A Vianden une araignée, un lion dans un studiolo, un rhino au carnaval, une chorale de grenouilles … ni pendu ni au pied d’une potence, un beau masque prend l’air et la manière dans les dix-sept tableaux que traverse ce livre, « un champ d’espace-temps a été ouvert : il y a là une bête » et chaque fois elle nous regarde silencieuse, sa note inimitable, comme la peinture.
Les dix-sept tableaux sont reproduits en vignette à la fin du livre.
Parts animales
Parmi les textes poétiques que j’ai lus cet automne et qui ont retenu mon attention, deux m’ont donné envie de les rapprocher, car l’animal y figure largement. Leurs autrices ne sont pas des premières venues : elles ont toutes les deux publié près d’une vingtaine de livres et ont su s’affirmer sur la scène trop marginalisée de la poésie. « S’identifier aux bêtes est/ le seul moyen d’évolution », propose Sophie Loizeau. C’est un exercice du regard et de l’attention qui invite, littéralement, à changer de perspective. « La vue n’est qu’une affaire de réglage », écrit Suzanne Doppelt.
Cette dernière est familière des métamorphoses et des « fantômes optiques ». Photographe aussi bien que poète, elle traque les ombres et les prodiges qui font « monter l’invisible ». Dans Un beau masque prend l’air, elle s’appuie sur dix-sept représentations (tableaux, dessins, fresque rupestre) impliquant des animaux. Résultat d’une longue fréquentation des images autant, peut-être, que d’une résidence récente au Jardin des plantes, à Paris, cette enquête sur la présence animale et la façon dont elle défie le regard est d’une très grande richesse.
Le livre s’ouvre sur un tableau vénitien du XVIIIe siècle, le surprenant Rhinocéros, de Pietro Longhi, où, depuis des tribunes au second plan, des spectateurs, certains masqués, d’autres non, contemplent une bête merveilleuse et obscène que Pline prenait pour une antilope et Dürer pour un reptile ou alors un crustacé. Le désir de voir est-il aussi puissant que celui d’être vu ? Oui, pour cette société d’oisifs qui croit savoir où est le monstre et qui semble ignorer que « tout s’échange sur la ligne d’animalité de la grenouille à l’homme ». Ce tableau comme les seize autres sont autant de rencontres entre ce que l’on croyait à l’époque former deux règnes distincts et qui, encore aujourd’hui, nous permettent de regarder avec d’autres yeux : les huit de l’araignée dessinée par Victor Hugo sur son carnet de voyages, et derrière la toile de laquelle on aperçoit, confuses et spectrales, les ruines du château de Vianden, au Luxembourg ; les deux paires d’yeux des vaches dans lesquelles se reflète un paysage mélancolique et plein de Jean-Baptiste Camille Corot ; la présence perturbante des abeilles, des mouches, des serpents, qui font bouger la couleur et vibrer les lignes, tirant le fil du temps jusqu’à nous.
Chaque description fait trois pages et elle est suivie par un poème, rectangle noir sur fond gris, figurant un décadrage par lequel Suzanne Doppelt fait se lever un charme : ce qui reste de l’image dans la rétine ou ce qui est trop fugitif pour figurer dans le tableau. Elle a souvent écrit sur les rituels - celui de la tarentule dans Meta donna (P.O.L, 2020), à partir de La Terre du remords, de l’ethnologue Ernesto de Martino (Gallimard, 1966) - et sur les dispositifs optiques permettant de voir autre chose que ce que l’on voit, moments où surgit plus ou moins discrètement l’invisible : les anamorphoses (Lazy Suzy, P.O.L, 2009), la bulle de savon (Rien à cette magie, P.O.L, 2018). On retrouve ces motifs dans Un beau masque prend l’air et le seul tableau sur lequel l’animal ne figure pas explicitement est d’ailleurs Les Ambassadeurs, de Holbein (1533), célèbre pour son anamorphose. La lourde tenture verte y laisse deviner le rat, le fantôme indiscret de Hamlet et « le don des présages ».
La part animale a chez Sophie Loizeau une autre dimension. Elle est ce qui libère le corps et le langage de tout ce qui les entrave. Dans cette anthologie composée par elle-même à partir de ses recueils publiés entre 1990 et 2020, la présence de la nature et des animaux n’est ni un décor ni un support d’analogie. C’est un compagnonnage majeur qui extirpe des contraintes créées par l’usage, les normes, les bienséances ; un lieu fantastique où cohabitent les dieux changés en bêtes et les vrais animaux qui tournent autour de la tente que l’on dresse dans une forêt la nuit. Il rend possible l’expression libre du désir, avec les mots du sexe, leur vérité sauvage qui ne craint plus aucune censure. Poèmes paniques rassemble principalement des textes provenant de deux trilogies successives dans l’œuvre de Sophie Loizeau, celle de Pan et celle de Diane. Elles sont ici entrelacées, indifférentes à la chronologie, pour raconter l’histoire intime et générale de la peur quand elle équivaut au désir.
Sophie Loizeau dérange tranquillement l’idée reçue selon laquelle la part animale serait la part sauvage de nos vies. Elle en fait la zone d’exclusion que la poésie tente de ramener à elle de façon équitable, ce qui lui donne sa « singularité grammaticale » : « donc elles avaient pris à travers champ elle et le chien ». La langue réintroduit le féminin (« que le féminin recouvre, visible et légitime dans la langue / l’usage de ses rennes, son troupeau ») mais aussi l’oralité, les odeurs considérées comme sales, ce qui se dit à la bouche, les animaux très peu domestiques et parfois laids, tout ce qui ne se transmue pas en belles images.
Ces deux livres se lisent lentement, sans ordre, quand on veut, d’une traite ou par fragments.
Tiphaine Samoyault, Le Monde, 21 novembre 2024
« La collectionneuse », un article par Cécile Dutheil de la Rochère, à retrouver sur la page de En attendant Nadeau.
Entretien avec Suzanne Doppelt par Emmanuèle Jawad, à retrouver sur la page de Diacritik.