— Paul Otchakovsky-Laurens

Nina Violetti

Frédéric Valabrègue

« Nina Violetti est le pseudonyme de Suzanne, ma grand-mère, quand elle servait de modèle nu à son compagnon dessinateur. Notre adolescence, celle de mes frères et moi, c’était la sienne. Elle nous aspirait dans son goût pour le désordre, elle nous perdait dans ses jeux dangereux. Ce livre est la chronique d’une fascination. Il raconte comment nous voulions nous nourrir de son caractère explosif et insurrectionnel. Nos voix mêlées l’accompagnent de sa splendeur à son déclin. Ce qui nous fascinait, c’est la façon dont Suzanne et l’artiste Louis Pons, son compagnon, se constituaient un monde qui était le refus de celui dont nous venions. Ils...

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La presse

Souvenirs d’une grand-mère, Suzanne Valabrègue



Dixième récit de Frédéric Valabrègue, publié chez P.O.L: deux personnages des années 1960 perturbent la chronologie, fascinent énormément le narrateur. Sa grand-mère paternelle se prénommait Suzanne, Nina Violetti était le pseudonyme furieusement tendre que lui donnait le dessinateur Louis Pons.



L’une des grandes qualités d’écriture de Frédéric Valabrègue réside dans sa capacité à effectuer des transitions ultra-rapides entre le passé et le présent ainsi qu’entre plusieurs modalités d’existence. Dans ce roman, il est question d’un adolescent d’autrefois et de ses démêlés avec la famille, la province sudiste et l’ordre social: les apprentissages, les tourments de l’asthme, un père absent, le pensionnat, les férules et les bêtisiers immanquablement répressifs des écoles privées et publiques sont évoqués dans un étrange mixte d’âpreté et d’ironie. On entrevoit avant et après 1968 des allers-retours entre Marseille, le Luberon, le Haut Var et l’Afrique; on saisit au vol une géographie et des indices générationnels, des prises de risques et des tournants de vie. Cependant ce qui prime, au-delà des traits irréfutables d’une époque, ce ne sont pas les tribulations, les colères et l’intimité de l’adolescent Frédo: on est intrigué et questionneur en face du magnétisme et de l’énigme suscités par le couple Suzanne Valabrègue/ Louis Pons.

Pour ce couple, livres et catalogues (2023, rétrospective Pons, Nice et musée Cantini) ont brièvement raconté leur différence d’âge et leur volonté de rupture. Avec Nina Violetti, on en apprend davantage à propos de leurs séjours à partir de 1947 dans plusieurs villages de la Haute-Provence, jusqu’à leur installation dans le Var en bordure d’une rivière propice pour la pêche, à Sillans-la-Cascade. Suzanne avait plus de 40 ans quand elle divorça pour accompagner et « désensauvager » un jeune dessinateur de 18 ans, rencontré porteur d’ « une écharpe rouge autour du cou ».

Vies inimitables : le creuset de Sillans- la Cascade


Auparavant, son premier époux, attaché à l’ambassade de France en Espagne, l’avait emmené à Madrid: le Prado de Velasquez, le flamenco et les fantômes de Lorca, tout ce qu’on désigne intuitivement avec le mot de duende, avaient bouleversé ses attentes. Elle quitta le confort de sa vie antérieure pour mieux percevoir la radicalité et le devenir qu’incarnaient des artistes comme Louis Pons ou Pierre Tal- Coat, fréquenté au Château-Noir du Tholonet.

Ses injonctions et sa vitalité n’avaient pas de limites. En face du regard de Suzanne que restitue la photo de cet article, un jeune écrivain comme Pierre Tilman imaginait avoir croisé le Bleu du ciel de Georges Bataille. Des crises d’asthme renforçaient son agressivité et ses courroux, son total refus de la mollesse. « Sortir du manège » décrit par Ponge l’entraînait très loin. C’était irréversible, ses provocations, ses chapardages et ses comportements quasiment délinquants donnaient occasion pour ne pas devoir « nettoyer les écuries d’Augias». Valabrègue se souvient qu’en vertu de l’extrême tension de sa grand-mère, « rien n’était fixe, le calme pas plus que la tempête ».

Une version officielle de la fin de cette histoire – on y crut longtemps, c’était véridique – prétendait qu’un infarctus avait terrassé la compagne de Louis Pons. En fait, un silence de plomb s’ajoutait au chagrin, empêchait de comprendre qu’autre chose qu’un accident de santé clôturait cette séquence. Le vieillissement et le désamour avaient marqué les ultimes saisons de cette relation. Bien avant le départ de Suzanne, les impatiences, les brisures et les déceptions l’emportaient : « Le rire et la légèreté s’étaient perdus. »

Plusieurs observations induites par ce récit de la vie quotidienne dans cette friche de Sillans-la-Cascade permettent d’appréhender avec maintes nuances le long forage, les territoires d’improvisations, les moments de paroxysme, l’humour et l’acuité de l’autodidacte Louis Pons. À quoi s’ajoutent des portraits saisissants des témoins d’une histoire qui reconduit l’intense liberté et les dangers d’une époque pendant laquelle le marché de l’art et les institutions avaient peu d’emprise sur la création. On voit apparaître une aristocratie souterraine, des personnages pleins d’exigence, d’anticonformisme et d’invention comme le brocanteur-collectionneur de Forcalquier Lucien Henry (1924-1988) ou bien comme un natif des Chartreux, un peintre « oublié » qui exposa chez Claude Bernard et qui s’appelait André Queffurus (1939-2017). Par ricochets on affectionne l’acharnement, les turbulences et les réussites de Frédéric Valabrègue qui n’escamotera jamais les mots d’ordre de son aïeule: « Elle me donnait du courage pour l’éternité. J’avais gardé son murmure comme un talisman. »

Alain Paire, La Marseillaise, Samedi 20 avril 2024



Une éducation sensible

Revenant sur ses années d’apprentissage, sur la découverte progressive d’une histoire familiale désordonnée, Frédéric Valabrègue dresse le portrait d’une femme libre et forte.

II faut un certain temps au lecteur pour saisir à qui se rapporte le nom qui tient lieu de titre au nouveau roman de Frédéric Valabrègue. Récit autobiographique, Nina Violetti évoque d’abord une éducation religieuse chez les Dominicains auxquels le narrateur et ses frères sont confiés par des parents (la mère et l’oncle plus exactement) athées. Une mise en internat vécue comme une mise à l’écart, la turbulence des frangins aggravant chez Odette (la mère) le sacrifice qu’elle fit à leur naissance en abandonnant une carrière de comédienne pour endosser, à sa façon, un rôle de mère. Le roman s’ouvre dans une matière sombre, dans la nuit de l’internat où l’ombre d’un « frère » dominicain vient caresser le corps d’un enfant. On est dans la France empesée des années 1950, avant que le pays ne revête « ses habits de notaire du milieu des années soixante ». Les trois frères ne comprennent pas pourquoi ils ont ainsi été donnés en pâture à un ordre religieux, eux dont la joie consiste justement à semer le désordre. Cette interrogation court tout au long des quatre cents pages du livre aiguisant le regard et l’oreille du narrateur, avide de saisir l’histoire familiale (peu banale), sa place dans le monde, sa nature profonde, son héritage.

À l’obscurité inaugurale succède la lumière provençale des étés passés par l’adolescent chez Suzanne et Louis, sa grand-mère paternelle et son compagnon. Elle est Nina Violetti, on l’apprend page 130, ainsi baptisée par Louis qui la peinte nue puisque Louis Pons est peintre et qu’elle est, Suzanne, une source inépuisable d’inspiration. Et si l’on parle de matière, c’est bien parce que Frédéric Valabrègue use de la langue comme un peintre de la peinture. Ainsi du portrait de l’arrière-grand-mère paternelle : « On l’aurait dite sortie d’un tiroir. Elle était tassée, ratatinée. C’était une dame tellement ridée que sa bouche disparaissait dans ses rides. Son nez disparaissait dans les plis de son nez et ses yeux dans ceux de sonfront. »

Chez Suzanne, le jeune Frédéric est mis à l’épreuve puisque c’est tout le monde qu’elle met à Fépreuve. Elle lui demande de se dénuder devant ses invités pour aller nager dans la Bresque qui coule en contrebas de la demeure de Sillans où vit une trentaine de chats. Elle lui montre son sexe, elle « pissait debout dans la rue, au milieu des passants, les toisant pour qu’ils détournent les yeux, pendant que je regardais où allait la rigole. » « Nous ne savions pas s’il s’agissait de nous initier aux situations inextricables, mais il est arrivé qu’elle me demande de dormir chez l’hôte où nous dînions quand celui-ci était seul et homosexuel. » L’un d’eux portraitura Suzanne d’une formule : « Ta grand-mère est la plus grande fouteuse de merde de la planète. » Louis n’est pas en reste qui héberge dans son atelier « une momie péruvienne en position foetale (...) dérobée au musée Borély de Marseille » mais « l’autorité de Suzanne et Louis provenait de ce qu’ils nous enseignaient sans être des pédagogues et de la façon dont ils nous traitaient comme si nous n’avions pas le droit d’être endormis ni passifs. (...) Ils nous apprenaient à être autre chose que des hébétés. » La maison de Sillans devient pour le jeune Frédéric le lieu d’une initiation à l’art, à la poésie : on croise Joë Bousquet, initiateur de Louis, Pierre Tal Coat, Pierre Tilman, Jean Giono, la Beat generation, les poètes de Marseille. Mais l’apprentissage ne s’arrête pas au savoir, il est surtout une attitude face à la vie (les vols que Suzanne enchaîne dans les commerces comme des exercices pratiques soumis à ses petits-fils). II est, cet apprentissage, l’éloge de la liberté absolue servi ici par une langue magistrale.

T. G., Le Matricule des anges, juillet 2024



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Frédéric Valabrègue, Prix Louis Guilloux 2011 pour Le candidat

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