Une terrasse d’hôtel, un matin d’été, au Portugal. Un homme imagine les vies des clients autour de lui. Cette terrasse, comme une île, une bulle utopique, devient une chambre d’écho intime. « Toutes ces présences résonnaient en moi comme des parties de moi-même, plus ou moins connues, plus ou moins inconnues. Jusque dans leur étrangeté, jusque dans leurs différences radicales avec celui que je suis, celui que je crois être, c’était comme si j’étais moi-même constitué de tout ça. » Il y a là un jeune homme et une jeune fille qui ne voient pas la menace qui plane sur leur histoire, un couple plus mûr qui au...
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Une terrasse d’hôtel, un matin d’été, au Portugal. Un homme imagine les vies des clients autour de lui. Cette terrasse, comme une île, une bulle utopique, devient une chambre d’écho intime. « Toutes ces présences résonnaient en moi comme des parties de moi-même, plus ou moins connues, plus ou moins inconnues. Jusque dans leur étrangeté, jusque dans leurs différences radicales avec celui que je suis, celui que je crois être, c’était comme si j’étais moi-même constitué de tout ça. » Il y a là un jeune homme et une jeune fille qui ne voient pas la menace qui plane sur leur histoire, un couple plus mûr qui au contraire paraît hanté par la possibilité de la rupture, un professeur américain accompagné d’une jeune femme (mais qui sont-ils l’un pour l’autre ?) Une mère incertaine d’elle-même et son grand fils, ainsi qu’un jeune homme plus âgé qui griffonne dans un carnet. Sur tout ce petit monde veille Tiago, le serveur, qui est revenu habiter la petite maison de son enfance. Une présence tutélaire et discrète, bouleversante. Et puis il y a Gloria dont le regard trouble le narrateur.
L’art de Christine Montalbetti est ici à son comble. Le roman devient ce hors-champ que seule la littérature est capable d’investir avec délicatesse. Une suite frémissante de probabilités et de conjectures qui relancent indéfiniment la curiosité, pour explorer ce sentiment si particulier, indéfinissable, à la fois léger et poignant, de la vie des autres, de l’existence parmi nous qui se découvre dans la lumière troublante du conditionnel. Est-ce le moyen d’expérimenter une autre vie que celle qui nous a été donnée, comme un autre possible de nous-mêmes ? Ou aussi une façon de nous quitter un peu. Avec les germes d’un renoncement. Tout ce qui fait que nous sommes vivants.
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Ce sentiment de l’été
Dans le temps suspendu d’une matinée portugaise, Christine Montalbetti capte états d’âme et vibrations.
Sous sa treille romanesque Christine Montalbetti abrite un petit monde véloce et foisonnant : les clients d’un hôtel portugais, que dans La Terrasse, son vingtième livre, elle fait vibrionner entre un figuier et une fresque d’azulejos sous les yeux de son narrateur, placé un peu en retrait, dans une position idéale d’observateur. Promenant son « œil caméra » autour de lui, il laisse ses pensées ricocher pour nous faire toucher du doigt le « froissement des possibles » – autant de secrets ambulants qui se nouent et se dénouent entre les êtres dans « l’atmosphère presque utopique des vacances ».
S’installe, entre eux et lui, un dialogue muet, une perfusion à double sens : il ressent ce qui les traverse, mais leur envoie aussi des ondes. Des bribes de sa présence. Tentant de percer la bulle qui flotte autour de chaque table, il épie le ballet des allées et venues, le tricot mêlé des conversations, pour saisir les vérités multiples, fragiles et contradictoires de ces estivants à la naissance de leur journée.
Ce très jeune couple qui « fend le cœur » rien qu’à le regarder ; cet homme qui lit une tablette sans parler à la femme qui l’accompagne, cette femme en robe céladon, au « désabusement presque féroce », un couple très blond qui parle une langue inconnue, qui sont-ils ? Dans ce roman-échafaudage se plie et se déplie un chapelet d’hypothèses comme dans un scénario à l’envers où un personnage aurait droit, brusquement, au contresens, à la bifurcation. De s’appeler Amy au début et Shirley à la fin.
Sourire contenu, soupir appuyé, regard en biais... Dans cette enquête in progress, un rien fait office d’indice. Glanant les silences et réticences, un mot ici, deux prénoms là, cette figure de chroniqueur, écrivain paradoxal, tente de remonter le fil de cette réalité immédiate et fuyante : comment écrire après coup ce qui se présente à lui de l’extérieur, minimalement et en creux ? Chaque lien supposé (mère et fils, homme sur le point de quitter sa femme, ou réciproquement, ou peut-être pas) s’épaissit d’évaluations comparées, de mises en contraste, mais, aussi, de chacune de ses virtualités, en un étoilement de possibles libérés à la faveur de cette vacance du corps et de l’âme - un petit déjeuner à l’étranger.
Toutes les textures du chagrin
Les contours de chaque voyageur s’épaississent de l’identité factuelle dessinée par les déductions de ce détective improvisé, mais aussi de ses postulats précédents. Nous livrant non seulement l’aboutissement de ses conjectures, mais aussi leur arrière-plan, leurs affluents, leur flux et reflux, il fait couler dans ses pages plusieurs couches de réalité, un émiettement de potentialités : des devinettes qu’il se pose à lui-même, tirant le fil de ses propres suppositions, petites biographies instinctives qui ne se substituent pas mais s’additionnent - ce jeune homme qui griffonne dans un carnet, placé aussitôt dans la catégorie des apprentis écrivains, compose-t-il un roman, un cahier de vie ou un journal de voyage ?
À travers la fumée des cigarettes, le roman formule l’exercice intangible et irrésolu des mathématiques familiales et amoureuses - se sentir utile, se sentir aimé, en quoi transformer l’absence, lire en miroir sur le visage de son fils les traces d’un autre... II s’évapore en majesté, volutes et spirales, sédimentation de probabilités à mesure que la bulle, autour de chaque table, se dilue dans celle des autres - conclusions partielles, recoupements et interprétations. Entre deux fragrances de café virevoltent ici toutes les textures du chagrin. Mille et une façons d’habiter la filiation, la paternité ou la passion. Les appartenances, les dissidences. Un luxuriant, follement affectueux arbre généalogique des affects.
Juliette Einhorn, La Tribune Dimanche, septembre 2024
« Un genre d’oasis », un articule de Valentin Hiegel, à retrouver sur la page de En attendant Nadeau.