— Paul Otchakovsky-Laurens

Pour les siècles des siècles

Alain Guiraudie

Où l’on retrouve Jacques Bangor et Jean-Marie Berthomieu, curé très singulier de Gogueluz, héros du roman précédent, Rabalaïre (2021). Les deux amis sont liés par un secret terrible ( Jacques est l’assassin du fils de Rosine dont ils sont tous les deux amoureux) et par un autre secret plus étrange encore : le curé emmène Jacques au royaume des morts, par transe, grâce à une infusion de champignons hallucinogènes. Et à force d’amour et d’infusion, de désir de fusion – sans doute aussi parce que c’est la seule échappatoire pour Jacques Bangor, tant l’étau de l’enquête de gendarmerie se resserre autour...

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La presse

Pour les siècles des siècles

Avec son troisième roman épique, politique et hilarant, l’écrivain-cinéaste poursuit sa mise en délire de la littérature.

Les romans du cinéaste Alain Guiraudie sont des folies au sens architectural : tombées d’on ne sait quel ciel, des constructions bizarres, des cabanes de traviole, des guitounes bricolées qui revendiquent leur artifice et l’exagèrent. Le tout formant une nouvelle maison du facteur Cheval en plus interlope ou, mieux, une fête furieusement foraine où le frisson du grand huit le dispute aux délices du chamboule-tout.

Si vous avez manqué le précédent épisode (Rabalaïre, 2021) et le film qu’il a en partie inspiré (Viens je t’emmène, 2022), Alain Guiraudie a la bonté de les résumer en deux pages gorgées d’autodérision qui, fidèles au style de son esprit frappadingue, noient le poisson en l’accusant de la rage.

Même si l’effet de cet introït censément éclaircissant est de nous embrouiller un peu plus, il est comme un topo-guide au seuil d’une randonnée dont la longueur n’est pas une épreuve mais une invite à baguenauder. Sur le chemin, rien n’interdit de sauter certains passages trop pète-gueule, de se reposer dans un gîte de verdeurs poétiques ou de philosopher dans un boudoir. Avec beaucoup de cingleries en tête et pas mal de queues (et de chattes) dans la culotte, on retrouve dans ce récit outré et outrageant tout ce qui nous fait adorer Guiraudie au cinéma comme en littérature : un franc-parler qui fait honneur au parler franc des damné?es de la terre, une passion du fantastique dans l’ordinaire et surtout un goût de l’aventure politique qui tambouille, sans que cela tourne à la bouillie, quelques espoirs de notre épique époque opaque : le féminisme accorte, la masculinité dépoissée du machisme, le joyeux mélange des genres (et pas seulement littéraires). Comme une utopie qui hurle qu’on pourrait vivre autrement.

Gérard Lefort, Les Inrockuptibles, mars 2024



«  J’aime bien pousser le bouchon » Rencontre avec Alain Guiraudie


«Je dois être dans ma période catho», Alain Guiraudie commente sa double actualité. Le réalisateur de l’Inconnu du lac – film «terrifiant» selon sa psy – présente un nouveau long métrage à Cannes, titré Miséricorde, où figure un abbé, et publie Pour les siècles des siècles, un troisième roman dans lequel la religion passe dans sa moulinette à fantasmes. L’écrivain se met dans la tête d’un curé et ne vient pas seul puisque sous ce même crâne a fusionné l’esprit d’un autre homme, Jacques Bangor. Guiraudie qui a l’imaginaire en roue libre envoie évidemment valser vraisemblance et bienséance. Quatrième de couverture très explicite: «Je me dis que c’est super, je suis dans le corps de celui que j’aime. Mais est-ce qu’on peut vraiment aimer de l’intérieur ?

Rencontré un samedi matin dans un café du XXe arrondissement à Paris, Alain Guiraudie évolue avec aisance au milieu de sa cohorte de personnages, en gros des villageois du pays d’Oc, dont il vient, il en a gardé l’accent. Pour les siècles des siècles est la suite à la minute près de Rabalaïre (en patois, le mot veut dire traîne-savate et pique-assiette) et ses 1000 pages. Un point d’étape prévu par l’éditeur, aux airs de résumé de roman-photo, permet de lire le nouveau livre sans être perdu. On trouvera donc à nouveau Jacques Bangor, le «rabalaïre», assassin d’un certain Eric. Le Jacques comme on dit à la campagne est apparemment mort après un mauvais trip. Il a pris de la Brigoule, une drogue naturelle locale, en compagnie du curé, et le voilà étendu froid sur le carrelage. Son esprit s’est alors mis bien au chaud dans la tête de Jean-Marie, le nom du prêtre. D’où pas mal de tiraillements à venir, de petites querelles internes, notamment concernant l’utilisation de leur corps et de leur sexe devenu commun. On est dans du Guiraudie: le sang coule un peu et surtout le liquide séminal.

Pyjama.

Jean-Marie est un homme hyperpositif, malgré les 72 clochers dont il a la charge. Il aime les gens, il les trouve tous beaux, et du coup Jacques Bangor qui a pris les choses en main et fait office de narrateur se laisse gagner par cet amour du prochain. Ce prêtre en soutane a une particularité: pour consoler les veufs et les veuves, il n’hésite pas à venir dormir avec eux. Lui met toujours son slip sous son pyjama, on ne sait jamais. Avec Jacques Bangor dans la tête qui a moins de scrupules, les nuits vont être plus compliquées.

Peut-on parler d’extravagance? Guiraudie confesse: «Il y a quand même un curé qui se masturbe dans les bois, qui prend de la Brigoule, qui dort avec les paroissiens les paroissiennes et même à la demande des parents avec le petit Adam [l’enfant de chœur en adoration, ndlr], je me dis que oui, effectivement, j’aime bien pousser le bouchon.» Première preuve évidente: des kilomètres de parole liturgique. Car l’auteur, tout baroque qu’il soit, ne ment pas sur la marchandise religieuse. Le texte des messes est exact, on assiste ainsi à plusieurs offices, à deux enterrements à une extrême-onction, un exorcisme. Et avec Jacques Bangor en commentateur, le lecteur novice va découvrir les dessous du métier.

On demande à l’auteur si ce n’est pas un peu exagéré, ces pages et ces pages de liturgie. «Vous savez, je sors d’un roman de mille pages donc ça ne me fait pas peur, et c’est marrant, je suis allé à une messe de minuit un Noël, il y a cinq ou six ans, avant même d’écrire Rabalaïre, j’étais seul dans une ville où je ne connaissais personne, je me suis dit, je vais voir à quoi ça ressemble [Guiraudie précise qu’il a reçu une éducation chrétienne mais qu’il est devenu athée, «agnostique», ndlr], et j’ai repris conscience de l’érotisme de la religion catholique et aussi de sa dimension anthropophagique, on mange quand même le corps du Christ, on boit son sang: c’est un sacré morceau la religion catholique. Je me demande si ce n’est pas là, à Niort, que j’ai commencé à me passionner pour ces affaires, je me suis dit que ça valait le coup d’aller explorer le rituel et le contenu des prières. J’ai regardé des messes sur YouTube, je suis allé l’église et puis je me suis acheté le gros missel des messes qu’ont les curés». Pas sûr que du côté de l’Opus Dei, rigole-t-il, tout ce travail documentaire penche du bon côté de la balance.

Loin de la blancheur des aubes et des nappes de sacristie, et accessoirement des slips du curé, Pour les siècles des siècles est aussi un roman noir. Il y a l’enquête qui continue sur l’assassinat d’Eric, la présence d’un adjudant tortionnaire – Jacques n’a pas oublié comment il lui a broyé les testicules –, des cris dans la nuit, et dans la montagne des militaires à la recherche de deux garçons suspects d’un attentat. Derrière l’imaginaire fantasque du livre, y a-t-il une dimension politique? «Oui forcément, dans le côté subversif de la chose et peut-être que le politique se retrouve dans la narration. Je me suis amusé à dessiner le monde avec des revendications, ce que les gens de droite appellent l’éco-terrorisme, mais avec des actions inventées et puis à travers les infos [télévisées que commentent les personnages, ndlr] je me suis plu à évoquer des choses réelles, il y a les émeutes dans les banlieues et en même temps des poules qui détruisent leurs œufs [pour protester contre la maltraitance animale]. Le côté politique est beaucoup dans la constatation d’un monde qui va à vau-l’eau et J’essaye d’extrapoler. »


Circulation.

Guiraudie, né en 1964 dans l’Aveyron, écrit depuis très longtemps, mais son premier roman publié ne l’a été qu’en 2014, chez P.O.L, une histoire de gérontophilie et de slip volé, à côté de laquelle Pour les siècles des siècles apparaît comme un roman soft. Alors que l’on parle souvent au sujet de son travail de la circulation du désir et de ses blocages, on l’interroge: comment s’opère la circulation entre son écriture plutôt «intuitive» selon lui et ses films? «Même mon cinéma passe par l’écriture, je pense que c’est la phase que je préfère, je me suis beaucoup servi de l’écriture romanesque ou de nouvelles comme un élan pour trouver un sujet de film. Parfois, je me dis tiens, là j’écris un roman et au bout de cinquante ou cent pages, je me dis non ce n’est pas un roman que j’écris c’est un scénario, et à l’inverse, le roman se nourrit de mes frustrations de cinéaste, parce que le cinéma c’est assez chiant quand même, on trouve jamais les comédiens qui ressemblent aux personnages qu’on a en tête, les lieux ne sont pas les mêmes, et ensuite il y a le tournage qui est une phase très dure et ensuite le montage, où on doit virer des trucs super. Oui, le cinéma, on est tout le temps obligé de renoncer à des choses, au moins avec la littérature je n’ai pas ce genre de problèmes. » Alain Guiraudie a déjà entamé la suite de Pour les siècles des siècles, et après six mois d’arrêt dus à Miséricorde, il «meur[t] d’envie d’y retourner ».

Frédérique Fanchette, Libération, 4 mai 2024



Alain Guiraudie entre en fusion

Comment deux esprits peuvent-ils cohabiter dans un même corps? Avec « Pour les siècles des siècles », l’écrivain et réalisateur sonde les joies et les émois de la rencontre absolue avec l’autre

On entre dans Pour les siècles des siècles comme dans un conte ou une transe. A l’orée du roman, le résumé échevelé de Rabalaïre (P.O.L, 2021), qui en est l’avant-scène littéraire et a inspiré aussi au réalisateur, scénariste et écrivain Alain Guiraudie, qui fait dialoguer ses œuvres entre elles, le film Viens je t’emmène (2022), est celui d’un chœur antique nous murmurant à l’oreille son antienne: sous l’effet d’une plante hallucinogène, l’esprit de Jacques Bangor s’est fondu dans celui de Jean-Marie, le curé d’un village occitan. C’est le roman écrit par ce « nous », focalisation organique, amoureuse, de deux « je » fusionnés, qu’on lit aujourd’hui. Dans le corps du curé loge désormais toute une smala – « je », « il », « on ». Nous voilà emmenés par un narrateur à la fois simple et double, qui parle au nom de deux esprits cohabitant, dialoguant et se tirant la bourre. Jacques se dit adieu à lui-même, tout du moins à son corps, pour en apprivoiser un nouveau – « une mort à l’envers ».

Etre deux dans la même carcasse n’est pas de tout repos. Les voilà plongés dans des affres métaphysico-amoureuses (peut-on aimer l’autre en habitant son enveloppe charnelle?); emportés par le vertige de la dissociation (comment, sans broncher, «prodiguer une caresse à [s]on propre corps » à la morgue, ou voir ses parents pleurer sa mort?); des problèmes logistiques (il leur faut honorer l’emploi du temps de l’un et celui de l’autre, partager leurs rêves); identitaires (Jacques hé- site entre se dissoudre dans l’esprit du curé et garder son autonomie); conversationnels (comment décider lequel parle en premier? Ils ne sont presque jamais d’accord sur la réaction à adopter); sexuels (la mise au point d’un désir commun. Petit à petit, Jacques parviendra à percevoir le désir de Jean-Marie, qui en éprouve pour l’humanité entière, une très vieille dame, l’évêque...).

Apprentissage de l’empathie

Mais les délices du roman-feuilleton, dignes de la plus addictive des telenovelas, ne doivent pas masquer la profondeur de cette petite démocratie intime. La fusion de Jacques et de Jean-Marie formule sur le plan existentiel les préceptes chrétiens; ils rejouent la Sainte Trinité – le curé va dormir avec ses paroissiens veufs pour leur tenir compagnie, partageant ses nuits avec eux et avec Jacques, qui est en lui; « Ceci est mon corps » devient « Ceci est notre corps ». C’est, aussi, un apprentissage de l’empathie: Jacques a besoin, depuis son propre esprit, de faire un détour par celui de Jean-Marie pour revenir au sien, exemple malicieux de pensée plurielle. De fil en aiguille, leurs esprits déteignent l’un sur l’autre : si le curé fait accéder Jacques à la foi, ce dernier réveille sa sexualité. Jean-Marie n’est plus un intermédiaire entre le Seigneur et le monde, mais la réunion de deux âmes, la puissance sexuelle de ces héros siamois infusant dans leur entourage l’horizon d’un dialogue débridé entre les corps.

La verticalité, ici, devient une horizontalité, un fluide symbolisé par la « brigoule », boisson aphrodisiaque qui leur permet d’aller à la rencontre de tous. La fusion des deux hommes est aussi une figuration de la sexualité comme accession à un état suprême de conscience, mise en commun séminale des idées et des peaux. La réunion de leurs esprits approfondit leur aura, et ils deviennent un catalyseur – le village entier leur parle, les désire, convertissant le roman en un confessionnal jouissif.

Comme la fusion, la foi se transmue ici en idéal politique. C’est, pour les deux personnages, un passage de l’autre côté, intériorisation et augmentation de l’être qui met en relation ce qui dans le monde est scindé (ainsi ces policiers, amis avec leurs suspects). Dans cet exorcisme littéraire, Alain Guiraudie fait de la foi la croyance en un autre monde possible et en inverse la direction: un mouvement tourné non plus vers une divinité, mais vers l’humain, pour en finir avec la haine de l’autre. Ceux qui crient au scandale sont ceux qui l’inventent – par automatisme, le curé homosexuel est soupçonné de pédophilie, et un jeune Arabe de terrorisme.

Prière érotique, Pour les siècles des siècles se tient au carrefour du fantasme, du tabou et du retournement ironique pour offrir, par ce manifeste du désir permanent, une incarnation neuve, pulsionnelle, à l’idéal humaniste. Une utopie tendre et déjantée qui fait de la fiction, comme de la rencontre de l’autre, un voyage hallucinatoire dont on ne veut pas rentrer.

Juliette Einhorn, Le Monde, vendredi 10 mai 2024




Agenda

Du 14 au 15 septembre et du 24 septembre au 12 octobre
Théo Casciani, Alain Guiraudie, Manuel Joseph, Jonas Mekas et Gisèle Vienne au festival actoral (Marseille)

Montévidéo à La cômerie – 202, bis rue Breteuil, 13006 Marseille

LE ZEF - scène national de Marseille – Avenue Raimu, 13014 Marseille

Frac Sud - Cité de l'art contemporain – 20, boulevard de Dunkerque, 13002 Marseille

Théâtre de l'Œuvre – 1, rue Mission de France, 13001 Marseille

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Et aussi

Alain Guiraudie Prix Sade 2014

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