L’auteur a suivi quotidiennement les deux comptes Twitter de deux femmes russes ordinaires, l’une à Nijni Novgorod, l’autre à Perm, chacune dans la solitude d’un petit appartement. Svetlana est assistante maternelle. Elena est contrôleuse dans un tramway. Les deux touchent un salaire médiocre, les fins de mois sont raides, les envies de voyage jamais assouvies, les rencontres masculines peu satisfaisantes. Un chat pour l’une, un chien pour l’autre, complètent leur quotidien. La guerre en Ukraine ne les touche pas directement : elles n’ont pas de fils en âge de servir ni de frère mobilisable, pas d’amis qui partent au front, le bruit des canons ne leur parvient que par le filtre de la...
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L’auteur a suivi quotidiennement les deux comptes Twitter de deux femmes russes ordinaires, l’une à Nijni Novgorod, l’autre à Perm, chacune dans la solitude d’un petit appartement. Svetlana est assistante maternelle. Elena est contrôleuse dans un tramway. Les deux touchent un salaire médiocre, les fins de mois sont raides, les envies de voyage jamais assouvies, les rencontres masculines peu satisfaisantes. Un chat pour l’une, un chien pour l’autre, complètent leur quotidien. La guerre en Ukraine ne les touche pas directement : elles n’ont pas de fils en âge de servir ni de frère mobilisable, pas d’amis qui partent au front, le bruit des canons ne leur parvient que par le filtre de la télévision et par Twitter, qui occupe une place centrale dans leur vie. Chacune rédige une vingtaine de messages par jour, flirtant avec des inconnus, se disputant avec d’autres, partageant leurs joies et chagrins auprès de leurs fidèles et voyeurs occasionnels, dont l’auteur. Deux femmes si différentes, pourtant. Le 24?février 2022, quand les troupes russes attaquent, l’assistante maternelle trépigne : « On va leur faire leur compte, à ses Khokhols qui nous narguent depuis si longtemps?!?» La contrôleuse de tramway, elle, est effondrée – au grand étonnement de l’auteur. À la honte d’entendre ses collègues répéter les schémas narratifs du Kremlin sur les « nazis » s’ajoute la stupeur de constater que l’écrasante majorité des gens autour d’elle, ses amis aussi bien que les anonymes qu’elle transporte dans son tramway, soutiennent « l’opération militaire spéciale », ou s’en foutent. Iegor Gran ne rate rien de leurs échanges, intrigué par leur divergence autant que par leur opiniâtreté. La façon dont elles se racontent est alors aussi importante que ce qu’elles racontent. Chaque jour, au plus près de leur existence précaire comme au plus loin, dans le tumulte de la guerre et des postures patriotiques, cette immersion intime livre un regard pathétique et tragique sur l’avenir de la Russie et du peuple russe.
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Ah ! les hommes russes
Voyage clandestin avec deux femme bavardes par Iegor Gran.
SVETLANA, ELENA ; la première habite à Perm, dans l’Oural, et défend Poutine ; la seconde vit à Nijni Novgorod, sur les bords de la Volga, et vomit la guerre en Ukraine. Un bon scénario de film ? Rien de fictif, pourtant. Habitué des réseaux sociaux russes, legor Gran a suivi leurs comptes Twitter jour après jour. Grâce à ce guide russophone, le lecteur devient voyeur de leur vie quotidienne, qu’elles adorent raconter, Svetlana, assistante maternelle, nostalgique de L’URSS, qu’elle n’a quasiment pas connue, vénère Staline, Brejnev et Poutine, bien sûr, le seul capable de défendre la « grandeur de la Russie éternelle », malgré la propagande « ukro-occidentale » et les « libérastes » (contraction de « libéraux » et « pédérastes »). Elena, contrôleuse de tramway, est horrifiée par les conversations qu’elle y entend : toutes pro-Kremlin, « pas un seul qui ait des doutes ». « J’aime mes gentils passagers », confie-t-elle pourtant, pas sectaire.
Rudes existences ! Réveil chaque matin vers 4 heures (transports en commun obligent), petit logement dans une barre d’immeuble, grande solitude. Ces «jolies blondes dans leur quarantaine épanouie » cherchent l’âme sœur sur les réseaux sociaux. Pas facile. Pourtant, « nos hommes russes sont merveilleux, (...) pas comme ces morveux européens sans envergure», s’extasie Svetlana la patriote. Pas un mot sur l’alcoolisme ni sur les violences conjugales, justifiées par l’adage «s’il ne te bat pas, c’est qu’il ne t’aime pas ». Le langage des deux femmes est cru, souvent en style cosaque;«pidza », « d’une vulgarité extrême, désigne le sexe féminin »,nous informe notre auteur. Ce qui donne ce message d’Elena : « J’ai vu des images terribles de Bakhmout, c’est la totale cramouille noire. »
Avec leurs salaires minables, toutes deux comptent le moindre kopeck, Pour calmer une pharyngite, Svetlana ouvre une souscription (merci, Twitter !), Par le même canal, Elena peut soigner une carie. Et puis, un jour, plus de comptes. Où sont elles passées ? Iegor Gran ménage le suspense jusqu’au bout, en habile envoyé spécial dans les cœurs et les esprits.
Frédéric Pagès, Le Canard enchaîné, 13 septembre 2023
La guerre vue de Russie profonde
LE PROPOS
L’écrivain Iegor Gran a suivi pendant deux ans les publications, sur l’ex-Twitter ou sur VKontakte, de deux femmes russes qui racontent leur vie quotidienne. Svetlana, assistante dans une école maternelle de Nijni Novgorod, est une « vatnitsa », terme péjoratif qui désigne les amoureux du régime mais qu’elle revendique. Elena, vendeuse de tickets de tramway à Perm, en Oural, est plus critique vis-à-vis de la guerre d’Ukraine : elle ne juge pas les Russes mais elle compatit - et c’est déjà beaucoup.
L’INTÉRÊT
Iegor Gran donne accès à des réactions « brutes »,qu’il contextualise, mais qui balayent nos idées simplistes sur la Russie de Poutine. Svetlana surnomme l’Ukraine « le pays 404 » (par analogie à l’erreur 404, la page Internet qui n’existe pas). Elle se sent revigorée, devant son frigo vide, à l’idée que les Européens sans gaz vont être pétrifiés de froid, tandis qu’Elena passe au tribunal, jugée pour « discrédit » pour avoir écrit sous une image d’une maternité de Marioupol avant-guerre : « Non, les bébés ukrainiens ne sont pas des fascistes! ».
L’EXTRAIT
« Avant la Crimée, Svetlana avait un avis mitigé sur Poutine [...] Elle avait du mal à fermer les yeux sur les fastes de l’élite [...], l’état pathétique des services publics et des routes [...]. Avec la Crimée magique, toutes ces broutilles passent aux oubliettes. La “grandeur” de la Russie compense largement l’inconvénient d’habiter un pays mafieux et arriéré. Avec la Crimée en poche, elle a maintenant un but dans la vie, récupérer d’autres bouts d’Ukraine. »
Christine Kerdellant, Les Echos , 26 septembre 2023