enfant, lui, sait que ça le dégoûte. II a fait ce qu’il a fait parce qu’il le pouvait. C’est la question du système du patriarcat qui rend possible, qui a besoin de la domination des opprimés en général, c’est ce que je suis en train de comprendre. Ce que j’entends dans le discours sur l’oppression me renvoie à ma propre expérience. J’aspire à exposer ce que je vis. Qu’est-ce qui rend possible qu’une personne ait accès à la domination totale d’une autre personne, sans qu’elle se questionne elle-même, sans que la victime se questionne, sans que personne ne voie rien, et que cela arrive à des milliers de personnes. II s’agit bien d’un système.” Elle est devenue une jeune fille en quête d’expériences hyperintenses, elle est maintenant une mère hyper-angoissée pour sa fille de 7 ans, l’âge qu’elle avait quand les viols ont commencé. Dans Triste Tigre, elle raconte le silence - quand enfin elle a parlé, que le beau-père a été arrêté, a avoué et été envoyé en prison - que les gens du village lui ont opposé. “Je suis devenue une paria là où je vivais. Les gens du village m’ont confisqué mes mots en refusant de me parler. Face à des sujets comme le viol, la question est toujours : parler ou ne pas parler. Quand on le vit, on est dans le silence, on ne peut pas mettre un mot dessus – on se dit que ce n’est pas un viol parce qu’il n’y a pas de coups, on sait que ce n’est pas de l’amour. C’est après qu’il nous faut mettre du langage là-dessus : qu’est-ce que j’ai d’autre que le langage pour comprendre ce que j’ai vécu ? Pourquoi moi? Pourquoi moi j’ai été choisie par lui et pas les autres enfants ? Pourquoi moi et pas les autres ? Je vis avec ces questions. ”
UN PAYS EN SOI
Neige Sinno écrit comme depuis un autre lieu. Celui où vivent ceux et celles qui ont la connaissance de l’horreur, qui ont vu la violence de l’un et la lâcheté des autres, qui portent en elles et eux un savoir du mal qui les séparent irrémédiablement des autres. Elle s’est sauvée au double sens du terme : en se réinventant, en choisissant de vivre en vraie étrangère ailleurs, à New York d’abord, au Mexique depuis dix-sept ans, “un pays aussi intense que dangereux”, où elle vit avec son compagnon et leur fille. Elle participe à des organisations féministes militantes, fait de la traduction, et semble avoir toujours écrit. C’est en s’essayant d’ailleurs à écrire un texte sur le Mexique, sur ce sentiment d’étrangeté, sur le fait d’être perçue là-bas comme faisant partie des dominant es - un texte qu’elle aimerait reprendre après la sortie de Triste tigre - qu’elle a trouvé sa voix, un mélange d’essai, de récit, d’analyse, de biographie. “Une voix qui me permet de passer d’une chose à l’autre, de m’adresser au lecteur. Et puis la narrative nonfiction connaît un boom dans la littérature hispanique. J’ai lu des textes comme ceux de Margaux Fragoso ou Carmen Machado. Christine Angot, je la cite car je m’inscris évidemment dans sa lignée. Elle m’attire fortement, mais la lire m’est douloureux. J’ai lu Le Voyage dans l’Est, mais Une semaine de vacances, « Je n’ai pas pu...” Ce qui frappe depuis le début, c’est sa façon sûre, mûre, calme de parler de “tous [ses] livres, toutes [ses] fictions”, comme si elle menait depuis des décennies un travail ample. Elle écrit en effet depuis longtemps, et beaucoup, même si seulement deux livres ont été publiés, hélas peu remarqués, un recueil de nouvelles en 2007, La Vie des rats, et un premier roman en 2019. Le Camion mettait en scène un groupe d’ami es voulant voyager ensemble dans un camion, avant que celui-ci ne tombe en panne. Un pur exercice d’imagination “puisque je n’ai jamais eu de bande d’amis”. Elle a longtemps étudié la littérature, écrit de la critique, et puis écrit tout court, envoyé ses textes par la poste aux éditeurs parisiens. Sans succès. Même Triste Tigre a été refusé par tous - ce qui, entre nous, fait douter de l’édition française. Heureusement, les éditions P.O.L l’ont aussitôt accepté. On se dit que ce texte est un pays en soi - elle y a, enfin, sa place. “Mais penser que la littérature peut être cathartique, ça me dégoûte. Ça ne m’a pas libérée. Je ressens juste une forme de tranquillité du fait que des lecteurs que je ne connais pas puissent recevoir ce texte. Qu’il puisse leur apporter quelque chose.’’
Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles, Septembre 2023
Neige Sinno remporte le prix littéraire « Le Monde » 2023 pour Triste tigre
Le roman, qui évoque les viols perpétrés dans son enfance par son beau-père, a bouleversé le jury par son honnêteté radicale. Le prix a été décerné, mercredi 6 septembre au soir, au Musée Carnavalet, à Paris.
Pourquoi le cacher ? Au moment de voter pour le prix littéraire Le Monde 2023, nombre de jurés ont confessé avoir été saisis de crainte en découvrant que Triste tigre, l’un des dix livres en lice, portait sur un inceste. Certains ont repoussé au maximum le moment de le lire, d’autres ont fait le choix de commencer par lui pour se délester du poids d’une pareille perspective. Mais aux uns et aux autres, il a suffi de quelques pages pour comprendre qu’ils tenaient un texte important. Et qu’ils n’allaient pas lâcher ce livre qui oscille entre le récit et l’essai, malgré la dureté de ce qu’ils y liraient : son intelligence, sa puissance, son honnêteté radicale qui parvient, bravache, à ménager une place à l’humour, les porteraient.
Triste tigre, de Neige Sinno, s’est ainsi vu attribuer, le mercredi 6 septembre, le prix remis par le jury présidé par Jérôme Fenoglio, directeur du Monde, et composé de journalistes travaillant au Monde des livres (Jean Birnbaum, Denis Cosnard, Juliette Einhorn, Florent Georgesco, Raphaëlle Leyris et Nicolas Weill) et aux quatre « coins » du Monde : Emmanuel Davidenkoff (développement éditorial), Zineb Dryef (« M Le magazine du Monde »), Gaëlle Dupont (Planète), Clara Georges (Intimité), Raphaëlle Rérolle (Grands Reporters), Solenn de Royer (Politique) et Alain Salles (Débats et Idées). Il succède à Attaquer la terre et le soleil, de Mathieu Belezi (Le Tripode).
Vivant au Mexique, dans l’Etat du Michoacan, à l’ouest de Mexico, Neige Sinno n’a pu recevoir son prix en personne. C’est depuis son village de campagne que l’écrivaine, qui fut vacataire à l’université et travaille comme traductrice, se tient au courant de l’actualité littéraire en lisant, notamment, « Le Monde des livres » : « J’adore ce contraste entre les mondes, et pouvoir accéder à ce qui se passe dans la vie intellectuelle en France sans quitter ma colline », nous écrit l’autrice, que la réception de son livre, largement reconnu comme un événement de cette rentrée, émeut autant qu’elle étonne et impressionne.
Un livre longtemps impossible à écrire
Cet ouvrage autour des violences sexuelles imposées par son beau-père dans son enfance, il lui a longtemps été impossible de l’écrire, jusqu’à ce qu’il lui devienne impossible de ne pas le faire. Pendant de longues années, Neige Sinno, née en 1977 dans les Hautes-Alpes, ne s’est pas imaginé « faire autre chose que de la fiction ». En France, elle a publié un recueil de nouvelles, La Vie des rats (La Tangente, 2007), et un roman, Le Camion (Christophe Lucquin, 2018), dans lesquels elle ne s’est « pas interdit de faire entrer du matériau autobiographique, ou d’évoquer la maltraitance », nous disait-elle lors d’un passage à Paris, au mois de juin.
Celle qui « écrit depuis toujours », et le fait en français, en anglais (elle a soutenu son doctorat à l’université du Michigan, à Ann Harbor) et en espagnol (elle vit au Mexique depuis 2006), avait des préventions contre l’usage de la première personne. Celui-ci lui a été rendu possible petit à petit, par la composition d’autres textes, notamment d’un essai sur la lecture (en espagnol, non traduit), Lectores entre lineas : Robero Bolaño, Ricardo Piglia y Segio Pitol (« lire entre les lignes », 2011), où elle est « très présente en tant que lectrice ». Il y eut ensuite la découverte de L’Adversaire, d’Emmanuel Carrère (P.O.L, 2000). Ce qui est d’autant moins étonnant que, comme celui-ci, le texte de Neige Sinno porte, au-delà des viols, sur le mal, ainsi que le soulignait Tiphaine Samoyault dans le feuilleton qu’elle lui a consacré (« Le Monde des livres » du 25 août). Dans Triste tigre, on lit : « C’est le centre secret de notre monde ce mal impensable qui nous constitue. » Et cette interrogation obsédante : « Est-ce que nous avons été créés, mon violeur et moi, dans la même glaise ? »
C’est quand elle a trouvé un « je » qui ne soit pas « un double de la petite fille » qu’elle fut mais, dit-elle, « un hybride entre [elle] qui raconte [son] histoire et [elle] qui [se] parle dans [sa] tête, un “je” qui permette d’être à la frontière entre les autres et [elle-même] » qu’elle a vu la porte d’entrée du livre. A quoi s’est ajouté un moment « déterminant », vécu au Chiapas, en 2018 : « Des rencontres zapatistes au sujet des violences contre les femmes, qui ont réuni cinq mille personnes du monde entier. » De ces trois jours de discussions, Neige Sinno est partie avec « des choses militantes à accomplir », mais aussi avec l’idée qu’elle devait s’atteler pour de bon au récit de sa propre histoire. Elle l’a commencée en espagnol, avant de passer au français, qui était une partie importante de son expérience – Triste tigre rapporte aussi la domination par le langage qu’a voulu lui imposer son beau-père.
Conversation avec d’autres livres
Elle a travaillé à son manuscrit tandis que d’autres paraissaient et produisaient de puissantes déflagrations : Le Consentement, de Vanessa Springora (Grasset, 2020), sur une emprise vécue avec Gabriel Matzneff à 14 ans, et La Familia grande, de Camille Kouchner (Seuil, 2021), sur l’inceste imposé par son beau-père à son frère jumeau ; a compté aussi le podcast « fabuleux » « Ou peut-être une nuit », de Charlotte Pudlowski (2020). « Grâce à eux, mais aussi grâce à Christine Angot, notamment, il y a des choses que je n’ai pas besoin d’expliquer dans mon texte », dit Neige Sinno, consciente d’arriver après que « les autres se sont pris tellement de claques » – elle songe aussi à Margo Fragoso, autrice de Tigre, tigre ! (Flammarion, 2011), auquel son propre titre fait signe… L’un des aspects les plus fascinants de Triste tigre est au reste le dialogue qu’il noue avec d’autres livres, qu’ils aient directement trait ou non aux violences sexuelles. Tous lui permettent de réfléchir à ce qu’elle a vécu.
Dans son livre et dans la conversation, elle manie les références et les idées avec autant d’acuité que de scrupules, attentive à ne pas « tout mélanger » comme elle l’est à « ne pas parler pour les autres » et à ne pas sembler se « donner en exemple » – raison pour laquelle elle insiste dès la quatrième de couverture : « La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée. » Si l’idée d’une thérapie individuelle de l’auteur par l’écriture la « dégoûte », elle nous précisait, au printemps, en revanche, espérer en la possibilité d’une forme « collective » de catharsis, qui ferait de la littérature « un espace privilégié, une table sur laquelle on peut poser des choses conscientes et inconscientes qu’on essaie de régler en tant que groupe social ».
Quelques semaines plus tard, alors que son livre est, à raison, plus que remarqué par la critique, elle nous écrit : « Je sais que mon expérience ne peut représenter toutes celles et ceux qui sont passés par l’enfer des abus, mais je vais essayer de faire mon possible pour porter la parole, pour faire en sorte qu’elle circule, pour faire justice à ce “nous” que j’ose employer à la fin du livre au lieu du “je” du début. Et ça, cette petite brèche dans la chape de silence, où on me propose de m’engouffrer en faisant exister mon livre, ça me remplit de joie. »
Raphaëlle Leyris, Le Monde, 7 septembre 2023
« "C’est quoi exactement un monstre ?" : Neige Sinno fait de son expérience personnelle de l’abjection, "une quête de vérité" tournée vers nous toutes et tous. Un texte d’une très grande ampleur. », un article de Flora Moricet, à retrouver sur la page du Matricule des anges.