— Paul Otchakovsky-Laurens

Let

Olivier Brossard

Let [l3t] adj. invar. et n. m., 1891, balle let, mot anglais, « obstacle ».
Une balle let : celle qui touche le filet et retombe sur le terrain adverse. Un coup nul. À refaire. On relance. Voir si on frôle encore.
Nom, « Let » est obstacle. Verbe, il devient proposition et invitation. Épelé, le mot attend la suite de ses trois signes : une entame.
On (se) lance : quelques sorties de Pétrarque, des parties avec John Ashbery, et au milieu une question de traduction.

 

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La presse

« Olivier Brossard, Let», un article de Éric Houser , à retrouver sur la page de Sitaudis.



Amour et jeu et match

«  Let », recueil d’Olivier Brossard en forme de partie de tennis, salue le poète John Ashbery, et Pétrarque aussi. Suivez bien chaque mot – service foudroyant


Let! On connaît l’exclamation qui annonce au tennis que la balle a touché le filet, et qu’il va donc falloir servir à nouveau... Le poète et traducteur Olivier Brossard a eu l’idée assez géniale de choisir ces trois lettres pour titre de son recueil, dont l’une des ambitions, assez malicieuse, est précisément de « rejouer » la poésie à partir de canevas anciens, en posant aussi la question de la traduction, puisque « let » renvoie également à la langue anglaise et à l’idée d’une autorisation que l’on se donnerait (to let : « laisser », «permettre »...) de réinventer à sa guise des modèles du passé, en s’amusant par exemple de collages et d’emprunts pour créer un nouvel espace contemporain.

Cet espace est ici celui d’un livre dont on pourrait dire qu’il a (un peu) la forme d’un court de tennis, organisé en deux sections égales : «Exzoniere» et «Serment du Jeu de paume, recueil du poète américain John Ashbery (1927-2017) qu’Olivier Brossard a précisément traduit et commenté (Corti, 2015), et dont il utilise, selon une combinatoire un peu mystérieuse, des segments ici redistribués... Or, Le Serment du Jeu de paume doit son titre – The Tennis Court Oath, en version originale – aux circonstances dans lesquelles l’idée en est venue à John Ashbery : vivant au début des années 1960 à Paris, il était passé en autobus devant le jardin du Luxembourg et y avait été frappé par la vue de joueurs de tennis tout de blanc vêtus...

Faut-il connaître alors cet arrière-texte, pour prendre plaisir à la poésie d’Olivier Brossard, qui pourrait sembler, ainsi présentée, réservée à un seul cercle d’initiés? Assurément non, de même qu’il n’est pas nécessaire d’être spécialiste du Canzoniere, de Pétrarque (fin du XIVe siècle), pour goûter la réécriture débridée qu’en propose Brossard dans la première section, laquelle s’ouvre sur une citation du groupe pop Metronomy, avec sa chanson-tube Love Letters (2014).

Bien sûr, le poète s’amuse: tout fait signe, et tout peut faire sens, le mouvement régulier du métronome rappelant celui de la balle dans les très anciens jeux vidéo en noir et blanc qui simulaient de lentes parties de tennis, et dont on trouvera des captures d’écran au fil de la section « US-OPEN », où chaque texte est par ailleurs construit selon une contrainte formelle rappelant le décompte des points dans un match (au tennis ou au jeu de paume): quatre vers successifs de 15, 30, 40 puis 60 lettres.

Mais, au-delà du plaisir du décryptage, ou de la reconnaissance des références, il y a quelque chose de plus essentiel : la joie propre de la poésie, lorsqu’elle suggère au lecteur la possibilité d’un monde à reconfigurer. Avouons-le : nous sommes un peu perdus au début de la partie, ce qui ne signifie pas que nous allons la perdre, mais qu’il faut y mobiliser énergie et attention pour comprendre la trajectoire des mots, des sons, qui rebondissent dans l’incertitude d’une signification sûre.

De quoi nous parle Let, en définitive? Du deux, et du tiers: d’une possibilité de l’échange entre les êtres, et peut-être d’un couple, comme entre les langues, entre son et sens, entre l’un et l’autre, à travers des fragments de paysage et par le biais d’une représentation toujours réinterrogée – celle de la poésie elle-même. Let nous parle donc aussi d’amour, conformément au modèle pétrarquéen du Canzoniere que détourne Brossard: on trouve dans son texte du désir et des SMS, de la neige et des métros, des corps et ce « tu» qui suffit soudain au surgissement d’un lyrisme brutal, assez merveilleux.

On comprend dès lors que le titre Let signale également le début du mot «lettres », suggérant le souvenir de lettres amoureuses éclatées, questionnées sur le sample de la page d’aujourd’hui: «amour n’est pas un déverbal, son suffixe pas zéro/ le verbe correspondant/ aimer,/ une dérivation impropre, régressive/ je n’en reviens pas/ ce mensonge d’une suite, ôte-le/ que devient le paysage/ like separated stars with clouds between...». D’une langue à l’autre, de la poésie d’hier au livre présent, on a passé l’obstacle du filet : le service est gagnant.

Fabrice Gabriel, Le Monde des Livres, 05 juillet 2024


Vidéolecture


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