— Paul Otchakovsky-Laurens

La Décollation du raton laveur

Fred Léal

« Tu es né à Draa Ben Khedda, près de Tizi Ozou, sur une montagne magique. Au fil des ans, tu subis les affres d’une décolonisation ratée sur une terre hostile à Alger. Par-dessus le marché, ton père s’avère ne pas être ton père et ta patrie se compromet dans des querelles fratricides. Alors, comme tant d’autres, tu suis l’exode aveugle qui, de logements radieux en prisons modèles, clouera définitivement le bec à tes illusions. Dans un ultime baroud tu t’engages à la Légion étrangère où tu te fonds sans mal dans le paysage. On te retrouve femme de ménage nettoyant l’infirmerie en...

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La presse

Bière et paix

Dans La Décollation du raton laveur, Fred Léal met en scène des légionnaires à Kourou dans un style burlesque.

Fred Léal n’en a pas fini avec les souvenirs de son service militaire. Après son premier livre, Selva! (POL, 2002), il y était revenu dans Asparagus (POL, 2013). En voici un nouvel épisode dans La Décollation du raton laveur. Mais attention, nulle nostalgie pour les levers de drapeau et autres marches en cadence! L’écrivain - dont l’alter ego se nomme Rod Loyal – a passé son service comme médecin aspirant à Kourou, en Guyane, dont il tire des anecdotes et une galerie de personnages contribuant à l’univers qu’il déploie de livre en livre, dont le maître mot est le burlesque.

Un burlesque grandement favorisé par l’écriture de Fred Léal, qui repose sur une typographie carnavalesque (mais toujours lisible). Les phrases sont éclatées sur la page, comme si celle-ci captait plusieurs sources de bruits ou de paroles synchrones, ce qui donne une série de collisions textuelles drolatiques. Par exemple, le terme « heineken » ne cesse de trouer les lignes, correspondant à chaque gorgée de bière avalée par un personnage – et la soldatesque en est une consommatrice acharnée. « C’est l’effet collatéral d’une consommation régulière et soutenue de Heineken, qui est un peu notre sponsor si vous voyez ce que je veux dire », souffle le narrateur à une jeune femme faisant une remarque sur la silhouette rebondie d’un militaire.

Rod Loyal, responsable de l’infirmerie du camp de la légion à Kourou, est assisté d’un « ramassis de casses-berles en treillis ». Parmi eux, une exception: Farid, un Kabyle d’une discrétion absolue, qui aurait pour projet de s’introduire dans la fusée Ariane promise au décollage. Suicide garanti. Rod est poussé par ses subordonnés à participer à ce projet (qui en cache un autre en réalité) en obtenant des renseignements techniques sur la fusée.

Le sel de La Décollation du raton laveur tient dans les relations pour le moins pittoresques qu’entretient Rod, antimilitariste notoire, avec les légionnaires et avec ses chefs. En particulier le lieutenant Gil, à l’ascendant indiscuté, dont la particularité est d’attendre de Rod qu’il corrige toutes ses nombreuses fautes de langage.

Il y a une liberté peu commune chez Fred Léal. Qui se manifeste jusque dans son usage du métatexte, c’est-à-dire tout ce qui entoure le texte lui- même : la quatrième de couverture (qui propose un portrait de Farid qu’on ne retrouvera pas ailleurs) ou les remerciements, où l’écrivain témoigne de sa reconnaissance envers Jean-Luc Mengus, « infatigable correcteur des éditions POL », récemment décédé. « Nos échanges [...] furent pour moi une source inépuisable de réflexion et de plaisir. » À lire les œuvres inimitables de Fred Léal, on veut bien le croire.

Christophe Kantcheff, Politis, 20 juin 2024



Fred Léal, fusée d’art moderne.
Un soldat rêve d’« Ariane »



Médecin aspirant au 3e régiment étranger d’infanterie pendant son service militaire dans les années 90, Fred Léal en a rapporté Selva ! (2002). Le titre fait allusion à la forêt amazonienne qui couvre la Guyane où ce régiment est cantonné et le livre restitue la bande-son d’une « popote », version déjantée du banquet d’officiers, défouloir pour grandes gueules, aussi arrosé que la forêt tropicale. En 2013, il a été suivi par Asparagus qui anticipe le cadre de la Décollation du raton laveur.


De quoi parle-t-on ici ? Du quotidien d’une garnison à Kourou et d’une infirmerie militaire où, entre ses packs de Heineken et des sorties ironiques dignes de M*A*S*H, le toubib anar Rod Loyal veille au paludisme et panse les blessés du centre d’entrainement commando de la jungle. Entouré de ses infirmiers, « casses-berles en treillis » venus de tous pays, Loyal rumine, gueule, picole et se fat souvent chier. Aussi, la prose de Léal n’est-elle ni académique ni « littérairement correcte » ; le texte est éclaté sur la page, stratigraphié de propos tatoués. Une rose des vents de langues parfois en VO, d’accents contraints par la prosodie réglementaire mais toujours explosés par l’oralité, propre à l’éloquence cash du légionnaire. Ce n’est ni poésie (ou alors c’est poésie pure), ni vraiment théâtre (idem), ni rien de ce qui est tenté en littérature française. Quelques mises en place minimalistes encadrent cette polyphonie de paroles et de voix qui zèbrent la page, s’entrelacent, se choquent, dessinant des cartes d’intensités, exemple parfait d’un dialogisme régimentaire. Le miracle (ou plutôt un patient réglage) fait que tout cela fonctionne extraordinairement, le lecteur entre dans un « roman » minimal mais total. Immergé dans un monde verbal, il est saisi par le texte.


Un duo moliéresque. L’histoire est une épopée burlesque. Le sublime du projet à la con : celui de l’aide-soignant Farid. Mélancolique, il veut jouer le passager clandestin dans la coiffe d’Ariane 5 pour fusionner ses atomes avec les étoiles. Ce n’est pas pure invention.
« A Kourou, explique Léal, il y avait un légionnaire algérien préposé à l’entretien de l’infirmerie qui répétait à qui voulait l’entendre qu’il partirait un jour dans la fusée. Je ne sais pas ce qu’est devenu ce désespéré, mais j’ai souvent pensé à lui, icône de la désintégration sociale, fruit d’un post-colonialisme suri. J’ai décidé de lui réaliser son cauchemar et – mieux – de le muer en rêve. »
Le livre est l’histoire de cette mission extravagante sur fond de pirogues, de carbets, d’orpailleurs, de vin de Puyloubier (« Esprit de Corps », 14°5), et comme le code d’honneur de la légion prescrit que « chaque légionnaire est ton frère d’arme », c’est non seulement toute l’infirmerie qui s’y met, mais aussi les copines du bordel Chez Janice et même le lieutenant Gil, un baroudeur pas très net, qui forme avec le médecin un extraordinaire duo moliéresque. L’antimilitariste Loyal dirige tout ce cirque et tentera fortune auprès des ingénieures d’Arianespace (« ah ! les frous-frous, Loyal ! ») pour obtenir les plans de la fusée et les procédures de lancement. Comme c’est la légion qui assure la sécurité du site, ce devrait être du gâteau… La troupe ne fléchira pas. Éloge là, comme le dit l’auteur, « d’un vivre ensemble foutraque à mille lieues du communautarisme ambiant et du repli-sur-soi… ».


Apocopes et aphérèses. Depuis son retour de Guyane, Léal se consacre au médico-social (planning familial, VIH, usagers de drogues, migrants…) et écrit quand il lui reste du temps. Après Selva ! il a signé une vingtaine de fictions et de recueil de poèmes qui jalonnent sa quête d’un art de raconter en prise sur ce monde. La Décollation du raton laveur est à ce titre un livre important. Les épopées burlesques sont toujours suspendues au-dessus du vide de l’existence et conspirent à faire bouger les formes en raillant les idéologies. Le mode de composition de ses voix, ses blancs, ses apocopes, ses aphérèses est un engin unique d’exploration des nébuleuses mentales (civiles comme militaires), qui laisserait pantois le pékin Aristote. À l’époque du simultané, ajoute Léal paraphrasant Foucault, du proche-lointain, du brouillage et de la superposition généralisée, se pose la question de la relation de voisinage, du repérage, du stockage et e la circulation des infos/des mots. L’espace se donne à nous sous la forme de relations d’emplacements. Des mots sur une page peuvent-ils rendre compte de ce capharnaüm ? Mon écriture essaie de traiter de ces formes de dysesthésies, en me basant sur les données de l’I.A.  : Intelligence artisanale, où il s’agit de coller des mots les uns aux autres, à la main ; histoire de (re)donner du sens à cette logorrhée… » Merci, docteur !


Jean-Didier Wagneur, Libération, juillet 2024


Et aussi

En juin 2018 aux éditions P.O.L et en librairie

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