Sister-ship d’Élisabeth Filhol
2082, la Terre est invivable. Cinq astronautes partent explorer Titan. Une dystopie crédible, donc efficace.
À quelque 1,4 milliard de kilomètres, Titan patiente, sereine, dans le silence cotonneux du cosmos. Comment pourrait-elle savoir tous les espoirs qu’elle concentre ? Nous sommes en 2082, et cet immense satellite de Saturne apparaît comme la dernière arche où la vie pourrait être déplacée. Le scénario est familier des œuvres d’anticipation : où irons-nous, « sans port d’attache, sans destination », lorsque la Terre, irrémédiablement abîmée, sera devenue inhospitalière ? Confrontée à cette monumentale question, Élisabeth Filhol décortique les réponses actuellement apportées par l’industrie spatiale. Derrière la description d’un « New Space » fictionnel, on reconnaît en effet SpaceX, l’obsession martienne d’Elon Musk, et son projet d’échapper au désastre climatique en quittant le berceau terrestre. Aux manettes d’un ambitieux laboratoire littéraire, l’autrice de La Centrale (Prix France Culture-Télérama 2010) tire les conséquences de cette hypothèse, rarement interrogée sérieusement et dans laquelle sont pourtant investis des millions de dollars. Sans moralisme, elle décrit avec précision et sobriété une société choisissant de coloniser l’espace pour fuir ses propres désastres.
« Partir à la rencontre d’un monde qui ignore tout de notre présence » quand nous aurons détruit le nôtre : l’enjeu, existentiel, justifie sans doute le brouillard mélancolique planant sur Sister-Ship, qu’aucun dialogue ne viendra jamais déchirer. À bord de cet ovni littéraire techno-poétique, les personnages sont des ombres sans visage ni passé, tout juste pourvus de noms. Entremêlés au discours de Lee Wang, le directeur de l’Agence spatiale internationale, les plus beaux moments du récit sont à trouver dans les extraits des journaux de bord des cinq astronautes envoyés à la rencontre de Titan. À mesure que leurs trois vaisseaux adelphes avancent à toute allure dans le vide sans fin de l’univers, ils s’interrogent : resterons-nous humains, et jusqu’à quand? C’est finalement dans les respirations de leurs partenaires de dortoir qu’ils semblent trouver la réponse. La vie est là-bas, absurde, dans ce foyer en déclin que l’on croyait pouvoir quitter. Sur cette Terre bruyante et colorée, exubérante, irremplaçable.
Caroline Pernes, Télérama, 21 août 2024
Les dix romans français de la rentrée
Sister-ship d’Élisabeth Filhol
Le discours de clôture de la 133e édition du Congrès international d’astronautique a été enregistré à Darwin, en Australie, le 17 novembre 2082. L’homme qui le prononce, Lee Wang, est le directeur de l’Agence spatiale internationale. Celui-ci y évoque Titan, un des satellites naturels de Saturne, à plus d’un milliard de kilomètres de la Terre. Trois vaisseaux doivent la rejoindre avec, à leur bord, 53 cuves d’azote liquide contenant le patrimoine génétique terrestre d’un million d’espèces... Impressionnante dès ses débuts littéraires avec La Centrale et plus bluffante encore avec Doggerland, Élisabeth Filhol réserve bien des surprises dans Sister-ship. Un roman enlevé où elle s’approprie les codes de la SF et prouve à nouveau ses talents de conteuse.
Alexandre Fillon, Les Échos Week-end, 30-31 août 2024
Projections spatiales
Élisabeth Filhol consacre son quatrième roman, Sister-ship, à l’invention d’une très vraisemblable mission de sauvegarde sur Titan. Le récit met du temps à décoller mais laisse en tête beaucoup d’images et de questions.
Rencontrer Titan. » Cette phrase écrite dans son journal de bord par l’une des spationautes de Sister-ship semble contenir le désir d’écriture à l’origine du roman. Ce sont peut-être les premières images de Titan, transmises le 14 janvier 2005 par la sonde Huygens, puis les noms de la première carte géomorphologique de cette lune de Saturne, qui ont pu aimanter l’imagination d’Élisabeth Filhol : Selk, Ksa, Ontario Lacus (auxquels s’ajouteront dans le roman Belet, Ayrarat...). « Certains riy voient qu’un monde pétrifié, congelé, quelque part entre le désert de glace et le désert de sable. Un monde si inanimé qu’après la pluie rien ne pousse, pas le moindre tapis de fleurs violettes, jaunes ou blanches, qui n’attendent que ça dans le bush, les graines en sommeil, pour germer, même après des années de sommeil. » Qu’à cela ne tienne, en écrivaine des ressources et de la matière, qui arrive à nous passionner pour le bleu d’une piscine nucléaire (La Centrale, 2010), l’épopée de l’aluminium (Bois II, 2014), ou les gisements d’hydrocarbures (Doggerland, 2019), Élisabeth Filhol nous entraîne à la poursuite d’une quasi-planète, «petite cousine » de la Terre, dont elle partage la gravité et l’atmosphère - mais sans oxygène. Et dans cet espace hostile, il s’agit de loger du vivant, en l’occurrence les génomes d’un million d’espèces en provenance de la Terre, où elles sont en sursis. S’agit, ou plutôt s’agira, car tout le roman est tendu vers le futur, l’atterrissage à venir de cinq spationautes.
Cette tension originale donne un curieux rythme à Sister-ship : le récit alterne entre le discours fleuve de Lee Wang, directeur de l’agence spatiale internationale, destiné à promouvoir la mission Vavilov, et le journal de bord des scientifiques qui l’effectuent quinze ans plus tard. 2082-2097 : un rien sépare le discours de l’action. Mais le récit, dominé par ce discours, semble ne véritablement décoller qu’aux deux tiers. Certes, ainsi la romancière peut ressaisir les grandes étapes de la « conquête » spatiale, passer de Spoutnik à Milena, une IA indispensable aux humains du vaisseau, rappeler la rivalité États-Unis-URSS puis développer celle qui oppose les Chinois aux Américains, et remonter encore plus loin, évoquer les explorations maritimes qui anticipèrent celles de l’univers, tisser un continuum entre l’extraction minière et l’exploitation encore fictive de la Lune et des astéroïdes (comme dans ce passage sidérant du film Dont look up, où un milliardaire elon-muskien cherche à tirer profit des minerais de l’astéroïde qui va détruire la Terre !), et même remonter à la formation de l’univers - dans le même geste, toucher l’origine et la fin. On retrouve ce qui anime l’œuvre de Filhol et la rend si singulière : l’intérêt pour l’aventure tellurique, industrielle, titanesque, ses combats et ses contradictions.
Mais à travers ce discours, et parfois celui des spationautes, ce qui lasse est le vocabulaire martelé, l’héroïsme managérial du capitalisme, à coups de vocations, foi, et ferveur dans une science presque sans conscience. Certes l’écrivaine montre ainsi que l’aventure spatiale est autant une question de communication que d’ingénierie. On attend néanmoins le contre-discours, et quand il arrive, bien tard, c’est assorti de ce curieux aveu d’un personnage, qu’« il y a peu d’espace (...) pour un contre-discours ». Or on aurait aimé que Filhol le déploie, qu’elle utilise pour cela toutes les forces du roman, qu’elle ajoute à ses images les plus marquantes de Titan, et qui rappellent les étendues gelées et la mélancolie d’Interstellar, à la fois le récit développé des spationautes atterris et des Terriens rivés sur une Terre en feu. Un futur tome ?
Chloé Brendlé, Le Matricule des Anges, septembre 2024
« On sous-estime l’hostilité de l’espace »
Sister-ship est un roman d’anticipation dans lequel Élisabeth Filhol imagine l’envoi d’une nouvelle arche de Noé sur Titan, un satellite de Saturne, pour y sauvegarder le génome humain en cas de catastrophe sur Terre.
Le quatrième roman d’Élisabeth Filhol, Sister-ship, nous projette à la fin du XXIe siècle alors qu’une mission spatiale se dirige vers Titan, un satellite de Saturne dont certaines caractéristiques rappellent celles de la Terre. De la même façon que dans ses livres précédents, La Centrale (2010), Bois II (2014) et Doggerland (2019), tous parus aux éditions POL, l’autrice croise des questions essentielles, dont le rapport entre la science, le capitalisme et le devenir d’un collectif, en l’occurrence celui de l’humanité. Une œuvre à la hauteur de son ambition, toute en maîtrise et en acuité du regard, à la fois critique et fascinante, formellement impressionnante. Rencontre.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous lancer dans ce roman ? Je ne m’étais jamais intéressée à l’espace. Le premier élément déclencheur fut la rencontre avec Titan sous la forme d’une conférence d’une spécialiste à laquelle j’ai assisté. Titan est une lune de Saturne ayant des caractéristiques exceptionnelles. S’y trouvent des lacs, des mers, des fleuves qui n’existent nulle part ailleurs dans le système solaire hormis sur Terre. J’ai été particulièrement fascinée par des prises de vues aériennes, des images radar, le noir et blanc rendant plus troublante encore 27 la ressemblance avec la Terre. On voit le tracé de deltas, de massifs montagneux traversés par un réseau de rivières avec leurs affluents. On peut y superposer le delta du Nil, par exemple. L’illusion est parfaite. Titan crée ainsi un effet de miroir avec notre planète. À partir de là, j’ai été amenée à m’intéresser à l’industrie spatiale. Celle-ci a connu un virage depuis une quinzaine d’années avec ce que l’on nomme le New Space. Non seulement le mode d’organisation a changé, mais une nouvelle idéologie y est à l’œuvre. Ce fut le second élément déclencheur du roman. J’ai eu envie d’aller plus avant dans l’exploration du discours du New Space, qui nous vend un monde désirable à l’échéance 2100.
Si l’on rapporte le roman à notre réalité, on peut dire qu’il fait la jonction entre la sonde Huygens et Elon Musk. Huygens est en effet la première sonde d’exploration (la seule à ce jour) à avoir atterri sur Titan. Quant au New Space, il est porté par plusieurs milliardaires américains ou de grandes entreprises. Les discours d’entrepreneurs privés se sont substitués aux discours politiques des années 1960, quand on écoutait John F. Kennedy parler de la conquête spatiale. En 2016, Elon Musk, qui a fondé la société SpaceX, s’est exprimé au Congrès international d’astronautique, où il a déroulé son programme de colonisation de Mars - une prise de parole qui a fait date. C’est un congrès très sérieux, qui rassemble toute la communauté spatiale. La salle a applaudi. La colonne vertébrale de son discours peut se résumer ainsi : il faut sauver l’espèce de l’extinction en cas de catastrophe, mettre à l’abri nos gènes en devenant une espèce multiplanétaire. C’est un discours eschatologique. Mais sauver l’espèce humaine, ce n’est pas sauver l’humanité. Les promoteurs du New Space ne proposent pas un plan B pour l’humanité, mais un asile pour quelques individus qui, au prétexte de sauver notre patrimoine génétique, feraient sécession. Pour l’instant, Elon Musk bénéficie de l’argent de la Nasa, mais probablement qu’à terme il envisage de financer seul son projet.
Au cœur du roman, il y a l’idée d’une nouvelle arche de Noé… Très vite, je me suis demandé quel était l’objet de la mission de l’équipage que je mettais en scène. Qu’est-ce qui pouvait pousser l’humanité à voyager si loin ? Une caractéristique de Titan est déterminante : la température de surface est celle de l’azote liquide. Ses lacs, ses mers, ses rivières ne sont pas faits d’eau. L’eau est à l’état de glace. C’est ce qu’on appelle un monde cryogénique. Ainsi, une cellule organique peut se conserver sur un temps très long. L’idée de la mission est née de cette caractéristique de Titan et de la possibilité de constituer une nouvelle arche de Noé au XXIe siècle. Si j’extrapole à l’horizon 2080-2100 la crise écologique et la progression de la sixième extinction de masse à laquelle nous assistons, la question de préserver les génomes d’espèces en voie d’extinction, ou déjà éteintes mais dont on a gardé le génome, pourrait se poser. Sister-ship n’est pas un roman postapocalyptique : entre le début et la fin du XXIe siècle, il ne s’est pas produit de cataclysme. Il ne s’agit pas d’une arche de fin du monde. Je me suis projetée dans un monde qui est pour moi le prolongement du nôtre.Une fois que j’avais les cinq membres de l’équipage et la mission dont ils ont la charge, est apparu le personnage de Lee Wang, un ingénieur spécialiste du transport dans le système solaire, qui, dans son discours, explicite les origines de cette mission et le sens qui lui est donné. Avec lui, je mets en scène le discours du New Space, qu’on n’écoute pas forcément aujourd’hui ou pas suffisamment. Ce discours produit un effet à la lecture. On peut être partagé, en tant que lecteur, entre un effet de séduction et une rébellion.
Êtes-vous lectrice de science-fiction (SF) ? Oui. J’aime faire dialoguer la science et la littérature. La SF est un endroit où ce dialogue a lieu, beaucoup plus que dans la littérature générale. Les romans d’anticipation sont ceux qui m’attirent le plus. Ils restent connectés à notre monde, contrairement au space opera, dont l’action se passe à l’horizon de plusieurs millénaires dans des civilisations intergalactiques. La part de science y est plus négligeable. Je préfère une science-fiction réaliste, même si cette formulation ressemble à un oxymore. Deux livres sont parmi les plus importants pour moi : La Route, de McCarthy, et 2001, l’Odyssée de l’espace, de Clarke. C’est aussi parce qu’ils comportent un travail sur la langue, sur la forme. Quant au cinéma, où de belles choses ont été réalisées notamment à propos de Mars, il ne m’a pas influencé pour ce livre. Titan, lui, était vierge de tout passé fictionnel, c’est peut-être pour cette raison que j’ai osé me lancer dans ce roman.
Que retirez-vous de votre voyage vers Titan ? J’ai réfléchi à notre planète en étant dans la peau de mes astronautes, c’est-à-dire en la voyant de très loin. En changeant de focale, je l’ai vue comme une globalité. C’est assez vertigineux. Cela soulève des questions presque métaphysiques, en tout cas anthropologiques. Notamment celle-ci, toute simple. J’écris en tant qu’être humain, voire en tant que citoyenne d’un pays donné, mais en fait nous sommes tous des Terriens habitant un astre extraordinaire et, au sein de l’espace, tout à fait minuscule. Une oasis dans un océan d’hostilité. D’où le vertige : comment, étant donné cette situation, les humains en viennent-ils à s’écharper comme ils le font ? Quoi qu’il en soit, cette vision globale percute tous les astronautes. Certains ont d’ailleurs du mal à s’en remettre. Tous considèrent que cette perception de la Terre est aussi une grande leçon d’écologie.
Ce qui nous protège de l’environnement hostile, c’est l’atmosphère, qui est en train d’être fragilisée... L’atmosphère est une très fine pellicule rapportée au diamètre de la Terre. Et d’une complexité dont on n’a peut-être pas mesuré toute l’ampleur, ce qui rend les prévisions climatiques compliquées. Avec une part d’imprévisibilité. Cela va bien, hélas, dans la direction envisagée, mais parfois plus vite que prévu.
Ces missions ne relèvent-elles pas néanmoins de la nécessité du capitalisme à toujours s’étendre ? La logique d’explorer l’espace pour accroître la connaissance a laissé la place à une autre logique, en l’occurrence capitaliste. L’idée est d’investir un territoire pour en exploiter les ressources et le coloniser. C’est une stratégie sur le long terme qui échappe aux grandes agences gouvernementales dès lors que les programmes spatiaux sont en partie délégués à des entrepreneurs privés. C’est aujourd’hui le cas : la Nasa en délègue à la fois la réalisation et la finalité, à SpaceX en particulier.
On risque donc de retrouver dans l’espace les mêmes rivalités, les mêmes conflits qu’on a sur la Terre... Si on a un contrôle de l’espace qui permet une extension du modèle capitaliste, ce que vous dites se produira, les mêmes causes produiront les mêmes effets. Mais mon intime conviction, c’est qu’on sous-estime l’hostilité de l’espace. On n’a pas encore eu beaucoup d’échecs - deux navettes spatiales ont quand même explosé en vol. Mais on n’est pas allé plus loin que des allers-retours sur la Lune. On voit qu’avec les deux astronautes qui sont actuellement bloqués dans la Station spatiale internationale, un grain de sable peut s’immiscer dans les rouages. Et les conséquences peuvent en être dramatiques, virer au film catastrophe. Or, le discours du New Space néglige cet aspect parce qu’il fait croire à une capacité de contrôle infinie. Elon Musk est dans la toute-puissance. Mais l’épreuve du réel se fera tôt ou tard.
Le capitalisme aurait trouvé sa puissance dominatrice ? Oui. Mais il faut aller très loin...
Dans Sister-ship, ce sont des femmes qui portent une éthique... Oui, c’est aussi pour cela que j’ai choisi de faire parler les trois femmes de l’équipage. Ce sont souvent des personnages masculins qui prennent la parole dans la SF. Dans le cas du New Space, les discours ne sont tenus que par les hommes. Ce sont des discours très virilistes. Ce qui ne signifie pas qu’aucune femme n’adhère à cette logique, puisque le patron de SpaceX est une patronne. Mais, sur le plan médiatique, le récit est porté par des hommes milliardaires et blancs. Il existe évidemment un tout autre rapport à l’espace. Les astronomes, les astrophysiciens et ceux qui partent, les astronautes, ont une immense humilité face à cet environnement. C’est pourquoi j’ai trouvé intéressant de contrebalancer la logique de domination qui règne dans le New Space par le discours des femmes de l’équipage - même si je pense que leurs coéquipiers sont absolument raccord avec elles.
Dans la langue qu’elles emploient, elles sont beaucoup plus introspectives que Lee Wang, qui, lui, s’adresse à un auditoire, il fait le « show »... Parce que les astronautes sont confrontés à une réalité que ne connaissent pas ceux qui conçoivent les programmes et restent à terre. Pour l’instant, à ma connaissance, Elon Musk n’a pas parlé d’aller dans l’espace. Il y envoie les autres. Les astronautes passent tous les jours l’épreuve du réel. Ils sont aussi totalement dépendants des machines. C’est, entre autres, un sujet que je développe dans la deuxième partie du roman : la relation que l’équipage entretient avec Milena, leur ordinateur central.
On ressent une forme de douce ironie dans votre roman à l’endroit de l’intelligence artificielle (IA) : Milena commet des erreurs, l’équipage a été sélectionné par des humains plus à même que l’IA de discerner les qualités nécessaires. L’IA vous inquiète-t-elle ? En tant qu’écrivaine je ne me sens pas directement menacée par l’usage de l’IA. Celle-ci ne fait que compiler ce qui existe. Or, comme tout art, la littérature consiste à créer une forme qui n’existe pas. Le principe générateur des IA conversationnelles repose sur la probabilité du mot suivant. Donc la singularité et l’invention n’y ont pas leur place. Mais peut-être suis-je trop optimiste. En revanche, je suis plus inquiète en ce qui concerne l’intervention de l’IA dans d’autres domaines, comme celui de la fabrique de l’information.
Christophe Kantcheff, Politis, 5 septembre 2024
Sauver la vie
Un vaisseau spatial transporte sur Titan le patrimoine génétique du vivant terrestre. Sister-ship, d’Elisabeth Filhol, belle réflexion sur la science et l’imagination.
En 2082, dans le nouveau roman d’Elisabeth Filhol, l’heure est à l’optimisme. Au Congrès international d’astronautique, le Chinois Lee Wang exhorte la communauté scientifique à saisir la chance que représente, pour la préservation du vivant, la possibilité de voyager aux confins du Système solaire. A la fin du XXIe siècle, l’espace « ne nous est pas plus hostile, dit-il, que ne l’était l’océan Indien » quand les Européens sont arrivés en Australie. Si la Terre a bel et bien connu sa sixième extinction massive, puis que les espèces ont disparu à une vitesse battant « tous les records », l’humanité a su organiser la préservation du patrimoine génétique de la faune et de la flore. « Quantité d’espèces menacées ou déjà éteintes, à l’état de graines ou de gamètes, conservées dans des cuves d’azote liquide », constituent une garantie pour l’avenir. Quoi qu’il arrive, la vie pourra retrouver ses droits. A condition que ce patrimoine soit stocké en lieu sûr, loin des catastrophes qui peuvent en provoquer la destruction sur Terre. Sur Titan, par exemple, le satellite de Saturne dont la mission Cassini-Huygens a offert les premières images le 14 janvier 2005.
Sister-ship (« vaisseau-sœur »), le quatrième roman d’Elisabeth Filhol, retrace l’histoire de cette aventure scientifique, qui voit l’humanité partir véritablement à la conquête de l’espace. Colonisant la Lune, voyageant jusqu’à Titan grâce à Milena, une intelligence artificielle (IA) d’une puissance inégalée, censée ne jamais commettre d’erreur de calcul, l’humanité répond avec enthousiasme et passion au programme énoncé par Lee Wang. En 2097, cinq astronautes rigoureusement sélectionnés se trouvent ainsi embarqués à bord de l’Olympic, pour un voyage spatial pionnier. C’est le journal de bord de trois d’entre eux, les trois femmes de la mission, que la romancière nous confie, alternant leurs réflexions et le discours pro grammatique prononcé lors Congrès international d’astronautique. Un vaisseau spatial transporte sur Titan le patrimoine génétique du vivant terrestre. Le lecteur l’apprend vite, parmi les 53 cuves stockées à bord, la présence de l’une a fait débat : alors que le projet de sauvegarde du patrimoine génétique du vivant ne devait concerner que la faune et la flore, la 53e recèle le patrimoine génétique des individus qui ont contribué financièrement à la réussite de la mission. Au risque de reproduire en milieu extraterrestre « les mêmes erreurs » que sur la planète bleue, et de disperser « notre ADN d’espèce invasive » à tout vent.
S’il se présente comme un roman d’anticipation, Sister-ship porte surtout un regard original et nuancé sur les enjeux scientifiques et éthiques les plus contemporains. D’une réflexion sur l’anthropocène aux espoirs placés dans l’IA pour résoudre la crise climatique, la plume d’Elisabeth Filhol se confronte aux ambiguïtés attachées à l’épopée scientifique. Comme dans La Centrale ou Doggerland (P.O.L, 2010 et 2019), la grande réussite de l’autrice tient à sa capacité à écrire la science. Non pour la vulgariser – même si elle y réussit merveilleusement bien – mais pour en montrer la beauté et laisser percevoir les liens qu’elle entretient avec l’imagination. Rendant sensible la façon dont la connaissance scientifique est un moteur de rêverie si puissant qu’elle en est désirable pour elle-même, et devient une fin en soi. Réduisant ainsi au silence les voix discordantes qui alertent ou s’alarment face aux voies empruntées et aux limites repoussées par les chercheurs et les entrepreneurs.
Le lecteur qui s’attendrait à lire un récit dystopique en ouvrant Sister-ship sera probablement déçu. Le roman ne relate pas les péripéties du voyage spatial, lequel se déroule sans encombre, ni les conséquences désastreuses qu’a la présence de cette 53e cuve, chargée de génome humain. II ne fait qu’en suggérer la possibilité. La fascination exercée par l’espace est telle, semble nous dire la romancière, qu’elle empêche de penser. Loin de récuser le bienfondé de l’exploration spatiale, Elisabeth Filhol en assume la puissance esthétique. Mais elle distille tout au long du texte des indices dont le lecteur est libre de s’emparer pour réfléchir aux autres chemins que l’histoire pourrait prendre. Si par exemple elle naviguait à bord du Gigantic ou du Titanic, les vais seaux jumeaux de l’Olympic. A eux trois, ces sister-ships deviennent la métaphore de la pluralité de récits qui concourent à l’histoire des sciences, si celle-ci est bien celle de l’esprit humain.
Florence Bouchy, Le Monde des livres, décembre 2024