— Paul Otchakovsky-Laurens

Aimez Gil

Shane Haddad

C’est le roman d’une fuite et d’une séparation. Pour commencer, la plus cruelle qui soit : la mort accidentelle, absurde, d’un jeune homme. On enterre Mathias, et c’est l’incompréhension et le chagrin de ses amis, Gil, une jeune fille de 25 ans, et Mathieu. Gil raconte alors à la vitesse de ses émotions ce qui s’est passé. Beaucoup de choses lui échappent. La brutalité du monde adulte. Les obligations quotidiennes. L’alcool, qui ronge. Et sa propre résilience. Elle a voulu partir, s’échapper. Accompagnée de ses deux amis, les deux M. (Mathias et Mathieu), qui font face aux mêmes questions, au même vide saisissant de toute une...

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La presse


« Aimez Gil », de Shane Haddad : aimer, sans peur des excès ni des regrets

Trois jeunes gens crament leur vie dans un désespoir incandescent. Sublime drame qu’illumine l’amour.

Quelle est cette injonction du titre ? Un verbe, un prénom, et les flots d’amour exigés tomberaient droit du ciel? Tendez seulement l’oreille. Ce livre s’écoute, sa langue y veille. Dans Aimez Gil, on entend aussi M et Gil. M comme Mathias, M comme Mathieu, deux descendants de Jules et Jim pour une seule fille nommée Gil. Ils l’écartèlent et l’éclipsent tout autant qu’ils la vénèrent, cette mangeuse de cigarettes, occupée à onduler comme une algue dans les boîtes de nuit, un « enfant de houblon » en gestation dans son ventre assidûment rempli de bière. Évidemment qu’on va suivre l’impératif au doigt et à l’œil, évidemment qu’on va l’aimer sans se faire prier, évidemment qu’on va la laisser nous hanter.

À même pas 30 ans, Shane Haddad fait déjà figure d’autorité littéraire. Elle s’y entend pour imposer son héroïne, comme elle avait catapulté dans nos esprits celle de son premier roman, Toni tout court, en 2021. Deux filles aux prénoms de gars, tendues de hargne et d’acuité, burinant l’époque à grand fracas comme à bruit bas. Toni avait 20 ans, Gil en a cinq de plus, mais la décrépitude contemporaine fripe précocement leur âme. Le trépas semble une menace proche, parfois souhaitable, et s’est permis d’abréger des jeunesses autour d’elles. Comme celle de Mathias, dont les obsèques ouvrent ce nouveau roman, dans une séquence d’apnée magistrale où les mots se bousculent et s’annulent pour dire la répugnance face au silence, la désolation face à l’inéluctable.

Le livre remonte ensuite le temps, décompose méticuleusement les mouvements. Shane Haddad excelle à dessiner les trajectoires, à capter la vitesse des paroles et des corps, qu’ils plongent dans les caves pour aller danser, qu’ils se lancent sur les routes dans une fuite organisée. À la verticale, à l’horizontale, bouger, bouger, bouger. Avant l’immobilité sous terre, avant la paralysie du chagrin, il y eut le tourbillon de la vie, le désordre en tous sens, la quête des moments qui « frôlent autant la perfection que la férocité ». La convulsion, l’oscillation, l’aimantation, lors d’un road-trip à trois dans une Clio à l’agonie.

L’issue fatale exposée en préambule accentue la valeur de ces embardées, mais se fait oublier aussi. D’intenses bras de fer se jouent entre la mémoire omnisciente et l’amnésie, entre l’aplomb et la résignation, entre l’impudeur et le secret. Ils donnent au récit ce cran intrépide, ce tremblé au-dessus du gouffre. Tant de pistes d’interprétation s’ouvrent sous nos yeux. Shane Haddad signe d’abord un grand roman engagé, éperdument insurgé, dont les personnages rejettent « l’idiotie craintive du salariat », parce que « la vie active c’est voir ses parents qui en sortent pour aller crever en silence ». Elle enregistre aussi les secousses sismiques de l’addiction chez des êtres dont la tragédie est de « préférer la vie à leur existence » et de s’en remettre à l’alcool, « merveilleux protagoniste de notre déni ». Elle accueille enfin les cadeaux démesurés offerts par le paysage : soleil, sable, orage, rivières, vignes, cailloux, et une biche récurrente, surgie de nulle part. Mais, par-dessus tout, « aimez », implore-t-elle dans le titre. Aimez en secret, aimez à en crier, sans peur des excès ni des regrets. À l’instar de Gil, aventurière aux élans sans cesse torpillés par le destin, vagabonde relevant la tête après chaque chute pour dévorer toutes crues les déconvenues, ardente personne d’aujourd’hui, et de demain c’est certain.

Marine Landrot, Télérama, août 2024


Les exaspérés

Un trio amoureux jeté sur les routes de France, c’est « Aimez Gil », brillant deuxième roman de Shane Haddad.

La jeunesse, c’est quand même mieux quand ce sont les jeunes qui s’y collent. Qui en disent quelque chose, loin des pontifiants petits récits de sociologie appliquée dispensés par ceux qui ne le sont plus depuis longtemps. Quelle jeunesse d’ailleurs, tant celle-ci est bien évidemment plurielle ? Ici, ce sera celle des villes, d’une précarité plus ou moins insouciante d’elle-même, de la fluidité du désir, des héritages impossibles, des désillusions trop précoces. Soit trois personnages. Deux garçons, une fille. Air connu. Plus ou moins un quart de siècle chacun. Un passé tu, un futur aussi incertain qu’indistinct et un présent morne. II y a là un serveur dans une brasserie, une vendeuse dans une boutique, un prof sans vocation. Petits boulots, petits horizons. Elle, c’est Gil ; eux, « les deux M. », comme elle les appelle, Mathieu et Mathias. Leurs nuits, tristes fêtes, clopes, joints, ne sont pas nécessairement plus belles que leurs jours. Le temps leur est une montre molle. Quelque chose doit se passer. Quelque chose que Gil va provoquer, Le goût d’un ailleurs possible. À son initiative donc, les voilà partis tous dans la vieille Clio pourrie de Mathieu, sur la route. Vers le Sud. Vers la maison en Provence de Marguerite, la tante de Mathias, une femme dont la liberté leur apparaît aussi séduisante qu’inquiétante... II y aura aussi une plage, la tombe de Camus et surtout la chaleur qui toujours gagne la partie, exacerbe les désirs et les vieilles colères. II faudra repartir encore, faire le tour du pays, continuer ce jeu fou de qui-perd-gagne. Jusqu’à la fin qui est le début de ce livre splendide, Aimez Gil, deuxième roman de la jeune romancière Shane Haddad (qui sait de quoi elle parle ; elle a 27 ans). Jusqu’à la mort bien sûr et l’enterrement de Mathias, disparu accidentellement dans la nuit lors d’une fuite en trop. Ce que Gil, la narratrice du livre, accompagne en sa dernière demeure, c’est l’hypothèse d’un amour et de n’avoir pas su résoudre les ambivalences du désir, dissiper les ombres de la jalousie. Chaque jour de cette odyssée, le trio s’exaspère, se cherche, se fuit. Shane Haddad s’emploie à dire cette fugue rageuse et tragique dans une langue qui l’est tout autant orale autant qu’opératique. Ses pages sont comme empreintes d’une jubilation qui ne le cède pas au désespoir. Une voix s’impose.

Olivier Mony, La Tribune Dimanche, août 2024

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