— Paul Otchakovsky-Laurens

Les Vies exemplaires

Naomie Valovits

Les Vies exemplaires est un premier roman en quatre récits distincts, à la première personne, sans que l’on puisse décider s’il s’agit bien d’une seule et même voix, ni déterminer avec exactitude les différents lieux et temps. Pourtant, chaque récit résonne de façon troublante avec l’autre. À travers ces quatre « vies », qui se répondent sans se confondre, la narratrice raconte un fragment de son parcours, en observant son propre reflet dans ces « vies exemplaires », celles des autres, ambivalentes et fugitives. Figures scintillantes et obscures qu’elle croise, et qui viennent un temps bouleverser sa propre existence....

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La presse

Tour à tour démons et papillons

Dans Les Vies exemplaires, son premier roman, Naomie Valovits excelle à décrire les sentiments d’urgence et d’absolu qui traversent l’adolescence

Les Vies exemplaires, premier roman de Naomie Valovits, est composé de quatre récits distincts. On pourrait aussi bien croire qu’ils sont tous racontés par une voix différente que par la même. Plus troublant, chacun des nombreux personnages qui le peuplent pourrait en être le narrateur. Car si c’est toujours un « je » qui énonce, a priori féminin, le « nous » n’est jamais loin, qui témoigne de cette période de l’existence où se définir passe par le rapport aux autres : l’adolescence.

Le premier récit, intitulé « Le tri », pose dès le départ les éléments d’un décor qui sera identique tout du long du texte – à savoir un chassé-croisé de rencontres amicales ou amoureuses, formant un univers fragile dont l’équilibre est sans cesse menacé : un geste rageur, un mot coincé dans la gorge, et c’est le risque de l’effondrement. « Ils sont en train de nous trier comme des porcs », annonce la narratrice, le « nous » désignant les collégiens qui attendent de connaître leur sort à l’issue de l’année scolaire – être dirigé vers la voie générale ou technologique, soit le paradis ou l’enfer.

En filant la métaphore de l’abattoir, la romancière ne dit pas seulement la violence du déterminisme social dont sont victimes les élèves, elle dit plus largement quelque chose de ces forces obscures et invisibles par lesquelles ils sont mus sans être en mesure de les comprendre, qu’elles viennent de l’extérieur ou bien d’eux-mêmes : désirs, colère, frustration, ses adolescents sont traversés par des émotions et des sentiments contradictoires allant de l’amour (fraternel, amical, sensuel) à la haine, tels des héros de tragédie grecque dont se joueraient des dieux cruels.

« On ne savait pas ce qu’ils ressentaient réellement l’un pour l’autre », dit de Pauline et Mehdi la narratrice du dernier récit, « Les déserteurs ». Sans doute les deux jeunes gens, à l’image de l’ensemble des protagonistes, ne le savent-ils pas non plus. Ainsi le visage de diable de Tonie change « comme un hologramme sur une carte de visite en fonction de l’inclinaison de la lumière, tantôt bienfaisant et doux, tantôt cruel et froid ». Mais est-ce vraiment la lumière qui fait varier l’expression sur les visages ?

En effet, le monde autour n’apparaît jamais au lecteur autre ment qu’à travers le regard des adolescents, qui projettent leurs émois intérieurs sur ce qui les entoure. Un silence angoissant et merveilleux, des jours sombres, magnifiques et indistincts, c’est une des grandes réussites de l’autrice de donner à voir la dualité d’une jeunesse façonnée mal gré elle par le monde extérieur et les injonctions de la société, en même temps qu’elle le crée à son image. Submergés par des émotions et des interrogations trop vastes pour eux, Maddy, Lord et les autres sont trop occupés par l’exploration de leurs propres limites (qu’ils se heurtent aux contours de l’être aimé ou sentent éclore en eux une nouvelle manière d’être) pour parvenir à voir au-delà de celles-ci.

Pourtant, s’il est beaucoup question d’empêchements, dans Les Vies exemplaires, d’impossibilités à dire, à faire ou à aimer, le vertige qui s’empare de ses personnages parle avant tout de ce champ des possibles nui s’étend devant eux à l’aube de leur vie d’adulte. Autant de promesses qui les attirent, les effraient et engendrent un sentiment d’urgence, les transformant tour à tour en démons féroces et en fragiles papillons de nuit, attirés par la lumière, au risque de s’y consumer. Car derrière la singularité du point de vue (la joie est ici teintée de gravité, et la souffrance recèle toujours une part de douceur), on retrouve les questionnements propres à la jeunesse : quand être accepté ou rejeté par le groupe est une question de vie ou de mort, et la banalité, le danger absolu.

Les protagonistes de Naomie Valovits ne sont pas seulement en lutte avec eux-mêmes, ils le sont aussi avec leurs semblables : qu’elle soit physique ou verbale, simulée ou réelle, la violence est omniprésente, qui peut être vue à la fois comme le dernier vestige de la sauvagerie de l’enfance et comme les prémices d’une révolte face aux renoncements de la vie adulte. La romancière parvient à saisir avec une grande justesse ses personnages au mo ment exact de ce point de bascule où la liberté semble s’offrir à eux, en même temps qu’ils ont déjà commencé de la perdre : « Sans retour, la vie s’écoule péniblement : nous ne faisons qu’humblement la traverser. Qui saurait ce que nous avions vécu ? »

Avril Ventura, Le Monde, mai 2025


« Les objets de forces inconnues et écrasantes », un article de Valentin Hiegel à retrouver sur la page de En attendant Nadeau.