Nicolas Fargues derrière les barreaux
On est le mauvais garçon qu’on peut : le ton de ce récit d’immersion en prison est donné par le titre. Nicolas Fargues, ayant obtenu une bourse (généreuse) pour animer des ateliers d’écriture à la maison d’arrêt de la Santé, a côtoyé des détenus pendant sept mois. Nulle prétention humanitaire chez lui, plutôt l’envie de s’offrir une aventure dans Paris intramuros. Son livre rend compte de ce qu’il a vu, entendu, ressenti au contact des prisonniers. II les observe et s’observe les observant. Cela donne un tableau contrasté et savoureux de la vie derrière les barreaux, qui laisse au lecteur la liberté d’en penser ce qu’il veut.
Anecdotes, dialogues, choses vues se succèdent, par fragments ciselés. Le ton est à l’humour. II y a par exemple cet homme qui raconte avoir « engueulé » sa femme parce que, à sa dernière visite, elle est venue avec des merguez scotchées sous les seins : quitte à se faire prendre, « autant qu’elle apporte des vrais trucs, genre rhum ou beuh ». La prison est une passoire, Fargues le découvre, ébahi. Lui-même s’improvisera passeur...
Chez les détenus, spontanéité et propension à affabuler cohabitent. L’écrivain est souvent ému, parfois dérouté. Un jour, il demande à ses élèves - qu’il désigne par une initiale - de répertorier des plaisirs minuscules oubliés. R. : « Et la jouissance Que j’ai ressentie à l’égorger, ça, je peux le décrire ? » Un autre : « II n’y a qu’avec l’amour que tu pourras éviter la récidive. Pas seulement celui d’une femme ou de ta famille. Avec l’amour tout court. » Chaque prisonnier est différent. Z., à qui l’auteur demande si sa libération prochaine est confirmée, lui répond : « Samedi prochain, inch’allah, mais je ne pardonnerai jamais à cette justice française de merde. » Autre son de cloche chez V. : « On dit les pires horreurs sur la prison, mais il faut être honnête : on y passe de bons moments aussi. Parfois, même, c’est pas si mal que ça. »
Récit d’apprentissage
Les amis de Fargues le jugent courageux d’aller enseigner à des criminels? Lui-même trouve moins effrayant de se frotter à ces « loups urbains » dans le cadre sécurisé d’une prison que d’aller sur le terrain, leur terrain, « au pied des cités ». Les mois passent. La peinture carcérale se transforme en récit d’apprentissage. Les détenus qui étaient au premier plan de viennent des figurants ou des adjuvants au miroir desquels l’écrivain se scrute.
Au mépris de toutes les règles, Fargues acceptera de donner son numéro de portable à un élève qui cache un téléphone dans sa cellule. Bonté ou lâcheté ? Ou « vile ambition de me faire aimer de ces croquemitaines pour me fabriquer un peu plus d’épaisseur » ? Puis il proposera à son groupe d’apporter clandestinement des kebabs en fin de session, épisode épique, frisson de transgression.
De cette expérience qu’aura-t-il appris ? Qu’on peut être supérieurement intelligent, absolument charmant et ignoble. « La faiblesse des forts est de ne compter que sur leur force », écrivait son meilleur élève, air juvénile, dont il découvrira le crime tardivement : « J’ai serré à plus de vingt reprises la main d’un démon, pouffé à ses plaisanteries, répondu à ses sourires, cherché du regard son approbation (...). II m’aura fallu cinq mois pour finir de rire. »
« C’est avec une fierté naïve que j’ai cherché, et parfois réussi, à me faire accepter d’eux pour tenter de dompter ma peur. Et surtout, pour faire un livre de toutes ces paroles et de tous ces faits et gestes que je leur ai volés. » L’auteur : un voleur ! II se découvre en effet un point commun avec certains caïds : le sentiment d’être au-dessus de la loi. Pour justifier d’avoir enfreint le règlement en échangeant des textos avec un détenu, il cite Balzac : il faudrait que « les 400 législateurs dont jouit la France sachent que la littérature est au-dessus d’eux ». Nicolas Fargues, déjà attaqué en justice pour atteinte à la vie privée à la parution de son premier roman, persiste : « Écrire est un passe-droit irréductible. » Oui, un mauvais garçon !
Astrid de Larminat, Le Figaro Littéraire, novembre 2024
Peines club à la Santé
Le romancier a animé un atelier d’écriture dans la prison parisienne. On est le mauvais garçon qu’on peut est une plongée dans ce monde à part, avec des pas de côté, comme lorsque l’auteur introduit en fraude des kebabs, félicité par un détenu : « Nico, t’es un bon. »
En 2023, pendant sept mois, Nicolas Fargues est allé près de la dernière vespasienne de Paris : derrière les murs de la Santé. II n’est ni le premier ni le dernier à diriger des ateliers d’écriture en prison et à en tirer un livre. Les écrivains qui le font sont probablement animés par un mélange d’altruisme, de militantisme, de curiosité, de fascination et de défi, dans des proportions qui varient selon chacun. Peut-être cherchent-ils aussi à vérifier ces vers de La Fontaine : « La raison d’ordinaire/n’oublie pas longtemps chez les gens séquestrés.» Fargues constate « avec satisfaction que le mot embastillement est couramment utilisé par les détenus de 2023. »
II décrit bien l’atmosphère de ce monde à part, où il note « une récurrence notable dans le paysage des physionomies : la cicatrice sur le front, sur la tempe ou sur le crâne. Au choix. » II remarque que le boulevard Arago, le long de la prison, semble toujours vide alors qu’il ne l’est pas. On ne cesse d’y lancer par-dessus le mur des objets, baptisés « missiles » ou « colis », que les détenus récupèrent avec des draps auxquels sont fixés des crochets : « Pas plus de pommes de terre dans ces filets facilement hameçonnables depuis les fenêtres que d’eau dans les bouteilles, plutôt destinés à contenir de la viande, des cigarettes, de la drogue, de l’alcool ou un téléphone ,portable calé entre deux éponges pour amortir le choc. » Le système de brouillage fonctionne mal, surtout pour les étages supérieurs. Dans la rue limitrophe, les logements trouvent difficilement acquéreurs : depuis les cellules, les insultes volent vers les riverains. C’est ici que Blaise Cendrars a vécu.
L’écrivain reproduit parfois, en italiques et sans commentaire, des phrases écrites par les détenus de son atelier : « Je ne suis pas officiellement déclaré sociopathe bien que je nourrisse des doutes à ce sujet » ; «J’aime défier moins fort que moi » ; « Je tue le temps avec préméditation » ; « Je suis maigre car c’est ma tête qui avale tout » ; « Mon sang coule sans ma permission » ; « Je déteste me regarder dans une glace mais je dois souvent me raser » ; « La mélancolie est mon instrument de travail » ; « J’ai pitié de l’inconnu ». Petits drapeaux d’un pays lointain et isolé, qui claquent au vent mauvais. S’agit-il de faire son autoportrait ? Un détenu écrit : « J’aime maîtriser par mon esprit l’objet de mon mépris. » Beaucoup ont toujours faim. L’un d’eux, quand il a des crampes d’estomac, écrit «sur un bout de papier des mots comme pizza, McDonald’s, Burger King, gastronomie». Un autre, qui a déjà douze ans de peines cumulées, a cessé d’écouter du rap : « Maintenant, moi, c’est du Charles Aznavour que j’écoute. »
Moraliste dans le miroir
On est le mauvais garçon qu’on peut rassemble des notes, des historiettes, des réflexions qui informent précisément et cruellement sur la vie en prison aujourd’hui. Diriger un atelier d’écriture, apprend-on, est assez bien rémunéré ; mais quand un détenu demande à « Nico » combien il touche, celui-ci minore la somme et nous l’avoue, non sans une honte également avouée : cette réalité n’est que pour nous, lecteurs. C’est que Nicolas Fargues est un personnage de Nicolas Fargues : le mec bien qui n’oublie jamais à quel point il ne l’est pas. À la fois soucieux de sa belle image et traqueur des revers de celle-ci, de ses mensonges et petits arrangements avec lui-même et autrui. Moraliste dans le miroir, il ressent « ce plaisir aussi trouble que souverain [...] lorsqu’un surveillant ou la coordinatrice culturelle fait irruption par surprise dans la salle, me trouvant assis au milieu d’étudiant studieux. Comme encanaillement de planqué, il n’y a pas plus vif ». Un agent administratif lui confie-t-il qu’il est atteint d’un « traumatisme vicariant », ou souffrance des soignants, après un an près des détenus ? « Peu de chances que cela m’arrive à mon tour car ma capacité d’empathie a une limite : elle se transforme aussitôt en mots destinés à méfaire mousser auprès d’hypothétiques lecteurs. » Et, une fois sorti : « Toujours cette même sensation de duplicité face à tous ces gens qui, dehors, apprenant que j’enseigne en prison, me disent : “C’est vraiment généreux et courageux de ta part.”» En 2006, il a écrit un roman intitulé J’étais derrière toi. Dedans, comme dehors, Nicolas Fargues est derrière Nicolas Fargues.
Un jour, l’exercice qu’il propose consiste à décrire son codétenu : « L. me prévient poliment qu’il préfère passer son tour. Deux jours plus tôt, de retour de promenade, il a retrouvé le sien pendu dans l’encadrement de la fenêtre de leur cellule. » Le livre vaut beaucoup par ces remarques et par ses portraits. Voici L., qui « pourrait passer sans peine pour un mineur avec son visage imberbe, aussi lisse et uni que l’épicarpe d’une quetsche. Un blanc des yeux net comme de l’émail sorti d’usine, pas une ombre nulle part, pas un creux, pas une poche, pas la moindre ridule en surface même lorsqu’il sourit: une vraie crème Danette au chocolat. Je n’ai entendu le son de sa voix qu’une seule fois. Souffrant alors d’un abcès buccal qui déformait sa joue, il s’était excusé de ne pouvoir assister plus longtemps à la séance, la douleur s’avérant trop intense. » II est mince, discret, poli, « on se demande ce qu’il fait ici. » Un petit mensonge va révéler le fauve face à un agent pénitentiaire qu’il insulte et défie, le regardant « droit dans les yeux avec une faroucherie que je ne lui aurais pas devinée. Une image me vient immédiatement à l’esprit: ce sont des yeux qui crachent». II crie au gardien : «Va te faire enculer, tu crois que t’es qui pour me dire ce que je dois faire ? D’où tu me dis de retourner à l’activité? Tu te crois où ? A Guantanamo ? Si j’ai changé d’avis et que maintenant je décide que je veux retourner en cellule à la place, c’est mon droit. Alors tu m’ouvres la grille et tu me laisses passer, sale bâtard. » Le gardien ne bronche pas. Le discret détenu L., qui ne voulait rien écrire dans l’atelier, a finalement écrit deux lignes : « II est 8h20 je sors je récupère unferAudi R8/ j’bombarde sur le périph sous Uzi. » On a acclamé, dans les prisons, les attentats de 2015.
L’écrivain a une manie : de retour chez lui, il recherche sur Google quels crimes ont commis les participants à son atelier. II découvre ce fil à couper le beurre de la condition humaine : des hommes à l’apparence paisible, voire civilisée, comme L. avant son éclat, ont égorgé leur semblable, massacré une famille, violé des enfants, trafiqué, séquestré. Autrement dit : « Les pires cauchemars des honnêtes gens sont des messieurs presque-tout-le monde. » L’auteur tend sa loupe sur le presque. La coordinatrice culturelle est surprise par cette curiosité. Elle ne cherche jamais à savoir ce qui a conduit les détenus en prison. Elle a raison : mieux vaut ignorer les crimes commis par ceux qu’on est là pour aider. Fargues est peut être généreux, mais il est d’abord un petit curieux. Et il est précautionneux : si le lecteur cherche à son tour quel homme se cache derrière l’initiale qui le rend anonyme et derrière l’inventaire de ses crimes, il ne le trouve pas. Nicolas Fargues a dû mélanger les lieux, les situations, les dates. C’est la moindre des choses. Mais alors, où est la réalité ?
En prison, les blancs sont minoritaires, presque des intrus : le vocabulaire et la culture des autres circulent avec une discrète obstination dans le livre. Quelques fantômes de VIP apparaissent : « F. me raconte que pendant les deux mois d’incarcération de l’ancien ministre de l’Intérieur Claude Guéant, fin 2021, celui-ci possédait pour seuls effets personnels à l’intérieur de sa cellule un livre sur la Révolution française ainsi que deux pommes. “On voyait bien qu’on lui avait dit qu’il n’allait pas rester ici longtemps. ” » Le détenu P. raconte que Georges Tron, l’ancien maire de Draveil, «était si étranger à la réalité carcérale qu’il avait réclamé au surveillant de garde, une fois son dîner terminé, qu’on envoie quelqu’un dans sa cellule afin de le débarrasser de son plateau. » Les élus, même innocents, devraient passer quelque temps en prison. Ils sauraient quel sort la société réserve à la part maudite de ses administrés.
« Ernaux, elle, ça passe »
Au passage, Nicolas Fargues nous fait bénéficier de son mauvais esprit, toujours plaisant : « K. a emprunté à la bibliothèque du QH5 des romans d’Annie Ernaux ainsi que les Essais de Montaigne : “Montaigne, j’avoue, j’ai un peu de mal. Mais Annie Ernaux, elle, ça passe, rien à dire.”» Un jour, il propose un exercice sur la base du Je me souviens de Perec : 90 % des entrées du texte de I. « mentionnent, au choix, un jeu vidéo, une série télé, un clip publicitaire, un produit alimentaire, un vêtement ou un modèle de chaussures, de voiture ou d’appareil audio-vidéo des années 1990 et 2000, jalons de sa chronologie personnelle. L’effet est particulièrement convaincant. Beaucoup plus drôle en tout cas que l’original. »
L’écrivain est-il « agneau dans la louverie », ou bien loup dans la bergerie ? Ou les deux ? Comme tant d’autres aujourd’hui, il met le lecteur dans la situation d’ignorer s’il ra conte une expérience qu’il a vécue ou s’il n’a vécu cette expérience que pour la raconter. Cette ambiguïté, qui ne va pas sans complaisance, détermine en partie la lecture. On n’aimerait pas être l’un des détenus dont il évoque les méfaits et dont, soudain, il écrit : « Ils ont quand même tous des sales gueules. Même les beaux. » On n’aimerait pas non plus être la conseillère pénitentiaire qui avait pris en charge son travail et dont il va trahir deux fois la confiance. D’abord, en apportant en douce des kebabs aux détenus de son atelier qui lui ont passé des commandes précises (apporter de la nourriture fraîche est interdit). L’un d’eux, ravi, s’approche et, écrit Nicolas Fargues, lui fait « sur un ton grave ce compliment qui me fait vibrer comme nul ne le fera peut-être plus jamais: “Nico, t’es un bon.”» La conclusion de « Nico » donne son titre au livre : « On est le mauvais garçon qu’on peut ». On ignore si ceux qui ont suivi son atelier l’ont lu ou le liront.
Ensuite et surtout, il échange son numéro de portable avec B., qui lui envoie des vidéos de sa cellule et des petits plats qu’il y cuisine, avant de passer son numéro à d’autres. II se pose une question que, écrit-il, « je ne poserai pas à B » ; « Et si ton téléphone Se fait saisir et fouiller par les autorités pénitentiaires, as-tu songé à ce que je risque, moi ? ». II ne nous épargne jamais le mal qu’il peut penser de lui-même. La prison étant une cage à pipelettes, l’affaire des kebabs est révélée. Puis, dans une fouille, on découvre le portable de B., et, dedans, les messages qu’il a échangés avec l’écrivain. La conseillère, dans un mail sec et précis, lui rappelle qu’il a été, au mieux, naïf: il a mis non seulement lui-même, mais aussi B., en infraction. Le nom de celle-ci figure dans les remerciements. Le traître se (et nous) demande : « Avoir la conscience tranquille, cela vaut-il une aventure à hauts risques ? » Chacun aura sa réponse, mais une chose est sûre : les textes sur Y « opération kebab » et sur l’aventure du portable sont parmi les meilleurs du livre. L’auteur, comme souvent, a le dernier mot. II se paie même le luxe de donner la morale littéraire de l’histoire : « Qu’est-ce que les gens s’imaginent, en accueillant dans leurs murs un écrivain pendant sept mois ? ».
Philippe Lançon, Libération, novembre 2024
Nicolas Fargues, ateliers d’écriture derrière les murs
On est le mauvais garçon qu’on peut raconte les quelques mois passés à la prison de la Santé aux côté de détenus dont Nicolas Fargues ne savait rien, à part leur envie d’écrire.
Casting facétieux pour mes participants du QB4 réunis autour de la table cet après-midi : un meurtrier poitevin suprémaciste, un en quêteur judiciaire d’origine tunisienne, un pédocriminel gloire de la variété française des années 1970, un terroriste islamiste tchadien ainsi qu’un Blanc joueur professionnel de billard et un agent de police métis guyanais, peut-être délinquants sexuels l’un et l’autre. II y a bien une solution aux divisions idéologiques, culturelles et raciales qui minent l’Hexagone depuis quarante ans : le fond du trou. » Drôle de monde, en effet. « Underworld. » Bouche d’ombre et part d’inconnu, de non-dit, de déni de notre société. La prison. Au-delà de cette limite, votre ticket de présence au monde n’est plus valable. La version noire du Neverland de Peter Pan. Donc, par définition, un objet littéraire puisque la littérature, la seule qui vaille, c’est le vrai au-delà du vrai, c’est aller voir au fond des ténèbres, les éclairer à la bougie.
Des visages et des mots
C’est très précisément ce qu’a fait Nicolas Fargues dans On est le mauvais garçon qu’on peut, recueil de notes prises pendant les sept mois de l’année 2023 où, à la prison parisienne de la Santé, il animait des ateliers d’écriture en direction des détenus. Aussi curieux que puisse paraître ce terme au regard du sujet de ce livre, celui-ci est un enchantement. Fargues y déploie tout à la fois son ironie coutumière (y compris, bien entendu, à son encontre), son humanité qui ne l’est pas moins, son sens aigu de l’observation, mais sans jamais rien céder à l’espèce de romantisme « poisseux » qui s’attache trop souvent à l’évocation de l’univers carcéral. On ne trouvera ici que des visages et des mots. Des blancs et des espaces vides à remplir (comme ce boulevard Arago qui longe les murs de l’établissement pénitentiaire, qui parait d’abord à l’écrivain comme exempt de toute présence humaine, avant qu’il ne réalise qu’il n’en est rien, qu’il est un « hors scène », un purgatoire de la vie dite réelle).
Fâcheuse complicité
Les scènes se succèdent autant que les personnages, ces prisonniers dont l’auteur restitue fidèlement la parole autant que les horizons qui leur restent... Les effets de champ et de contrechamp se multiplient, comme lorsque chaque soir, de retour chez lui, Nicolas Fargues s’en va quérir sur Google la nature des délits (ou plutôt découvre-t-il, effa ré, des crimes) qui ont valu à ses « interlocuteurs » du jour leur incarcération. « Le réel, c’est quand on se cogne » disait Lacan... II finira inéluctablement par percuter l’auteur aussi, pris par deux fois « la main dans le sac » d’une fâcheuse complicité avec les détenus (il y aura une « affaire de kebab », ainsi que de téléphones, qui valent parmi les plus belles pages de ce livre). Nicolas Fargues en tirera la conclusion qui s’impose : on est le mauvais garçon qu’on peut.
Olivier Mony, Sud-Ouest, décembre 2024
Un Nicolas Fargues de derrière les barreaux
L’écrivain doit son nouveau livre aux détenus de la prison de la Santé rencontrés lors d’ateliers d’écriture. Et ne s’illusionne pas sur son propre compte.
Il faudra un jour faire le compte des effets (contrastés) sur la littérature contemporaine des résidences d’écriture, ces dispositifs de bourse aux modalités et destinations extraordinairement diverses, mais à l’objectif unique : favoriser la création en dégageant momentanément les auteurs des angoisses matérielles. S’agissant de Nicolas Fargues, elles lui ont inspiré deux de ses meilleurs livres. De son séjour dans un cottage de Wellington (Nouvelle-Zélande), en 2016, est ainsi né le très tonique, parfois désopilant, roman épistolaire cosigné avec Iegor Gran Ecrire à l’élastique (P.O.L, 2017). Si le bilan carbone de sa résidence à la prison de la Santé, n’impliquant que de brefs trajets à scooter ou à vélo, s’avère autrement modeste, le résultat est aussi une réussite : constitué de notes prises sur le vif, On est le mauvais garçon qu’on peut se collette avec distance, lucidité et humour à la transgression, aux codes de la masculinité ou encore à la place de l’écrivain.
Le mot « résidence » est trompeur. Il ne s’agit heureusement pas de jouer les embastillés pour s’arrimer à sa table de travail. Mais de dispenser pendant sept mois, à raison de deux fois par semaine, des ateliers d’écriture dans la prison parisienne, moyennant un salaire mensuel d’environ 2 000 euros. Le sujet revient régulièrement : « M. me demande si je suis bien payé pour ces ateliers d’écriture. Je lui réponds non avec un sourire hypocrite, comme si c’était uniquement mon bon cœur qui m’animait » ; à un autre lui ayant posé la même question : « Pas beaucoup, je réponds néanmoins avec un sourire de grand seigneur qui me dégoûte moi-même. » Il confie par ailleurs éprouver une « sensation de duplicité face à tous ces gens qui, dehors, apprenant qu’[il] enseigne en prison, [lui] disent : “C’est vraiment généreux et courageux de ta part.” » Il ne sera pas dit que Nicolas Fargues, dont le travail tourne largement autour des mensonges que l’on se fait à soi-même, s’illusionne sur son propre compte : sa supposée « générosité » se trouve rétribuée, outre l’argent, en riche matière littéraire et son « courage » à se tenir dans une salle, avec ces hommes, est tout au plus un « encanaillement de planqué ». Non, décidément, « la noblesse d’âme n’est pas le fort des écrivains ».
Les vannes qui volent
Ce qui ne signifie évidemment pas que le sort des détenus passant par son atelier l’indiffère. Il contempla leurs corps et leurs visages barrés de cicatrices, note les vannes qui volent entre eux, observe l’influence des couleurs de peau sur les rapports entre individus, consigne les plus fortes phrases écrites par certains, les écoutes parler de leur faim et des ruses pour la combler ou essayer de l’oublier. Si, au sein de la prison, il n’échange jamais avec eux à propos des crimes et délits qui les ont menés là, il mène ses recherches rentré chez lui, en saisissant leurs noms de famille (ici anonymisés). Et découvre presque à chaque fois, avec une candeur peut être surjouée, que les coupables des pires actes peuvent être les plus avenants de ses élèves. Nicolas Fargues ne s’avance pas à estimer ce qu’il a pu leur apprendre ou apporter durant ses séances, hors des kebabs introduits en douce à l’occasion d’un « goûter ». Lui en revanche, sait ce qu’il leur doit. Il a tiré des phrases et scènes qu’il leur a « volées », ce livre de la mauvaise conscience : la sienne comme celle de la société, et de ce qu’elle fait de ses détenus.
Raphaëlle Leyris, Le Monde, décembre 2024